Quels rêves portent les hommes ? À cette courte question, il n'est pas de réponse simple. La croyance en un monde meilleur insuffla l'espérance à nombre d'individus de bonne volonté. L'utopie avait montré la voie. Cette juste société était d'abord sortie de l'imagination des plus visionnaires. Mais les marxistes avaient renvoyé ces aimables utopistes à leurs théories brumeuses. Les disciples du philosophe allemand pensaient la politique et l'étude des sociétés selon les canons de la science.
Karl Marx avait démontré dans ses œuvres que du fonctionnement du capitalisme découlait toute l'organisation sociale. Et les évènements de l'année 1917 semblaient lui donner raison. Depuis bientôt trois ans, le monde avait plongé dans une effroyable guerre quand le vieil empire russe vacillait. La révolution de février 1917 chassait le tsar Nicolas II et bientôt celle d'octobre “ébranlerait le monde“, pour citer le journaliste John Reed. L'insurrection prolétarienne achevait le cycle ouvert par la révolution “bourgeoise“ de février et Lénine avait joué la partition écrite par Marx. C'est du moins l'interprétation qu'en retirèrent les historiens soviétiques et qui fut par la suite largement débattue et critiquée.
Ce que les thuriféraires de l'URSS appelaient “le plus grand événement de l'histoire de l'humanité“ s'était déroulé avec le conflit mondial pour toile de fond. Et sans doute la guerre fut-elle plus qu'un simple décor en mettant en place les conditions de l'évènement. C'est ce que nous montre l'épisode, encore mal connu du grand public, des mutins russes de La Courtine et sur lequel le présent ouvrage – et l'association La Courtine 1917 – apporte une lumière bienvenue. En ce coin du Limousin se noua l'intrigue d'un drame commencé avec le débarquement de troupes russes en France. C'est depuis cet autre bout de l'Europe que les soldats du tsar venus honorer l'alliance franco-russe vécurent la première révolution russe. Bien que les Empires centraux et les étendues marines qu'ils avaient traversées à l'aller les séparassent de leur patrie, les conflits politiques qui s'y déroulaient ne les épargnèrent pas. La détestation des officiers y était la même que sur le front de l'Est, les aspirations à la paix et, pour les paysans, à la propriété de la terre sans nul doute identiques. Les soldats russes, éloignés du front en raison de leur mauvais esprit et cantonnés à La Courtine, s'étaient déjà mutinés dans le secteur des tranchées au moment même où une partie de leurs camarades français, épuisés par la sanglante offensive du Chemin des Dames, refusaient de retourner en ligne. L'été 1917 était celui des révoltes, de quelque côté du continent qu'on se trouve. Mais l'affaire de La Courtine se solda par une guerre civile en réduction, annonciatrice des troubles à venir en Russie.
Outres ses implications morales et idéologiques, cette histoire revèle quel remuement d'hommes constitua la Grande Guerre. Les contingents alliés accouraient renforcer le front français. Parallèlement, l'armée française expédiait ses hommes là où les nécessités de la conduite de la guerre l'exigeaient. Tel fut le cas de la Mission militaire française en Russie. Toutefois, à la différence des brigades russes envoyées en France, le rôle de la mission militaire était moins un rôle de combattant qu'un rôle de conseil et d'assistance technique. Le Limousin Marcel Body était l'un de ses membres et c'est aux premières loges, sans le filtre de la distance, qu'il assista aux révolutions russes. Body était un jeune ouvrier typographe, le profil idéal de l'homme du peuple instruit et autodidacte. Son imaginaire, et la chose mérite d'être soulignée, était tourné vers la Russie depuis sa découverte de l'oeuvre de Tolstoï. En venant en Russie, Body réalisait en quelque sorte un rêve de jeunesse. Ses sympathies politiques, façonnées par le milieu populaire limougeaud dans lequel il avait grandi, inclinaient vers le socialisme. Il conservait le souvenir des barricades de 1905, et apprit son métier derrière les presses d'une entreprise coopérative, l'Imprimerie ouvrière. On ne saurait mieux résumer les traits constitutifs d'une culture politique. La révolution sociale fut pour lui une figure familière. C'est ainsi, tout naturellement, qu'il entre “en communisme“ comme nous l'explique Anne Manigaud dans l'attachant portrait qu'elle dresse du personnage. L'exemple de Marcel Body témoigne de l'internationalisme des débuts de la révolution d'Octobre. Lénine et les bolcheviks accueillirent les volontaires quelles que soient leurs origines. C'était encore le temps de la croyance en une révolution mondiale à laquelle les échecs militaires de l'Armée rouge en Pologne, la répression sanglante des mouvements révolutionnaires européens puis le stalinisme mirent un terme. Body, mal à l'aise avec le tournant politique imposé par le nouveau maître du Kremlin, finit par retourner dans son Limousin natal. Il n'abandonna pas ses idéaux politiques mais souhaitait les conjuguer au mode libertaire, en préservant une certaine liberté d'action par rapport au parti communiste. Body s'était mépris sur la nature du communisme, non en tant qu'idée, mais en tant que praxis imposée depuis un centre dont il était illusoire de remettre en cause les décisions.
De la Première Guerre mondiale à l'URSS, patrie du “socialisme dans un seul pays“, les pages de ce livre embrassent un pan significatif de l'histoire du XXe siècle, une histoire vécue avec des fortunes diverses par les hommes qui en furent les jouets ou les instruments.