La Creuse, on connaît, un peu. L'histoire de ses plâtriers et de ses maçons surtout ; montés à Paris sous l'Empire, pour y rejoindre l'avant-garde ouvrière en formation. On sait leur rôle dans la transformation haussmanienne qui emploie cette classe laborieuse pour rendre Paris moins dangereux. On se souvient de Martin Nadaud et de ses amis creusois qui se rebiffent avec les communards. Certains entretiennent encore la mémoire de ceux qui eurent à en payer le prix fort et finirent dans les fosses communes parisiennes. La Creuse contemporaine reste marquée par cette tradition d'émigration. Et les froides définitions académiques puisées dans les encyclopédies courantes ne contribuent pas à inverser notre perception de cette contrée. "Important déficit de population", "vieillissement démographique sensible", "exode rural", "faiblesse de la vie urbaine et industrielle", autant de stigmates qui amplifient la résonance d'un département qui "sonne creux". Au point de pousser certains élus à tenter de rebaptiser le département pour balayer l'homonymie malheureuse. Heureusement, il y a Aubusson. La Mecque de la tapisserie du même nom. Le point de départ de cette histoire. C'est là, que pour la première fois, au détour d'une conversation avec un enseignant du Lycée professionnel Jean Jaurès, j'ai entendu parler des mahorais. Ce n'est que quelques mois plus tard que je les ai rencontrés.
À l'instar de son statut actuel de Collectivité Départementale (après celui de Collectivité Territoriale jusqu'en 2000), Mayotte est dotée d'une histoire coloniale peu banale. De 1946 à 1975, Mayotte n'est qu'une île parmi les quatre de l'archipel (avec la Grande Comore, Anjouan et Mohéli) formant le Territoire d'Outre-Mer des Comores, un ensemble géographique doublé d'une communauté de langue, de culture et de religion. Bien que tardifs, les vents de la décolonisation atteignent l'archipel vers la fin des années 70, et le 22 décembre 1975, 95 % de ses habitants votent en faveur de l'indépendance. Toutefois, sur un amendement du Sénat contredisant le vote de l'Assemble Nationale de la veille, la France avait prévu un décompte île par île, d'où il ressort que 64 % des mahorais se prononcent pour le maintien de l'île au sein de la République Française. Les allégations d'expulsion de plusieurs milliers d'indépendantistes vers les autres îles de l'archipel ; le mépris du droit international qui prévoit que les territoires accédant à l'indépendance conservent les frontières qu'ils avaient sous le statut colonial ; les condamnations régulières par l'OUA et l'ONU ; les risques de déstabilisation politique et économique que fait peser la présence française sur l'avenir de l'Etat comorien ; rien n'altérera le destin français de l'île de Mayotte, qui, à la faveur d'un processus progressif de départementalisation, va s'ancrer toujours davantage à la Métropole.
La plupart des jeunes mahorais, que j'ai été amené à rencontrer en Creuse, sont nés après l'indépendance Comorienne. Comme tant de jeunes du monde occidental, ils n'ont que peu de prise sur leur passé, et un sentiment non exprimé de perte de leur histoire. Il serait donc un peu malhonnête de ma part, et probablement tout aussi improductif, de leur proposer d'avancer sur un terrain aussi manifestement miné et politiquement biaisé, d'une Mayotte emmaillotée par un tuteur abusif quoique financièrement généreux.
Ces jeunes mahorais sont pourtant bien issus d'un pays, dont l'environnement culturel, social et politique ne semble pas être tout à fait en phase avec ses ambitions départementalistes. Un quart de siècle après le rattachement de Mayotte à la France, quelques chiffres suffisent à mesurer l'ampleur du décalage qui attend les mahorais à leur descente en gare routière d'Aubusson. À Mayotte aujourd'hui, plus de 60 % de la population a moins de 20 ans, 41 % de la population active est au chômage et les trois-quarts de la population ne parlent pas la langue officielle : le français. C'est accessoirement le territoire français où l'on compte le plus de reconduites à la frontière : environ 7000 comoriens (sur une population de 160 000 personnes), attirés par l'argent de la Métropole, refoulés chaque année.
Les mahorais qui déposent des dossiers d'inscription pour des séjours d'étude ne possèdent que très peu de renseignements sur les affectations proposées. Hormis l'option de la filière professionnelle, les choix sont généralement limités par les impératifs de disponibilité. Toutefois, les échos des pionniers, des "éclaireurs" mahorais, installés ou rapatriés, suffisent parfois à placer tel ou tel établissement en tête de leurs préférences.
Pour Mouhamadi, élève de première au Lycée Jean-Jaurès d'Aubusson, "un copain de mon village de Choungi m'avait envoyé une carte de France. Il disait qu'au Foyer des jeunes Travailleurs d'Aubusson, c'était tranquille". Timide mais souriant, Mouhamadi a donc entrepris de rejoindre la petite centaine de mahorais échoués dans la Creuse, et de venir s'installer au sein de la rassurante communauté mahoraise du FJT d'Aubusson (15 jeunes). Après le départ de l'aéroport de Pamandzi, la route d'Aubusson passe inévitablement par Paris, où un comité d'accueil de la DASU (direction des Affaires Sociales et universitaires) est chargé d'acheminer les jeunes vers les diverses gares de transit. Ce jour d'octobre, Mouhammadi et deux autres destinataires creusois sont déposés à la gare d'Austerlitz. "On nous a mis dans un train, et on nous a dit qu'il fallait descendre à Limoges. De là, il fallait qu'on prenne un bus jusqu'à Aubusson. Pour ne pas rater la station, on nous avait donné l'heure d'arrivée à Limoges. Nous n'avions qu'une montre pour trois, et on avait tellement peur de rater la gare, qu'on a pratiquement rien vu du paysage. On regardait tous la montre. Finalement, c'est le contrôleur qui nous a dit de descendre". Mouhammadi et ses amis trouvent, sans trop de problèmes, le car qui doit les emmener à Aubusson. Mais à l'arrivée, personne n'est là pour les accueillir. "On nous a dit qu'il y aurait quelqu'un pour nous emmener au Foyer. On n'avait pas d'adresse, juste le nom de l'école. Alors on a marché tout droit en se disant que ça devait être par là. Le destin nous a guidé, on est passé devant le lycée, et ils nous ont ensuite accompagné au foyer."
Débarquée par le même convoi, Rabianti, 22 ans, se souvient de ses premières impressions. "Il faisait très froid et j'avais les mêmes habits qu'à Mayotte. En plus ici, le temps il change comme le vent, c'est-à-dire tout le temps". Le rude hiver continental commence en effet à se faire sentir, d'autant plus qu'en raison du décalage de l'année scolaire mahoraise, les arrivées s'échelonnent jusqu'à début novembre. Le froid est l'ennemi majeur de tous les mahorais rencontrés. À tel point que la brochure d'accueil distribuée à l'arrivée par la DASU, pourtant essentiellement truffée d'obligations administratives, (dossiers, inscription, assurance…) apporte ce petit message de réconfort psychique "Vous serez parfois découragés, surtout en hiver quand le soleil vous manquera et que Mayotte vous semblera bien loin. C'est normal : tous passent par là, ce n'est que passager. Accrochez-vous et ne pensez pas tout de suite rentrer à Mayotte! L’enjeu en vaut la peine : votre avenir mérite bien cet effort."
Pour s'accrocher, il faut s'habiller. Et en dépit du petit conseil de gestion distribué par le DASU - "Ne dépensez pas votre argent à la va vite. Achetez d'abord le plus urgent." - pour Rabianti, comme pour nombre d'autres dans son cas, une grande partie des 3000 francs "d'indemnité unique d'habillement" est dépensée dès la première semaine d'arrivée.
Il faut bien dire que les mahorais ne sont généralement pas préparés aux défis de la gestion financière ni aux sirènes de la consommation à crédit. À 20 ou 25 ans (à cause de l'entrée tardive dans le système scolaire mahorais), ils n'ont pratiquement jamais mis les pieds dans un établissement bancaire et ont peu d'expérience des échanges monétaires. "A Mayotte, on avait pas vraiment besoin d'argent. On paye jamais de loyer. Quand on veut quitter sa famille, on peut toujours s'installer dans une Banga (cabane construite par la communauté pour préparer les jeunes adultes à une vie indépendante). On n’a pas besoin d'assurance, et les visites médicales et les médicaments sont gratuits." On comprend mieux pourquoi la grande majorité d'entre eux éprouve des difficultés à gérer leur budget mensuel de 2500 francs, censé couvrir l'ensemble de leurs dépenses, loyers et repas compris.
Avec ses trois années d'ancienneté, Dini est un vétéran. Sportif et avenant, il voudrait donner l'impression d'avoir réussi à maîtriser son intégration. Téléphone portable en main, il avoue avoir "un certain nombre de crédits sur le dos". Mais depuis qu'il a trouvé un emploi à mi-temps comme magasinier chez Casino, il a pu quitter le foyer pour se trouver un appartement, près du centre d'Aubusson. "Confortable mais petit" dit-il, surtout depuis que deux autres Mahorais se sont installés avec lui. Mohammedi aussi a trouvé du travail, ou plutôt, un stage de vente chez un caviste. Pourtant, il n'aime pas en parler. "Je n'ai pas vraiment eu le choix, alors j'ai accepté ce qu'on m'a donné. Le patron est sympa." Mohammedi, comme plus de 90 % des mahorais, est musulman. Et il n'est ni fier, ni particulièrement à l'aise, de devoir vendre des bouteilles de vin.
Pour la majorité des mahorais, le cadre de vie, c'est le foyer. Plus économique avec moins de démarches administratives et de charges. Loin d'être une contrainte, la vie communautaire est vécue comme une fragile extension du tissu social d'origine. Pas une chambre qui n'arbore fièrement une carte murale de Mayotte. "C'est la première chose qu'on accroche. Moi, j'y ai rajouté mon village de Miha à la main, parce que c'était pas marqué". Les repas, préparés collectivement, sont toujours l'occasion de réunions de chambrée. Ceci ne cadre pas toujours avec les règlements intérieurs des foyers qui interdisent normalement de cuisiner dans les chambres. Il est vrai que les mahorais ne se sont pas laissés convaincre par les délices de la gastronomie française ni les spécialités du terroir. Qu'il s'agisse des cantines scolaires ou des repas servis par les cuisines du foyer, aucun mahorais ne s'y aventure. "On n'aime pas du tout vos plats" dit Koutou, "On préfère faire la cuisine nous-mêmes. En plus, ça nous revient moins cher ; Le problème c'est de trouver les produits. Les week-ends, certains vont faire des courses au magasin de produits exotiques à Guéret. Parfois, des amis amènent des produits de Limoges". Koutou, élève à l'école des Métiers du bâtiment de Felletin, s'est investi dans l'organisation d'une soirée mahoraise destinée notamment à faire découvrir aux creusois, les plats les plus typiques de l'ïle de Mayotte. "A part les mahorais on était pas très nombreux ; surtout des profs et des gens de la mairie. Mais ils ont tous trouvé ça très bon." Depuis la rentrée scolaire de 1997, le lycée professionnel d'Aubusson accueille un contingent annuel d'une trentaine de mahorais, habitants de l'île de Mayotte. Patrick Watkins, politologue de formation, vient de réaliser un film en suivant le parcours d'un groupe de jeunes mahorais au cours d'une année scolaire, depuis leur arrivée sur le territoire français jusqu'à leur installation dans l'univers inconnu que représente pour eux l'environnement creusois. Pour IPNS, il présente ces jeunes "français venus d'ailleurs" que, même à Aubusson, beaucoup ne connaissent pas
Enhardie par le petit bénéfice engrangé au cours de cette soirée, la communauté mahoraise s'est lancée dans un autre projet culturel, avec un peu moins de réussite : la course de pneu. Là, les jeunes se sont retrouvés tous seuls à cavaler le long de leurs boyaux avec leurs petits bâtons. Quelques spectateurs, tout de même, visiblement surpris par cette compétition. Des clichés également, publiés dans La Montagne sous le titre "Insolite".
Néanmoins, s'il est un terrain d'intégration particulièrement réussi, c'est bien le sport le plus universel : le football. Les équipes de troisième division venant affronter le club creusois de Peyrat-la-Nonière (500 habitants) sont parfois surpris par la composition des joueurs, mahorais à 50%. Mauvaise surprise pour eux, la plupart du temps, puisque les originaires de Mayotte sont reconnus par les entraîneurs creusois, comme de redoutables footballeurs. "Ils savent qu'on aime bien le foot, alors ils viennent nous chercher dans les foyers.", raconte Dini qui a évolué à travers plusieurs clubs du coin, avant de se poser à Peyrat-La-Nonière.
Pour le reste, l'intégration à la population "pose problème depuis quelques années" comme le souligne un récent article de La Montagne. Selon le Proviseur du Lycée Jean- Jaurès, "l'effet pervers de l'accroissement de leur nombre se joue dans le fait qu'ils pratiquent alors un repli communautaire". Derrière ses tresses rasta, Toulaibi, 23 ans, s'inquiète de l'opinion des gens, et s'insurge contre cette vision négative. "On n'a jamais eu de problèmes avec les gens. C'est vrai qu'ils ne nous connaissent pas trop. Bien sûr, quand on est en groupe, les gens nous remarquent plus, mais c'est tout". Ma première vision furtive de ces mahorais doit être partagée par bon nombre de Creusois : des petites bandes d'individus habillés de couleurs vives, traversant discrètement les carrefours avant de disparaître au coin de la rue.
Nul besoin de filtrer le "télé-trottoir" pour illustrer cette impression. Les Aubussonais rencontrés n'ont que des compliments à exprimer à leur égard, même si la discrétion demeure la qualité la plus invoquée. La majorité des sondés n'ont aucune impression particulière, nombre d'entre eux prétendent même ne les avoir jamais vus ni croisés en ville. Pourtant, et malgré sa sobriété, la communauté mahoraise, tout de même constituée d'"afro-français" pour utiliser un équivalent linguistique américain, est loin d'être invisible, surtout dans le petit centre ville d'Aubusson où sont installés le Foyer et le Lycée. C'est en expliquant l'origine géographique de ces jeunes aux sondés, que la persistance de leur ignorance affichée m'a semblé soudainement un peu suspecte. En y réfléchissant à posteriori, une explication m'est apparue. Le dénominateur commun des Mahorais, en particulier pour tous ceux qui ne les connaissent absolument pas, est la couleur noire de leur peau. Et peut-être est-il un peu délicat et malaisé de n'exprimer que ce point de référence à l'autre : "Ah oui ! Vous parlez des bandes de noirs qui se baladent dans la rue !" Pour les mahorais eux-mêmes, cette histoire de couleur n'est pas simple, comme en témoigne certaines formulations identitaires paradoxales. Interrogés sur leur sentiment national, tous affirment avec force leur conviction d'être des français à part entière. Toutefois, au détour de conversations non-directives, les mêmes utilisent clairement le terme français pour désigner les autres, qu'il s'agisse de déscriptions de leur environnement d'origine ou d'anecdotes sur leur vie en Métropole. Quelques minutes à peine après avoir déclaré son identité française, Koutou, comme d'autres, parle "des français"qui habitent les résidences pavillonnaires de la capitale mahoraise", des "français" venus goûter les spécialités culinaires de l'île lors de la soirée organisée à la mairie d'Aubusson. Lorsque je me risque à relever cette apparente contradiction, Koutou m'avoue en rigolant que dans ce contexte, "les français" c'est les "m'zoungho", les blancs.
Abdallah Ridoï, est un vétéran de la première vague. Tresses rasta et look branché, il est le premier mahorais d'Aubusson, et même l'un des tout premiers de la Creuse à avoir choisi de transformer son séjour d'étude en immigration définitive. Avec ses 6 années d'ancienneté, Abdallah, 27 ans, désormais installé comme électricien, fait un peu figure d'ancien et même, auprès des mahorais scolarisés, de grand frère. Non pas que le parcours d'Abdallah puisse inspirer une quelconque exemplarité sur le plan scolaire. En effet, comme près de 70% des boursiers mahorais, Abdallah n'a pas réussi à décrocher son diplôme. Mais il incarne toutefois la réussite professionnelle, et la possibilité d'une "intégration réussie", matérialisée par son indépendance économique et son autonomie personnelle. Si Abdallah fait figure d'exception auprès de ses camarades qui aspirent tous, officiellement tout du moins, au retour à Mayotte, il pourrait également faire figure de précurseur d'un mouvement migratoire plus durable vers la métropole. En attendant, Abdallah est au cœur de tous les réseaux mahorais, la figure de proue des activités associatives et l'invité permanent de toutes les réunions de chambrée.
C'est dans le cadre architectural très austère et impersonnel du Lycée Jean-Jaurès qu'un bon contingent de mahorais passe, calendrier et emploi du temps scolaire obligent, le plus clair de leur temps. De 8 heures du matin jusqu'à parfois 18 heures, ces élèves, que tous les enseignants s'accordent à trouver généralement sympathiques, studieux et appliqués, suivent les cours d'enseignement général, technique et professionnel. Généralement répartis à trois ou quatre par classe, les mahorais ont concrètement "beaucoup de mal" de l'aveu des enseignants dépités par le très faible taux de réussite aux examens. Nombre d'explications viennent rationaliser la cause du handicap scolaire dont ils sont victimes : entrées scolaires tardives (octobre ou novembre) à cause du décalage administratif ; grosses lacunes en français (qui demeure pour tous une langue étrangère exclusivement employée dans le cadre restreint de l'école), multiples difficultés d'adaptation et de compréhension liées au déphasage culturel, etc.…
Pour Chahidatti, qui vient de démarrer une classe de première "force de vente", "au début surtout, c'est très dur pour nous. Les profs sont gentils avec nous, mais les programmes sont difficiles". Certains enseignants se trouvent d'ailleurs tout aussi démunis que les mahorais dans leurs tentatives de faire passer leur pédagogie à ces élèves. M. Daniel, professeur principal de Chahidatti, avoue que "lorsqu'on étudie un texte en commun, on est parfois surpris de constater les résultats. J'ai remarqué en dehors des simples problèmes de compréhension, de vocabulaire, etc., que les mahorais ont une lecture très spéciale et souvent originale des documents pédagogiques. Le problème, c'est que si je ne saisis pas toujours leur raisonnement, les examinateurs eux, ne se soucient que des résultats." Mlle Hernandez, le professeur de dessin, est moins soumise à ce système de compétition, de réussite et de grilles d'annotation standardisées. Pourtant, elle aussi s'avoue un peu désemparée devant certains des travaux libres effectués par les mahorais. "On dit que l'art ne connaît pas de frontières mais en regardant leurs dessins qui ressemblent parfois à des choses non-figuratives et probablement chargées de symboles, je me suis rendu compte à quel point j'étais culturellement larguée pour communiquer avec eux. Je me dis que pour eux, ça doit être pareil, ou pire".
Conscients de l'enjeu, Mlle Hernandez et un petit groupe d'enseignants ont mis sur pied un réseau de soutien, non seulement scolaire mais également social. Outre les cours de rattrapage et de soutien dispensés deux fois par semaine dans le cadre du foyer de jeunes travailleurs, ce petit groupe d'enseignants propose également des activités permettant aux mahorais de partager leurs spécificités culturelles propres. Pour l'instant, deux groupes se sont formés, l'un chargé de préparer une exposition et l'autre investi de l'organisation d'un repas. Certains évoquent même le projet d'un éventuel jumelage avec une école de l'île. Des enseignants n'ont d'ailleurs pas attendu la concrétisation d'un échange scolaire pour faire le déplacement. Que ce soit par volonté d'approfondir ces premiers contacts, par curiosité ou plus prosaïquement par attrait matériel pour un cadre naturel alliant paysages paradisiaques et avantages financiers, près d'une dizaine d'enseignants de la Creuse sont ou ont été nommés sur l'île. M. Daniel lui-même m'avoue avoir postulé mais qu'il n'était "pas très optimiste car c'était une destination très demandée parmi le corps enseignant."
Ce n'est en tout cas pas le cas de l'assistante sociale, Mme Leclerc, autre interlocuteur privilégié des élèves mahorais. Lors de ma première visite, j'ai pu apercevoir, dissimulé sous des piles de dossiers, un livre intitulé "Mayotte, coutumes et vie quotidienne". Elle ne se vante pas pour autant d'être quasiment la seule à avoir effectué une telle démarche d'apprentissage de la vie mahoraise. "Comprendre ces gens, dit-elle, sans rien savoir de leur environnement culturel et social m'est vite apparue complètement insurmontable". Il faut dire que l'assistante sociale se trouve en première ligne des doléances matérielles, scolaires et parfois même affectives, que viennent exprimer de manière très personnelle, les jeunes mahorais et mahoraises. "Impossible de penser et de réagir de la même manière avec des filles élevées dans un milieu où la polygamie est la règle. Les filles se libèrent certainement un peu, mais en matière de sexualité je ne savais pas trop ou je mettais les pieds."
Pour la toute nouvelle infirmière, l'apprentissage a été brutal. "Dès la première semaine de classe, on m'a envoyé une fille qui alternait les phases catatoniques et les crises d'hystérie : elle entrait en transe. Ce sont les élèves mahorais qui m'ont expliqué qu'elle était"envoûtée" et que c'était relativement fréquent chez les filles." Avertis par le lycée, les responsables du Bureau des affaires sociales et universitaires ont rapidement organisé son rapatriement, une procédure engagée pour une dizaine de cas par an, selon M. El Kabir. Abdallah quant-à lui, me confie que tout découle du fait que "des gens à Mayotte ne voulaient pas que la personne parte ; Dès qu'elle rentrera, il n’y aura plus de problème." La mine grave, Abdallah ne m'en dira pas plus, ou peut-être plus tard "quand on se connaîtra mieux".
Ça tombe bien, puisque se connaître mieux, c'est l'idée de départ de mon film.