L’arrivée de la taille du diamant à Felletin dans la dernière décennie du XIXe siècle a connu très vite un succès auprès des jeunes felletinois. Les ateliers de tapisserie étaient alors en grande difficulté, de nombreux jeunes s’apprêtaient à rejoindre les lieux de la migration felletinoise à Paris, Lyon, Chalons sur Saône... En 1889-90 Edouard Willingstorfer et Blaise Vennat créent un atelier de taille de diamants rue de la maison rouge dans un local appartenant à la femme de Vennat originaire de Felletin. En 1893 les fondateurs se séparent et Willingstorfer est installé par un diamantaire parisien, son beau frère, au moulin Combaudon du Pont Roby. Ces deux ateliers formeront près d’une quarantaine de jeunes jusqu’en 1906. L’apprentissage est rude, il faut de trois à cinq ans pour être un tailleur confirmé. Avec une compétence reconnue nos Felletinois découvrent un nouveau métier valorisant et rémunérateur mais ils ont bien des difficultés à saisir le fonctionnement et les fluctuations imprévisibles de l’activité diamantaire. Un petit groupe se détache des maîtres d’apprentissage et cherche à prendre son indépendance pour négocier directement avec les diamantaires parisiens, anversois, sanclaudiens ou d’ailleurs. Au cours de contacts ou de stages à Saint Claude (Jura) où se sont fondées les premières coopératives diamantaires ils ont eu connaissance du statut particulier des coopératives ouvrières. Dès novembre 1906 cinq ou six d’entre eux déposent un projet de statut de Coopérative ouvrière des diamantaires de Felletin avec son siège à la fabrique rouge où ils ont ouvert un atelier. C’est seulement en 1912 après six ans entrecoupés d’embrouilles et de conflits qu’avec l’appui de la Chambre consultative des associations ouvrières de production de Paris ils parviennent à tenir l’assemblée constitutive de la coopérative; ils sont alors 16 adhérents. Dans le même temps la coopérative achète les ruines du moulin Combaudon et construit en un temps record un atelier moderne avec 52 moulins ou postes de travail.
Au début de la deuxième décennie du siècle, l’activité diamantaire est au zénith à Felletin. Les jeunes se bousculent pour entrer en apprentissage dans les différents ateliers. De leur côté les édiles municipaux prennent conscience de l’importance du développement de cette nouvelle activité dans la vie économique de la commune. Avec l’appui du Ministère de l’instruction publique ils projettent la création d’une Ecole Pratique d’Industrie (EPI). Dans leur argumentaire ils avancent le chiffre d’une centaine de diamantaires à Felletin. Aussi proposent-ils la création de trois sections de formation professionnelle pour cette EPI : le bâtiment et travaux publics, la tapisserie et la taille des pierres précieuses. Le ministère de l’instruction publique donne le feu vert en 1910 et l’EPI ouvre ses portes en octobre 1911.
L’euphorie sera de courte durée. La guerre disperse les travailleurs sur les champs de bataille. A la reprise économique en 1921, on recense six ou sept ateliers dont la coopérative ouvrière. Le bâtiment de l’EPI pour les diamantaires est construit mais le Secrétaire d’Etat à l’instruction publique en 1922 annonce au maire de Felletin que l’EPI devient l’école des métiers du bâtiment (EMB). Les deux autres sections sont supprimées. La tapisserie pour ne pas concurrencer l’établissement public créé à Aubusson. La taille des pierres précieuses parce qu’aucune entreprise locale ou nationale ne s’est engagée à fournir les investissements technologiques nécessaires à son fonctionnement. Les diamantaires sont prévenus, Felletin ne peut prétendre devenir un pôle de formation à la taille du diamant. Il leur faut s’en remettre à Saint Claude ou Paris.
A cette première frustration viennent se greffer de nombreux dysfonctionnements au sein de la Coopérative. En premier lieu dans sa gestion financière qui lui vaudront les réprimandes de l’administration. Mais plus largement demeure une énigme sur le degré de compréhension et d’engagement militant des coopérateurs felletinois. Pour l’élaboration de leurs statuts ils ont pourtant été aux meilleures sources. En leur fournissant des modèles de statut la Chambre consultative des associations ouvrières de production les a orientés vers la veine coopérative et socialiste de Saint Claude où sont nées les premières coopératives diamantaires à la fin du XIXe siècle. En Limousin, la ville de Limoges au début du siècle est travaillée par le socialisme de Pierre Leroux et détient le record du plus grand nombre de coopératives de production après la région parisienne. Quels ont été les liens des Felletinois avec leurs aînés en coopération de Boussac ou de Limoges ? En Creuse aussi le terreau socialiste et coopératif a de solides racines, à l’exception toutefois de la Combraille. De même que la sensibilité sociale et politique de la ville de Felletin ne se prêtait guère aux idées socialistes. Les apprentis coopérateurs ne pouvaient pas compter sur la culture politique de leur environnement pour se forger des consciences coopératives militantes. D’autant plus que dans l’exercice du métier le rapport établi entre le donneur d’ordre diamantaire et l’ouvrier tailleur relève de la relation et de la performance individuelles. Tant et si bien qu’au fil du temps l’atelier moderne du moulin Combaudon devient un outil de service mis à la disposition de nombreux tailleurs coopérateurs ou non travaillant à façon pour des négociants et industriels du diamant. Quand arrivent les années difficiles après 1930, se référant à la tradition des lissiers travailleurs indépendants dont ils sont les héritiers, plusieurs sollicitent le statut d’artisan et parmi eux on retrouve trois anciens fondés de pouvoir de la coopérative ouvrière.
La clé de tous ces actes manqués à l’idéal coopératif comme à l’espoir d’un avenir professionnel pour une génération ne se trouve pas à Felletin. Depuis plus d’un siècle l’activité diamantaire est totalement verrouillée par le capitalisme financier. Un monopole établi sur le mythe et la légende de la rareté pour perpétuer, hier comme aujourd’hui à l’échelle planétaire, la violence de son hégémonie financière sur les travailleurs de l’exploitation et de la transformation des matières précieuses.
Alain Carof
Pour plus de détails voir La mémoire de la taille du diamant à Felletin, dans Mémoires de la Société des Sciences de la Creuse, 2007, pp. 143-174.