Je commencerai par le positif. Enfin ! Une analyse un peu objective des dégâts des réformes territoriales précédentes ! Enfin ! Les aberrations d’une loi Notre qui s’est fourvoyée dans le fantasme de “grandes régions“ plus fortes, plus attractives, et, comble de l’ironie, “plus proches des citoyens“ - c’est l’argumentaire que l’on nous a servi en 2015 – sont peu ou prou admises par le Premier ministre en personne (“Des grandes régions qui sont parfois encore contestées et n’ont pas forcément contribué à rapprocher les citoyens des lieux de décision“ disait-il le 13 juin 2019 devant le Sénat, lors de sa déclaration de politique générale). Enfin ! Le fiasco des intercommunalités regroupées ou grossies à marche forcée est à demi-mot reconnu (Édouard Philippe toujours, lorsqu’il a évoqué “la création d’intercommunalités de taille XXL“). Je me réjouis donc de cette prise de conscience qui, même tardive, ne peut que satisfaire les élus et les citoyens (ils ont été nombreux dans ma commune) qui ont alerté sur cette dérive du “big is beautiful“.
Je ne suis pas pour autant réconfortée, puisque j’imagine mal un retour en arrière radical et ne vous proposerai donc pas des choses impossibles qui, à vous comme à moi, nous feraient inutilement perdre du temps. Sauf si le Gouvernement voulait vraiment reprendre les choses à la base – ce qui ne me semble guère être le cas. Mes remarques porteront donc sur plusieurs points de vos propositions telles que vous me les présentez dans votre mail du 19 juin 2019, reçu le 20, et telles qu’elles ont été dévoilées dans Le Monde quelques jours plus tôt, le 15 juin 2019 (journal daté des 16-17 juin 2019). Au passage, je m’étonne toujours qu’on sollicite dans l’urgence notre avis puisque je ne dispose qu’à peine de 10 jours pour faire un retour... Ce sera donc ma première remarque : toute démarche de co-construction, de participation, demande du temps et exclut la précipitation.
Demander leur avis aux élus dans un délai de 10 jours, comprenant deux week-ends, en une période de fin d’année scolaire traditionnellement chargée en activités, alors que les grandes lignes du projet sont déjà ficelées, qu’elles sont même déjà parues dans la presse avant même qu’on sollicite notre avis, est à peu près l’illustration parfaite de ce qu’il ne faut pas faire... On ne peut recueillir des avis et en tenir compte dans un tel contexte. C’est dommage.
Autre point positif : je remarque que les “petites communes“ font l’objet dans le projet de loi d’une attention particulière. Il est vrai que l’on ne précise pas ce que l’on entend par là et l’on peut se demander si le terme “petites communes“ n’est pas en réalité une manière de parler de tout ce qui n’est pas ville... Certes je vois évoqué, plusieurs fois le seuil de 1 000 habitants, je suppose donc que notre commune (une “grosse“ commune, 420 habitants, comparée au 50 % de communes du Parc naturel régional de Millevaches qui ne dépassent pas 200 habitants) est encore pertinente dans le paysage institutionnel de la République. J’ai craint l’an dernier que ce ne soit plus le cas quand j’ai entendu notre député, Monsieur Moreau, déclarer, que “les communes de moins de 150 habitants c’est une aberration“, quand j’ai lu qu’aux yeux d’un DGS d’une “grosse“ commune creusoise, qu' “en dessous de 500 habitants ça n’a plus trop d’intérêt“, quand la préfète de la Creuse a proposé (sans succès au demeurant) à 70 communes de fusionner pour créer 23 communes nouvelles, en leur donnant dix jours pour répondre à cette proposition. Je vois que ces points de vue sont, si ce n’est, abandonnés, du moins largement atténués par la prise en compte des petites communes. Réagir en fonction d’une taille, d’un nombre d’habitants, c’est méconnaître une réalité : le dynamisme, l’innovation, la créativité ne sont pas liés à un volume de population. Je me permets de vous renvoyer à l’étude commandée par le Cget en 2015 “Innovation et territoires de faible densité“ qui montre comment l’innovation est loin de n’être qu’un phénomène urbain : “Les territoires de faible densité, y lit-on, représentent un potentiel d’innovation formidable à mieux exploiter.“ Et les travaux d’un géographe comme Jean-Baptiste Grison (Université Grenoble-Alpes) montrent que dans les très petites communes (moins de 50 habitants) “l’attachement des individus à leur localité est un des moteurs de leur valorisation, qui se traduit aussi dans une volonté de développement ou de préservation, selon les circonstances.“ Il insiste également sur la dimension démocratique de cette réalité : “On peut ajouter à cela le rôle des singularités de la gestion politique locale, lorsque le nombre d’électeurs inscrits ne dépasse pas quelques dizaines, et que la majorité des familles sont représentées au conseil municipal. Les détracteurs de ces cas extrêmes diront que l’absence d’un choix suffisant lors des élections limite leur intérêt démocratique, mais ne peut-on pas affirmer, au contraire, que l’implication plus ou moins forcée de toutes les couches de la population serait un gage de contrôle direct du territoire par ses citoyens ?“
Sur la question des “libertés locales“ et de la répartition des compétences et responsabilités entre les intercommunalités et communes, je crois que “la libre administration“ des collectivités doit redevenir une réalité. Il faut autoriser toutes les reconfigurations territoriales possibles dès lors que certaines communes souhaitent collaborer avec d’autres hors de leur cadre intercommunal actuel. Il faudrait aller vers des communautés de communes à géométrie variable selon les sujets et les compétences, permettre des coopérations intercommunales ponctuelles, faciliter les mutualisations locales entre communes limitrophes, en dehors même des limites et contraintes administratives. Il y aurait là des possibilités d’expérimentations plus grandes, le cadre figé de l’intercommunalité bloquant les initiatives innovantes lorsqu’elles ne sont le fait que de quelques communes volontaires face à une majorité de communes réticentes. Bref, tout ce qui contribuera à réaffecter à l’échelon communal la décision politique sera le bienvenu. Si le projet de loi cherche à résoudre les problèmes engendrés par les “intercommunalités démesurément grandes“ (les XXL de M. Édouard Philippe), il ne doit pas seulement aborder la question, là encore, selon le critère unique de la taille. “Grande“ ne signifie pas la même chose en Isère, en Creuse ou en région parisienne... Le seuil des 15 000 habitants pour les communautés de communes, et même celui dérogatoire de 5 000, ne devraient pas exister. Il faut penser “territoire“, “projet de développement“ et, comme pour les communes qui peuvent aller de 50 habitants à un ou deux millions, la même latitude devrait être permise pour les intercommunalités. Mais là, je rêve sans doute.
Faisant référence au discours de politique générale d’Édouard Philippe mentionné ci-dessus, vous évoquez la “réorganisation des services de l’État, autour du préfet, dans une logique de subsidiarité et de déconcentration“. Je n’ai guère trouvé dans le discours du Premier ministre au Sénat matière à m’éclairer sur cette formulation. S’agit-il de faire descendre du niveau national plus de choses et de décisions, aux niveaux départemental et régional, autour des préfets ? C’est ainsi que je le comprends. Dans ce cas, je souhaiterais vous alerter sur le risque qu’une telle déconcentration (une décentralisation interne à l’État en quelque sorte) peut poser. C’est la question du rôle même de l’agent préfectoral que je pose. Il est certes la courroie de transmission de l’État et de ses politiques sur le terrain, mais il se doit d’être aussi à l’écoute de son territoire et au service des élus. De tous les élus. Il faudra faire preuve d’une grande inventivité pour que le dialogue se consolide à partir de points de vue parfois très divergents. Les réalités et les dynamismes que nous vivons au jour le jour sur notre territoire nous amènent par exemple à soutenir des projets associatifs dynamiques mais qui peuvent paraître d’un point de vue strictement administratif, utopiques ou originaux. Et pourtant, ces projets qui trouvent écho auprès de partenaires aussi sérieux que la Région, la CAF ou la Communauté de communes sont mis en danger quand des incompréhensions amènent à ce que ne soient pas reconduits des emplois aidés par exemple.
De même, nous avons eu à reprendre en régie municipale la station service inter-communale parce que la nouvelle Communauté de communes ne voyait pas l’intérêt de conserver cet outil qui est pourtant vital pour le maintien de la vie de notre territoire (50 kilomètres sans station service entre Felletin et Eymoutiers). Citons encore les indispensables travaux de mise aux normes et d’agrandissement de l’école communale pour faire face à l’augmentation actuelle et future de la population scolaire qu’amène l’arrivée de jeunes couples sur notre territoire. La remise en cause ou la diminution des financements d’État sur ce type de projet, sans qu’aucune concertation n’intervienne, aurait des conséquences dramatiques aussi bien en matière d’obligation de scolarisation (porte ouverte à la déscolarisation) qu’en matière d’ordre public. Que pourrions-nous dire à ces jeunes femmes et hommes dans l’incapacité de scolariser leurs enfants sur leur lieu de vie ? (Nous parlons ici de cinquante huit enfants à scolariser). Nous comprenons tout à fait que les côtés atypiques de notre développement puissent être déconcertants. Ce fut le cas lorsque l’Insee a remis en question les résultats du recensement de 2011 en sous-entendant que les données pourraient avoir été faussées et en diligentant des contrôles. Il aura pourtant bien fallu qu’il se rende à l’évidence lors du recensement suivant et constate que nos 420 habitants étaient bien réels.
Enfin, je souhaite pointer le risque avéré d’arbitraire d’un État décideur en fonction d’une idéologie ou d’une logique privilégiée de maintien de l’ordre que nous avons eu à subir ces dernières années sur notre territoire. De façon plus grave, il est maintenant nécessaire d’arrêter la chasse aux sorcières et de remettre les choses en ordre de marche. Depuis l’affaire de Tarnac et le jugement en relaxe prononcé sereinement par la justice, il semble que les services de renseignements n’ont pas digéré cette conclusion et ils n’ont de cesse de relancer la machine à suspicion par des rapports sur l’ “ultra gauche“, qui, à les lire, voudraient faire croire que des groupes particulièrement dangereux tenteraient sournoisement de saper les fondements de la République… On s’aperçoit incidemment que tel responsable d’association, tel élu, fait l’objet de “fiches spéciales“, sa photo et son identité sur des documents de police exhibés lors de contrôles intempestifs en étant la preuve. On retrouve dans la presse des sous-entendus des services de l’État sur la radicalisation du Plateau, qu’ici se verserait “le premier sang“, pour reprendre mot pour mot les propos qu’un haut responsable de la préfecture prononça devant moi. Cette paranoïa pourrait faire rire quand on connaît bien tous les acteurs du territoire, mais à force cela fatigue, surtout quand l’ostracisme s’y met et a une dimension idéologique sous-jacente indéniable, et que ce positionnement relève de l’arbitraire et pas d’une vision d’un État partenaire des territoires.
On pourrait aussi s’en offusquer : nos impôts qui payent les personnels de renseignement sont-ils si mal utilisés ? Il ne s’agit pas ici de régler des comptes mais de montrer comment, quand l’aveuglement idéologique est en marche, une décentralisation des pouvoirs excessive peut entraîner des dysfonctionnements importants et contre-productifs. Dans les rencontres que mon travail d’élue m’amène à faire, y compris hors du département, je m’aperçois ainsi que notre cas est loin d’être isolé. Car on retrouve ici et là, plus que je me l’étais imaginé, des comportements qu’on pourrait qualifier d’anormalement autoritaires, frisant l’abus de pouvoir…
Nous avons collectivement des défis capitaux à relever pour les décennies à venir, toutes les énergies sont nécessaires pour y parvenir, à tous les niveaux du pays et la seule méthode pour réussir c’est le partenariat, la confiance, le respect, l’imagination créative. Et surtout, enfin comprendre qu’à chaque fois qu’une décision peut-être prise au plus petit niveau, c’est une bonne décision. Que jamais les problématiques ne sont aussi bien gérées que quand elle peuvent l’être valablement au niveau le plus local. Dit autrement : quels seraient les garde-fous à une réorganisation des services de l’État qui donnerait encore plus de marge à l’échelon préfectoral ?
Enfin, vous abordez la manière “d’encourager des citoyens nouveaux à s’engager sur nos territoires“. Sur ce point deux choses : l’engagement ne se traduit pas seulement par un mandat d’élu. Nombre de mes concitoyens s’engagent largement pour leur commune et leur territoire dans d’autres cadres que celui du conseil municipal : associations, initiatives citoyennes, groupes informels, entreprises, etc. Il est très important de reconnaître ces engagements au même titre que celui des élus municipaux. C’est pourquoi toute politique qui soutiendra l’emploi et l’engagement associatif est indispensable et complémentaire de toute politique visant à soutenir l’engagement municipal (rappelons-nous que l’engagement associatif est souvent un sas vers l’engagement politique, particulièrement en milieu rural où, selon une enquête menée en Côte d’Or, 56 % des élus adhéraient à une association et où seulement 22 % d’entre eux n’avaient jamais rejoint un groupement associatif). Second point : l’attractivité du mandat municipal n’est pas seulement liée à une indemnité plus importante, des simplifications administratives ou une sécurisation juridique concernant les responsabilités du maire, bien que toutes ces mesures me paraissent très positives. L’essentiel, ou pour le dire plus justement, le préalable est que l’État renoue avec les élus municipaux une relation de confiance et de collaboration dans laquelle nous aurions la sensation d’être des interlocuteurs reconnus et non des “empêcheurs de tourner en rond“, d’être écoutés avec attention comme reflets et porte-paroles de nos administrés et non comme des coqs de village qui n’ont d’horizon que leur clocher, d’être encouragés dans nos initiatives fussent-elles originales, hors normes ou pas dans l’air du temps, et non découragés d’entreprendre et de défricher de nouveaux territoires, d’être estimés comme des partenaires, non comme des subalternes.
Catherine Moulin