“On met un pognon dingue dans les minima sociaux et les gens sont quand même pauvres“ Emmanuel Macron, juin 2018
“Travail, famille, pâtes, riz“. Anonyme du 21ème siècle
Aucun Etat au cours de l’histoire n’a pu sérieusement prétendre qu'il levait l'impôt au nom d'une légitimité qui ne soit pas elle-même hautement discutable. Mais l'Etat français d'aujourd'hui, alors qu’il s’avoue dans l'incapacité de faire payer les GAFA et autres hyper-puissances financières, ne s’embarrasse pas de phrases, serait-ce de pure forme, quand il s’agit de justifier et d’encaisser l'impôt. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'un tel Etat, qui pèse désormais si peu dans la marche des événements, se trouve en mauvaise posture quand il voudrait continuer, tranquillement, à taxer sa population captive et compenser sur le dos des plus faibles les pertes abyssales qu’il subit par ailleurs.
S’il y a un mérite qu'il faut concéder à l'extravagant locataire de l'Elysée, c’est d’avoir, à force d'impudence, récolté ce à quoi tous ses prédécesseurs avaient bon an mal an su échapper. Macron-le-Petit, comme l’aurait nommé Victor Hugo, le nain qui se prend pour Jupiter, le “puceau de la pensée“ dit Emmanuel Todd, est parvenu en un temps record à concentrer assez de griefs sur sa personne, au point de jeter dans la rue - hormis bien sûr sa propre classe sociale - la seule frange de population qui n’y allait jamais. Celle-là même qui semblait tout pouvoir subir sans jamais réagir, les “invisibles“, l’inoffensive “majorité silencieuse“ bâillonnée par les dettes et l’emploi devenu rare, celle que personne ne pensait voir se soulever un jour.
Quatre mois se sont écoulés depuis qu’entre les murs de l'Elysée, le jaune commença à hanter les cauchemars du président et de ses conseillers. Quatre mois que l’establishment de politiques et de journalistes employés à mettre en scène l’adhésion résignée des foules, se mit à afficher des airs de sauve-qui-peut, tentant d'échapper à l'évidence de ce qu'il tenait pour impensable. Qui ne se souvient des sorties hystériques de tel flic syndicaliste, de tel ancien ministre, de telle vedette du showbiz qui perdant leur sang froid appelaient à faire donner l'armée, à tirer dans le tas. Lesquels, estimant le gros de l’assaut passé, pensant avoir retrouvé l’initiative, se mirent à rivaliser de petites calomnies et de coups bas. La basse vengeance est l’apanage des gens de pouvoir qui, après s'être sentis perdus, peuvent se croire tirés d’affaire.
Ce qui s’annonce comme une simple protestation contre la taxe de trop, tourne à l'insurrection. Le racket sur le carburant est d’autant plus insupportable qu’il s’autorise de l’urgence écologique.
L'événement déroute ; il fait tâche dans le paysage idéologique ordinaire. Dans quelle case le ranger ? Facho, pas facho ? Dans le petit monde militant, on hésite, on fait les blasés. Risquer par imprudence d’apporter sa bénédiction à la 'bête immonde' ? On choisit l’anathème, on dénigre. A tout hasard, on lance 'poujadisme !', 'populisme !', 'complotisme !' et autres 'racisme', 'antisémitisme', 'homophobie', etc. ; inoxydables 'valeurs' de la bien-pensance libérale. Les écolos sont furieux à l'idée que le gouvernement pourrait céder devant des brutes diésélistes. Après tout la “taxe carbone“, c’est quand même leur grande idée. Les centrales syndicales - à l'exception de Sud-Solidaire - préfèrent jouer “la grande muette“, oublient pour l’occasion des décennies de gesticulations rituelles en faveur du sacro-saint “pouvoir d'achat“.
Un tsunami de mécontents déferle sur les ronds-points, investit les villes moyennes, monte chaque samedi sur Paris. De mémoire de Parisiens, c’est du jamais-vu. Voilà que les émeutiers passent leurs nerfs sur les beaux quartiers ! Une fois n’est pas coutume, les nantis de la rive droite se voient noyés dans les gaz de leur propre police.
Dans l'histoire, on cherche en vain l'équivalent. Ce qui sonne d’abord comme une jacquerie, prend vite des airs de 89. Les outrages ça suffit ! Comme dans les manuels d'histoire, le petit peuple se met à rêver de “révolution“. Il entend laver l'offense : “Macron démission !“. Il veut la tête du golden-boy. Les ronds-points s'ornent de cercueils à l'effigie de ce chouchou des tabloïdes, de la banque et du CAC40. Chez les gouvernants, on sait la situation critique. Au plus fort de l'assaut, l'intégrité de l'édifice ne repose plus que sur la police. Et comme c’est rarement le cas, les forces de police se trouvent confrontées sociologiquement à des semblables : le beau-frère, le cousin, les voisins, leurs propres enfants, et même leur propre épouse comme le souligne un syndicat de police plutôt minoritaire. Pendant les trois, quatre premières semaines, l'issue restera incertaine.
D’instinct, les gilets jaunes se tiennent à grande distance des partis et syndicats, auxquels ils empruntent toutefois un certain style revendicatif. Les partis dits 'antisystèmes', habitués à surfer sur le mécontentement populaire et le ressentiment envers les nantis, peinent à prendre pied dans la place. Les gilets s’obstinent à mettre tous les appareils politiques dans le même sac, ils récusent toute forme de représentation. On se voudrait 'apolitique', égalitaire, cultivant l’horizontalité avec un formalisme quasi-dogmatique. La moindre velléité d’organisation partisane, les prétentions au moindre leadership, sont immédiatement étouffées dans l’œuf. Même s’il est évident que les réseaux sociaux reviennent à fabriquer des leaders de fait ; les “figures“ du mouvement, adoubées à coup de “like“ et de “followers“.
De même que l'on vomit la politique, on maudit les médias et leurs journalistes, qui éprouvent le plus grand mal à se faire accepter sur le terrain. Une situation qui poussera l’éditorialiste du Monde, dans un accès de panique et de confusion mentale, à titrer l’une de ses chroniques “Crise sociale : halte au lynchage“, cautionnant par avance sur le mode 'la démocratie en péril !', la liquidation brutale du mouvement.
Tandis que le milieu politico-médiatico-culturel s'apprête à célébrer par quelque cérémonie creuse le cinquantième anniversaire de 1968, la France redevient le théâtre d’un soulèvement social qui, enfin, mérite sans discussion le qualificatif de sauvage. On n’avait rien connu de tel depuis un demi-siècle : un mouvement maître de sa temporalité, qui ne cherche pas à se greffer sur un calendrier syndical, qui s'avère habile à économiser ses forces, à s'organiser pour durer ; bref, tout ce que ne sait pas faire l’activisme militant.
Parmi ces militants de toujours - évidemment revêtus du gilet ! - certains n'ont pas manqué de lancer un de leurs appels rituels à la “grève générale illimitée“. Ceux-là peinent à réaliser qu’un capitalisme des transactions a supplanté le vieux capitalisme industriel. Que serait la portée d'une telle grève si elle devait avoir lieu ? Eviter de s'égarer dans une grève condamnée à échouer pour y laisser le peu d'argent qu'on n'a plus, c'est à l'évidence faire preuve d'une clairvoyance stratégique élémentaire.
Un autre trait de génie à faire mourir d’envie une armée de “communicants“, c’est d’avoir choisi le gilet comme emblème du mouvement. Un symbole échappant à toute connotation politique, un banal vêtement pour les situations de détresse, terriblement voyant et obligatoire dans chaque véhicule.
Il n’est pas besoin d’avoir été scénariste à la Metro-Goldwyn-Meyer pour imaginer l’affolement qui s’empara de l'état major présidentiel à partir du 1er décembre. Durant les trois premières semaines, les gilets jaunes ont eu partout l’initiative, le choix des lieux et des modes d’action. Les plus grosses pointures en gestion des crises, les cadors de la stratégie contre-insurrectionnelle, accourent des quatre coins du monde pour offrir leurs services aux collègues malmenés.
Par un renversement sémantique dont les journalistes sont coutumiers, ce qui à longueur de temps est qualifié de “crise des gilets jaunes“ est évidemment une crise de l’Etat. Qui parvient à prétendre que cette monstruosité impériale qu’est l’Arc de Triomphe, est un emblème immuable des “valeurs républicaines“, peut soutenir avec le même cynisme que l’antisionisme revient à s’en prendre indistinctement à l’ensemble des juifs. La guerre sociale est une guerre sémantique, autant qu’une guerre de terrain.
Entre le 1er et le 8 décembre, le ministre de l'intérieur annonce que des énergumènes vont monter sur Paris “dans l'intention de tuer“ ; ce faisant, il couvre par avance, tout en les encourageant, les bavures de la police. Chaque semaine apporte son lot d’interpellations et surtout de mutilations délibérées infligées de préférence à des manifestants inoffensifs.
De sorte que semaine après semaine, le mouvement se voit poussé sur la défensive. L'emblème du gilet devient un talon d’Achille. N’importe qui peut l’endosser, lui faire dire ou faire n'importe quoi : flics, mouchards, provocateurs, récupérateurs et manipulateurs en tous genres. Inlassablement, les manifestants dits “légitimes“ sont invités à se démarquer des “casseurs“, les voilà à présent qui protestent de leur “pacifisme“. Ce qui au départ est une explosion de colère, se voit pressé de formuler des “revendications“, invité à regagner les clous du “dialogue social“ ; et des “citoyens“ irréprochables finissent par pleurnicher sur la “surdité du gouvernement“.
On entend couramment la thèse selon laquelle le phénomène des “gilets jaunes“ serait un produit des “réseaux sociaux“, une chimère communautaire sortie du cyber-monde. Soit ! Dans ce cas, il faudra aussi leur reconnaître une capacité remarquable à passer du virtuel dans le réel ; quand, par exemple, sur les ronds-points, ils font l'expérience d'affinités collectives on ne peut plus concrètes.
Réalités locales obligent, il n’est pas possible de conclure sans dire quelques mots du Plateau. Il aura fallu attendre la première semaine de décembre pour que se manifeste un début d'intérêt pour les gilets, suivi un peu plus tard de cet amer constat : entre les sophistications du milieu local et les gilets, la mayonnaise a du mal à prendre. Dans d'autres régions, on fait la même observation. L’attention portée avec tant d’insistance sur les singularités locales, réelles ou supposées, au prix d’accommodements qu'il est préférable d’ignorer, dégénère en myopie politique.
Mais question marketing territorial le pire est à venir, on va changer d'échelle. Les geeks de “L'affaire du siècle“, armés de deux millions de followers ont jeté leur dévolu sur Pigerolles. La “défense du climat“ certes, mais façon blokbuster :
“Ces derniers jours, le bruit courait en Creuse que se préparait "un nouveau Larzac 2003". C'est-à-dire un "meeting-fiesta" avec une jauge à 200.000 personnes. ( ) À la ferme Émergence Bio de Pigerolles, Jouany Chatoux confirme la rumeur, avant de la tempérer ( ). L'agriculteur de Pigerolles se sent prêt à accueillir sur sa ferme “l'un de ces événements, pouvant rassembler de 50.000 à 60.000 personnes“. (La Montagne du 11 fév. 2019)
Pourquoi les start-up du bio-climat, les promoteurs de méga-teufs citoyennes, la joueraient-ils petits-bras ?
Zig et Puce