Situons le chronologiquement : parti pour un grand périple à travers l’Europe, après l’Allemagne, la Suisse, Venise, il prend les eaux à Lucques, en Italie. C’est là, en septembre 1581, qu’il apprend son élection à la mairie de Bordeaux. Sur le chemin du retour, il emprunte la route militaire de Clermont à Limoges, qu’un autre voyageur - traversant en sens inverse notre Plateau - décrira avec mépris un siècle plus tard (voir IPNS n° 59). Voyageur pour raison de santé – il a alors 48 ans – et par curiosité, voici ce qu’il dit de ses motivations dans les célèbres Essais: “Faire des voyages me semble un exercice profitable. L’esprit y a une activité continuelle pour remarquer les choses inconnues et nouvelles, et je ne connais pas de meilleure école pour former la vie que de mettre sans cesse devant nos yeux la diversité de tant d’autres vies, opinions et usages“.
Il arrive donc chez nous par l’est de la Creuse actuelle, venant de Pontaumur. Accompagné d’une troupe d’amis et de domestiques, il s’arrête un soir à Pont-Sarrant, qui, situé à 20 km de l’Auvergne, ne peut être que Pontcharraud. A ce moment du récit, il trace un rapide panorama de ce qui va suivre. Le texte originel est en italien (!), il fut traduit en français du temps, ce qui donne la phrase suivante : “Orages & vans frédureus & pluies y nuisent“. Je ne vais pas vous imposer ça, et mettrai ces lignes en bon français d’aujourd’hui. “Ce chemin est garni de chétives hôtelleries jusqu’à Limoges, où toutefois on ne manque pas de vins passables. Il n’y passe que des muletiers et messagers qui courent à Lyon. Ma tête n’était pas bien... je lui en donnais son saoul en ces routes - là, où ils disent l’hiver plus âpre qu’en aucun autre lieu de France“. Il faut dire que nous sommes le 21 novembre. Mais tout de même, nous ne vivons pas en Sibérie ! Quant au vin “passable“, notre magistrat bordelais, déjà retraité, avait sans doute l’habitude de boire de meilleurs crus. Vous verrez plus loin que le vin est pour lui une sorte d’obsession. Pour toutes les choses matérielles, il se plaint d’ailleurs tout le temps : “Les voyages ne me gênent que par la dépense qui est grande et excède mes moyens“ écrit-il. Ce grand aristocrate me fait penser à tel ancien premier ministre qui regrettait de ne pouvoir manger des croissants que le dimanche ! Vous lirez plus loin que je n’exagère pas. D’autant que notre voyageur est très souvent hébergé par des personnes de son rang social, ainsi “Monsieur & Madame du Lude étaient à deux lieues de là“ (de Pontaumur). Voilà donc les deux points essentiels : le pinard et la bourse.
Toujours est-il que Montaigne fait peu de cas des pauvres habitants qu’il rencontre : mépris ou indifférence ? Il n’en parle jamais. Pas de Montaigne ethnologue donc. Par contre, ses données géographiques sont très utiles. À chaque étape, l’écrivain en signale la date, et la longueur. Une sorte de jeu de piste. Le 22 novembre, il continue vers l’ouest, “de fort mauvais temps“. Onze kilomètres et la troupe est à Felletin, où elle ne s’arrête pas : “petite ville qui semble être bien bâtie, située en un fond tout entouré de hauteurs costaudes, … encore demi déserte par la peste passée“, donnée historique intéressante. Pour ceux qui connaîtraient le coin, on passe alors de la vallée de la Creuse - qui coupe le Plateau du sud au nord - aux environs de Saint-Yrieix-la-Montagne. Si l’on regarde attentivement les distances et la durée des parcours, on peut se demander ce que sont précisément ces lieues qu’il évoque, et son moyen de locomotion. Passé Felletin, “je vins coucher à Chastein, à cinq lieues“. Voilà un petit mystère : quel est précisément ce “petit méchant village (où) je bus du vin nouveau et non purifié, à défaut de vin vieux“ ? Je vous disais bien : c’est obsessionnel, Montaigne œnologue, le retour. La lieue terrestre avait comme origine la distance que peut parcourir un homme à pied en une heure, ce qui bien sûr est très relatif. Notre lieue à nous était de 4 kilomètre, celle de Paris de 3. Dans ce rayon de 5 lieues, on ne trouve aujourd’hui aucun Chastein. Montaigne devait donc utiliser la “lieue de Gascogne et Provence“, la plus longue de France, valant 5,8 km. Ce qui signifie que les gens du sud marchent plus vite. Au-delà de la simple curiosité, cet élément va nous permettre de mieux suivre le parcours de l’écrivain, car le mystère géographique s’épaissit. Le “méchant village“ où il s’arrête ne peut être que Châtain (Le Monteil-au-Vicomte). Puis, “le Jeudi 23 ayant toujours ma teste en cet état, et le temps rude, je vins coucher à Aubiac". Il vint donc, mais comment ? Un rythme de 30 km par jour, à pied, cela semble beaucoup pour un équipage d’une douzaine de personnes ! Vous avez bien lu : la troupe, voyageant à ses frais, comprenait : un jeune frère Bertrand, un beau-frère veuf - Bertrand également – qui lui tiennent compagnie, un secrétaire, des domestiques, et encore le jeune Charles, fils d’une amie, escorté d’un gentilhomme, d’un valet de chambre, d’un muletier et de deux laquais ! Tout ce beau monde aime les logis confortables. D’où l’importance des économies (j’avais cru un temps Montaigne radin). Pour quelqu’un qui serait aujourd’hui redevable de l’ISF, c’eût été mesquin. Mais là, c’était une vraie caravane du Tour de France.
Il n’est guère imaginable pour un noble de haut rang de crotter ainsi ses bottes. On apprendra plus tard, à Limoges, qu’il a dû y acheter un nouveau mulet, mais Montaigne sur une mule ? La réponse se trouve bien avant dans le récit, quand il écrit : “si je me trouve peu apte à monter à cheval, je m’arrête“. L’arrêt suivant justement n’est pas Sauviat-sur-Vige, qui se trouvait pourtant sur la route militaire : “de (Chastein), je vins coucher à Aubiac, à cinq lieues, petit village qui est à Monsieur de Lausun“. Il doit s’agir d’Auriat. Cette phrase nous explique pourquoi Montaigne ne suivait pas toujours les “grandes routes“. Il y avait parfois un gentilhomme pour l’héberger ! Une autre confidence nous indique ceci : “S’il ne fait pas beau à droite, je prends à gauche … Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J’y retourne ; c’est toujours mon chemin. Je ne trace à l’avance aucune ligne déterminée, ni droite ni courbe“. Ce détour-là sous-entend que le groupe ne retrouva jamais la route qui conduisait vers l’ouest, par Saint-Priest-Taurion. Limoges – où il “s’en vint coucher le lendemain » (24 novembre) - est à 6 lieues d’Auriat, par Saint-Léonard, où il passa probablement, mais sans en dire un mot. Pour nous, limousins, le périple s’achève à Limoges “où je m’arrêtai tout le samedi, et y achetai un mulet... et payai pour charge de mulet de Lyon (jusque) là, cinq écus (soit 15 livres), ayant été trompé en cela de 4 livres ; car toutes les autres charges ne coûtèrent que trois écus. De Limoges à Bordeaux on paye un écu“. Nul besoin de savants calculs pour deviner que Montaigne était furieux. Et qu’il ne dut pas garder un bon souvenir de sa traversée du Limousin, dont il ne parla plus jamais, sans doute à cause du mauvais vin, du climat détestable, et de l’escroquerie. Il vécut encore 11 ans. Son Journal de voyage n’était pas destiné au public, le manuscrit fut retrouvé deux siècles plus tard dans une vieille malle.
Je me demande bien si nous allons finir par croiser un voyageur du passé qui aurait trouvé quelque qualité à notre région. Ah si, Arthur Young sûrement (1788) : un anglais … déjà !