En novembre 2011 la nouvelle principale du collège de Felletin a présenté à son conseil d’administration ses nouveaux projets pour la rentrée 2012. Parmi ceux-ci, la création dans son établissement d’une classe de 3ème de « défense et de sécurité globales ». Profitant de la proximité du camp militaire de la Courtine elle imaginait “un partenariat pluriannuel avec une unité militaire, mis en place par une convention particulière, comprenant : une correspondance régulière sous forme électronique, qui se poursuit lorsque l’unité est en opération, une visite annuelle de la classe au sein de l’unité, le témoignage épisodique de personnels de l’unité, invités au sein de la classe, en fonction de leur spécialité et du thème abordé.“ Et d’ajouter : “Ce partenariat n’est évidemment pas exclusif : il peut aussi s’envisager en même temps avec d’autres forces concourant à la sécurité : pompiers, police, gendarmerie, sécurité civile, douanes…“ Devançant les critiques elle précisait : “Il ne s’agit ni de faire du pré-recrutement pour les armées, ni de “militariser“ l’enseignement : ce partenariat a uniquement vocation à constituer un support permettant de donner du sens aux enseignements. En provoquant des émotions, ce partenariat suscite en effet une motivation des élèves qui facilite les apprentissages.“ Devant les réticences de parents et de professeurs, elle a finalement retiré ce projet qui est tombé aux oubliettes...
Vers la même période, le préfet de la Creuse avait lancé une opération “Voisins vigilants et attentionnés“. Il s’agit d’un dispositif qui, sous prétexte de lutte contre le cambriolage, invite les habitants volontaires dans une commune à surveiller ce qui se passe dans leur quartier et à en tenir informée la gendarmerie. Le “guide des bonnes pratiques“ mis à disposition par le préfet explique ainsi : “Cette démarche a pour objet la prévention des cambriolages : outre la signalétique, c’est l’attitude “vigilante et solidaire“ des habitants du quartier qui doit s’avérer préventive. Les résidents adhérant au concept sont invités à noter tous les événements, bruits ou personnes suspectes repérés dans leur quartier, et à prévenir immédiatement leur référent qui assure la liaison avec la gendarmerie. Ils doivent à ce titre être sensibilisés sur l’importance de fournir un renseignement précis (plaque d’immatriculation, type et couleur du véhicule, physionomie...). Le fait de noter ostensiblement une plaque d’immatriculation devant des “rôdeurs“ peut par exemple les dissuader d’opérer dans le quartier sachant qu’ils ont été repérés.“
Ces deux faits reflètent malheureusement un certain état du monde qu’il nous semble important d’interroger. Pour cela, nous avons sollicité Mathieu Rigouste, auteur d’enquêtes sur l’ordre sécuritaire (L’ennemi intérieur, éditions de la Découverte, 2009, Les marchands de peur, éditions Libertalia, 2012).
Mathieu Rigouste : “Le sécuritaire est un vaste marché économique mais aussi politique“
Y-a-t-il d’autres exemples qui, comme les deux cités ici, illustrent la place grandissante et prégnante de la phobie sécuritaire ?
Sur la phobie sécuritaire, Toulouse, où j’habite, a innové magistralement avec la création de ”l’office de la tranquillité ” (mis en place par la gauche). C’est un numéro de téléphone, où bossent des intérimaires sur-précarisés qui sous-traitent le travail de la police en sélectionnant les appels selon qu’ils nécessitent d’envoyer une équipe de police municipale, de la police nationale ou juste de remplir les statistiques du ”sentiment d’insécurité”, lesquelles permettront de motiver de nouveaux investissements politiques et économiques dans la ”sécurisation”. Avec quelques amis, nous avons tenté l’expérience. Nous avons d’abord appelé pour dénoncer nos voisins bruyants, avec qui nous ne pouvons plus communiquer ”parce que ces gens, vous savez, qui font shabbat et khanouka... on ne peut pas parler avec eux”. Résultat : envoi d’une unité de police municipale à la fausse adresse que nous avions donnée. Le lendemain, on appelle pour dénoncer des ”basanés en bleu de travail qui embauchent à 5 heures du matin devant chez nous”. Résultat: envoi d’une unité de la Police nationale. On peut donc, grâce à la politique de sécurisation toulousaine, balancer des Juifs et des sans-papiers et être un ”bon citoyen” bien impliqué dans ce nouvel impérialisme local nommé ”Grand Toulouse” (Ils doivent en avoir des traces puisque les appels et les conversations sont enregistrées).
Mais pour le cas de la classe Défense et sécurité globales de Felletin, il y a, de toute évidence, plutôt qu’une réaction de phobie, une attraction liée à des intérêts précis. Il semble que les perspectives de carrière de Madame la principale motivent fortement cette ”innovation citoyenne”. Le sécuritaire est une réaction de phobie politique mais aussi d’attraction économique. Il semble bien que toutes les formes de pouvoir s’assoient sur des alliages de peur et de séduction pour fonctionner. Il faut sans doute viser les deux facettes du problème.
Ce ne sont donc pas des initiatives isolées ?
Le sécuritaire est un vaste marché économique mais aussi politique qui conduit une transformation importante, depuis l’après-1968 et jusqu’à aujourd’hui, du capitalisme et de l’Etat. Il s’agit de créer de nouveaux secteurs de marchandisation du contrôle mais aussi de rentabiliser et de maximiser l’auto-contrôle pour dégager les Etats des coûts de production de la soumission. Diffuser et légitimer la ”pensée de défense et de sécurité” vise nécessairement à réduire les coûts de l’encadrement humain en stimulant la ”participation” et la collaboration de ”la population” à son propre contrôle. Cela circule depuis les instances de commandement et de financement internationales (FMI, G20, Otan...) jusque dans les initiatives locales des petits administrateurs du carnage dont on sait bien, en haut, qu’ils peuvent être très créatifs notamment parce qu’ils connaissent bien ”le terrain et les populations à sécuriser”. Le pouvoir les séduit par des perspectives de ”promotion socio-économique” ou simplement en caressant leurs egos flattés de participer, à leur niveau, à la création d’un nouvel ordre local et mondial.

N’est-il pas étonnant que des initiatives de ce genre se développent dans des territoires aussi ”préservés” qu’une région rurale comme la nôtre ?
Les États sécuritaires entretiennent des zones d’expérimentation, des laboratoires et des vitrines de l’innovation économique et politique dans le domaine du contrôle : Gaza pour Israël, les stades de foot pour l’Italie, les favellas pour le Brésil, les quartiers populaires pour la France... mais toutes sortes de nouveaux laboratoires peuvent émerger constamment.
De toute évidence, pour la création de la ”classe de défense et de sécurité globales” il y a un lien avec la présence du camp militaire de la Courtine et les directives nationales pour le recrutement sur les ”bassins d’emploi” de la sécurité et de la défense. Mais la stigmatisation du Plateau et du département depuis ”l’affaire de Tarnac” n’y est sûrement pas pour rien non plus. Madame la Principale sait que l’ensemble de sa hiérarchie trouvera assez bienvenu d’innover dans ces domaines depuis que le territoire est désigné comme une ”zone subversive” par l’État (on en revient à ce niveau au statut historique de ”zone résistante” au nazisme français durant la deuxième guerre mondiale).
Pourtant l’initiative de la principale de Felletin vient d’une personne (et non directement d’une directive de son administration).
Je crois qu’on ne peut pas l’analyser seulement comme une initiative individuelle. Cela se joue entre les perspectives de carrière de la dame et des directives administratives qui existent réellement. Le projet parle d’”excellence” (liée à la mise en concurrence des structures ”éducatives” par la restructuration néolibérale) et de ”plus-value” pour l’établissement. La pensée et les pratiques du néo-management et de la gestion de la société comme entreprise continuent d’avancer, cette fois sur le terrain du ”contrôle” et donc de ”l’éducation”. Rappelons-nous que l’Éducation nationale a été créée par la IIIe République comme ”religion civique” face au risque révolutionnaire, pour empêcher les communistes et les anarchistes de créer des écoles de l’émancipation collective (C’est expliqué ainsi dans les débats au parlement à l’époque).
Le sécuritaire est une réaction de phobie politique mais aussi d’attraction économique
La Principale a très probablement participé à une de ces ”journées d’information Défense et sécurité” qui incitent les ”acteurs de l’Éducation nationale” à développer ”l’esprit de défense et de sécurité” dans le cadre des ”trinômes académiques”, ces protocoles de collaboration entre l’Éducation nationale et l’armée mis en place depuis le début des années 1980.
Elle présente son projet comme de la pédagogie Freinet : au travers de la ”rencontre” avec les professionnels de la Défense et de la sécurité il s’agirait de motiver les apprentissages de la lecture et de l’écriture... C’est un joli spécimen de retournement, on récupère les méthodes de ”l’éducation nouvelle” (autonomie, pédagogie de projet...) pour asseoir la restructuration sécuritaire. Mais alors que Celestin Freinet (viré de l’Éducation nationale avant d’être enseigné dans les IUFM) visait l’émancipation collective, la sécurité et la Défense servent à contrôler et faire la guerre pour le compte des classes dominantes.
Si la Principale semble se complaire dans un statut de petit rouage, gardons bien à l’esprit que loin des tours d’ivoire, c’est bien localement et dans les petites hiérarchies que se mettent en place au quotidien et concrètement les transformations pratiques de la domination. Et c’est donc bien sur ce terrain-là, celui que nous habitons réellement, qu’il est d’abord possible de saboter les mécanismes de l’oppression. Le petit peuple du plateau qui a fait reculer ”l’innovatrice” semble l’avoir bien compris.
Propos recueillis par Michel Lulek


- Voisins vigilants : déjà 30 communes volontaires !
Une trentaine de communes ont ou vont rejoindre le dispositif “Voisins vigilants“ en Creuse : St Martial le Mont, Ahun, Vigeville, Cressat, Mazeirat, St Yrieix les Bois, Dontreix, St Julien la Genete, Crocq, Mérinchal, La Villetelle, Dun le Palestel, La Chapelle Baloue, Crozant, Lafat, Maison Feyne, Sagnat, Villard, Viersat, Lussat, Verneiges, St Julien le Chatel, St Priest Palus, Nouhant, Le Moutier d’Ahun, La Celle Dunoise, Chéniers, St Michel de Veisse, Mortroux, St Etienne de Fursac, Chambon sur Voueize, St Chabrais...
Source : Préfecture de la Creuse