La transformation de la matière est ce qui me permet d’interpréter Vassivière. Le rapport entre le grain de sable et l’infini cosmique m’intéresse autant que de travailler consciemment dans un paysage marqué par l’extraction des ressources – minerai, bois, eau. À Vassivière on est immergé dans un paysage insaisissable aux horizons multiples, au climat changeant et dans lequel l’exploitation ne se voit pas immédiatement. Ce paysage-là peut difficilement se représenter, c’est pourquoi la sculpture et l’installation me paraissent ici plus adaptées que la photographie.
Quand on travaille dans un site industriel qui paraît naturel mais surtout dans une “zone rurale“ en pleine mutation, on ne peut pas se contenter de l’histoire de l’art et de l’esthétique pour aborder ce paysage. J’ai dû me déplacer inévitablement du côté de l’histoire de l’environnement, de l’écologie politique, de l’anthropologie. Quelle chance ont les habitant.e.s de pouvoir se nourrir intellectuellement de ce qui est organisé par La Pommerie, la Fête de la Montagne limousine, Peuple et Culture Corrèze, Treignac Projet, L’école de la terre... c’est exceptionnel ! Au fur et à mesure qu’augmentent mes connaissances sur le territoire, j’opère sans cesse des remises en question. Depuis mon arrivée en 2012 je suis passée d’une approche anthropocentrée et romantique du paysage à une perception qui interroge l’idée de nature et qui reconsidère la présence humaine parmi d’autres êtres. Ce déplacement n’est pas directement visible dans les thématiques des expositions car je tiens à rester sur le terrain du sensible, de l’expérimental et du symbolique ; il se voit plutôt dans la manière dont travaille aujourd’hui l’équipe et dans nos choix d’artistes et de sujets de recherche.
L’histoire du centre d’art de Vassivière est liée à la sculpture sur granit. J’ai donc cherché à articuler les œuvres les plus concrètes du Bois de sculptures à des propositions plus dématérialisées. Les démarches dites “informes“, aux matériaux évolutifs, formes instables et choses qu’on ne peut définir, m’ont toujours intéressée car elles traduisent des états transitoires. J’aime également sentir le processus dans le résultat, lorsque les œuvres paraissent inachevées – ce qu’on a appelé dans les années 1960 “l’art processuel“. Ces courants réemploient souvent des rebuts ou des matériaux usagés, ce qui correspond à la logique de travail que j’essaie de mettre en place dans le fonctionnement général du centre d’art.
Plus largement je défends des démarches expérimentales qui traduisent la complexité de notre monde, qui ne peuvent être réduites à des produits finis ni à des images marketées. Depuis 5 ans je n’ai volontairement pas commandé d’objet pour le Bois de sculptures mais plutôt des interventions paysagères, sonores ou à réactiver, que l’équipe et les habitants peuvent interpréter assez librement selon des modes d’emploi (“œuvres à protocole“). Certes les expositions comprennent davantage d’objets, mais ceux-ci ne cherchent pas à rivaliser avec l’architecture : ils en soulignent une fragilité, créent une dissymétrie, révèlent les paradoxes de ce paysage industriel que les architectes Fabre et Rossi ont si bien su dramatiser.
Après la jeune artiste indienne Hemali Bhuta qui a travaillé sur les ressources minières, nous ouvrirons le 24 mars une exposition de Rebecca Digne, qui est franco-italienne, incluant un nouveau film inspiré de l’exploitation forestière et à l’extérieur un radeau flottant sur le lac, accroché au centre d’art par une très longue corde ! Puis cet été un important projet avec l’artiste belge extraordinaire Joëlle Tuerlinckx, là encore incluant des œuvres en extérieur et des performances, pour finir l’année en montrant enfin le magnifique film que Guillaume Robert avait réalisé pendant sa résidence il y a quelques années avec Florent et Marie-Claire Chastel sur leur rapport à la terre et au travail. Parallèlement au Château, nous présenterons des rendus de projets pédagogiques ou de résidences selon un rythme plus flexible, notamment les projets des deux collectifs d’architectes Peaks et Usus qui viennent d’être choisis pour concevoir des aires de bivouac sur le territoire du PNR.
Nous accompagnons chaque artiste invité.e pour nourrir sa recherche dans un respect des personnes qui vivent ici, et non dans une démarche d’extraction des savoir-faire. Les expositions sont composées en majorité de productions spécifiques, pour la plupart réalisées avec des artisans locaux, et impliquent toujours des habitants dans leur conception. Au sein d’un secteur de l’art contemporain marqué par une globalisation qui tend à niveler les pratiques, nous assumons une échelle radicalement locale à l’écoute du territoire et de ses savoirs vernaculaires tout en conservant des échanges internationaux. Si travailler in situ caractérise depuis longtemps Vassivière, les mutations des rapports ville / campagne et l’attractivité du Plateau de Millevaches font du centre d’art un terrain d’étude dans le champ de la pensée sur la ruralité contemporaine.
Le centre d’art contribue parallèlement à faire vivre les artistes qui travaillent en territoire limousin, soit à travers des expositions (Julie Navarro, Pierre Redon, François Bouillon, designers de BoisLim…), soit à travers des interventions rémunérées dans le domaine éducatif (Olivier Orus, Rafaël Trapet, Hélène Magne, Hélène Richard, Laurie-Anne Estaque, Aurélien Mauplot…).
Propos recueillis par Sophie Bertrand
Jusque là, pour moi, ce fameux centre international d’art et du paysage m’était inconnu, fait pour les initiés. D’ailleurs, l’art n’est-il pas fait que pour les initiés, ou pour poser des colles aux bacheliers pour un bon sujet de bac ? Jusqu’à ce que, sur le marché d’Eymoutiers, Marianne, Lucie – des personnes qui m’achètent régulièrement du fromage (je suis paysan, élève entre autres des chèvres et transforme leur lait en fromage) – me disent qu’elles travaillent au centre international d’art et du paysage. Elles me présentent Cristina et Liliana, qui arrivent de Colombie, après avoir postulées pour faire une résidence d’artiste sur l’île de Vassivière. L’une est artiste, l’autre est anthropologue. Que de gros mots… Marianne me dit : “Il pourrait être bien qu’elles aillent voire ta ferme. Ça peut être intéressant pour leur projet“. “Soit“, l’idée me plaît a priori. Notre ferme, en lien avec l’association VASI Jeunes, a aussi cet objectif d’être lieu de rencontre et de découverte de ce qu’est la vie agricole, le travail avec les animaux.
Jusqu’au jour où Cristina et Liliana me disent : “On voudrait t’associer à notre projet. Nous travaillons principalement sur un paysage typique du plateau : les tourbières et notamment sur la vie invisible des tourbières.“ Qu’est-ce que cela peut bien avoir à voir avec ce que je fais et notamment le fait de faire du fromage ? Mes chèvres, à l’inverse d’autres ruminants, ne peuvent pas aller dans les tourbières. C’est bien trop humide. Pourtant je réponds : “Ça m’intéresse. La vie invisible des tourbières est une affaire de bactéries, tout comme les fromages. La fabrication des fromages, ce n’est qu’une affaire de bactéries – des bactéries vivantes, invisibles qui façonnent le goût des fromages.“ Cristina et Liliana sont venues à la maison. On a échangé pendant de longs moments à parler de cette vie invisible que l’on côtoie chaque jour en en ayant conscience ou pas. Vie où l’on accepte ou pas de se laisser questionner par ce qu’on a souvent du mal à nommer. Je disais, entre autres, que j’avais compris l’existence de ces forces invisibles en regardant un chien de troupeau travailler. Un chien qui court de partout, qui aboie, ne fait pas bouger les animaux. Il y en a d’autres qui, l’air de rien, sont derrière les animaux ou face à eux et les mènent là où l’éleveur leur demande de les mener. Ce n’est pas qu’une question de dressage du chien, mais bien une question d’énergie véhiculée par le chien et l’éleveur. Tout cela est à la fois bien abstrait mais profondément concret dans ma vie d’éleveur.
Ces échanges ont apporté des éléments au projet de Liliana et Cristina. Elles m’ont demandé de faire des fromages avec des formes différentes pour le vernissage de leur exposition. Lors du vernissage, j’ai d’abord croisé des têtes connues que je voyais au marché. Des gens comme moi qui ne semblaient pas plus initiés que moi à l’art. J’ai pris un vrai plaisir à découvrir davantage ce qu’avait été la résidence d’artiste : des œuvres artistiques accompagnées de textes poétiques et explicatifs, une table qui s’articulait avec le thème de leur recherche : des boissons fermentées, diverses formes et recettes de pains, des fromages différents, des “lacto fermentations“ de légumes… bref que des produits “transformés et au goût façonné“ par la vie invisible des bactéries. Merci à Cristina, Liliana, et tous ceux qui travaillent et œuvrent sur l’île de Vassivière de m’avoir fait découvrir ce qui pour moi est devenu un des vrais visages du centre international d’art et du paysage : un lieu où tout un chacun, avec son histoire, peut se laisser interroger, enrichir par une œuvre artistique ou par des textes ; et surtout un lieu de rencontre dans un cadre qui révèlent nos beaux paysages limousins. La dimension internationale est loin d’être un adjectif pompeux. Tout comme le mot paysage a pleinement son sens, l’internationalité du centre ouvre à des horizons d’une richesse insoupçonnable. Le centre d’art ou une vie d’initiés, une histoire de rencontres, d’acceptation de “lâcher prise“ pour se laisser questionner par ce qu’on ne comprend pas forcément entièrement et tout de suite.
Olivier Thouret
En 15 ans, la Métive a invité entre 10 et 15 projets artistiques professionnels par an. En plus de ces invitations, elle a accueilli d’autres projets, professionnels et amateurs, sous forme de mise à disposition et de location ainsi que des artistes pour des activités de formation, d’éducation artistique ou de sensibilisation. Ce sont près de 600 artistes professionnels et amateurs, seuls ou en équipe, qui ont ainsi pu bénéficier du lieu de résidence. Le budget de La Métive en 2017 était de 132 000 euros. Les bâtiments appartiennent à la commune et à la communauté de communes Creuse Sud-Ouest, La Métive en étant locataire. En plus de son activité de résidence, La Métive organise un Ciné-Club itinérant, des expositions d’art contemporain et de photographie, des cabarets réunissant amateurs et professionnels, des « quanta » (rencontres d’artistes et de scientifiques autour d’un thème choisi), une festive événementielle annuelle, des ateliers avec les scolaires...
La Métive reçoit pour une durée d’une semaine à trois mois, des artistes ou des chercheurs au début de leur recherche. Elle est attentive à la nécessité de l’artiste ou du chercheur de venir créer en Creuse et à ce qu’il peut apporter au département et à ses habitants. Elle veille aussi à ce que la Creuse et ses citoyens peuvent apporter au projet et à l’artiste. La Métive soutient ainsi les projets auxquels les habitants prennent part et valorise cette participation. L’artiste ou le chercheur vit et travaille sur place ; son temps de résidence est préparé à l’avance avec l’équipe de La Métive afin d’aménager des moments de rencontre et d’éducation artistique avec des personnes préalablement informées de la teneur du projet. La nature de ces rencontres (ateliers de pratique, échange de compétences, université populaire…) est déterminée avec tous les protagonistes. Chaque résidence est ponctuée d’un événement faisant le bilan du travail fait sur place. La Métive incite au dialogue et s’efforce d’établir des rapports critiques entre les différentes personnes concernées par le projet : artistes, chercheurs, habitants,…
La Métive s’inscrit dans les réseaux territoriaux à l’échelle départementale, régionale, nationale et internationale, notamment dans les domaines des musiques actuelles et des arts visuels. Cette inscription poursuit plusieurs objectifs : participer à la réflexion collective sur les enjeux de la création artistique, les statuts des professionnels, l’éducation artistique, la place des amateurs et les droits culturels ; favoriser les échanges entre projets accueillis et personnes du territoire ; aider à la circulation et à la visibilité des projets invités en résidence ; représenter les lieux de résidence de création pluridisciplinaire. Elle construit aussi des partenariats ponctuels pour assurer la production des projets. La Métive est une étape, une île au milieu d’un archipel ; les partenariats favorisent la circulation des artistes et le développement de leur projet.
Une des singularités de La Métive est son collège de programmation. Les projets sont choisis par un collège de correspondants constitué de professionnels de différentes disciplines et encadrés par la direction artistique. Parmi les disciplines que la Métive accueille ; cinéma, marionnettes, théâtre, cirque, danse, photographie, littérature, arts plastiques, arts numériques, arts du paysage, musique et création sonore, sciences.
Aurore Claverie