L’approche sylvicole classique se trouve télescopée par les deux soucis environnementaux majeurs que sont le changement climatique et la chute de la biodiversité. Comment dans l’état actuel des connaissances -à supposer qu’elles soient accessibles -peut-on les prendre en compte dans la gestion forestière ? Dans quelle mesure celle-ci est-elle remise en cause ou nécessite-t-elle des inflexions ? Est-elle dans certains cas contradictoire avec la prise en compte des phénomènes ? Si oui, quels compromis élaborer, ou si ce n’est pas possible, quels choix adopter et quels risques prendre ?
La diversification des essences productives, leur plantation et leur conduite en mélange, la place faite (au moins pour un temps au début du cycle) aux essences secondaires et aux sous-bois, constitue certes une réponse beaucoup plus satisfaisante aux deux défis que la monoculture du douglas. Mais cela n’épuise pas le sujet.
Rien ne dit que certains éléments de l’association végétale mise en place résisteront aux effets du changement climatique (coups de chaleur, épisodes de sécheresse…). Toutefois la diversité des espèces devrait permettre de mieux absorber les épisodes de mortalité, et la diversité des âges de mieux repartir après. On serait toutefois ravi de pouvoir disposer pour les plantations, de sujets adaptés aux grandes tendances prévisibles : résistance à la sécheresse pour les espèces couramment plantées (douglas…) ou de nouvelles espèces que l’on pourrait introduire en anticipation (cèdre du Liban etc.). Mais rien de tel ne paraît disponible pour le moment au niveau du terrain. Si les enjeux du changement climatique pour la forêt ont été rapidement identifiés, (changements potentiels de la distribution des essences en France), en revanche il semble que beaucoup de temps ait été perdu dans la mise en oeuvre des solutions. Par exemple, si les variétés de douglas résistantes à la sécheresse (origine Oregon) ont été faciles à identifier, on en est juste à la création des vergers à graines correspondants, ce qui signifie que les premiers plants ne seront disponibles que dans une quinzaine d’années. On aimerait également disposer de quelques mises en garde : par exemple, est-il exact que le sapin de Vancouver est plus sensible que d’autres conifères au manque d’eau ? On l’entend occasionnellement mais on aimerait savoir si ce diagnostic est réellement fiable.
La communauté des forestiers a compris qu’elle était concernée par le changement climatique (voir l’abondante littérature disponible à travers le GIP Ecofor), même si les conseils applicables directement au niveau du terrain ainsi que le matériel tardent à venir ; l’intégration des enjeux de la biodiversité dans la gestion forestière paraît moins avancée. Les tenants de la monoculture industrielle n’en ont cure et contrairement au changement climatique ne voient pas pourquoi ils devraient la prendre en compte. Le positionnement intellectuel est le même que celui en vigueur dans le monde de la grande culture : on envisage de planter des taillis à courte révolution, à des fins énergétiques ou autres, comme on mettrait en place une culture de céréales ou une prairie artificielle. Toutefois on note une certaine évolution dans les instances dirigeantes des coopératives qui me paraît associée à l’apparition d’un enseignement hors paradigme dominant, influençant le personnel, et une sociologie des instances dirigeantes comportant un certain nombre de « jeunes retraités » avec des formations intellectuelles de haut niveau et un certain sens critique.
Au niveau du terrain, du côté des institutions en charge de l’environnement et du développement local (de type PNR) la situation n’est pas non plus brillante. On est en principe conscient du problème mais on ne sait pas vraiment l’évaluer et le gérer sur le terrain. La position bancale du PNR vis-à-vis du projet d’usine à pellets de Bugeat il y a quelques années en a fait la démonstration: communication sous pression des organismes de tutelle, avec des fondements scientifiques proches du terrain forestier inexistants ou fragiles. Les conservatoires d’espaces naturels qui ont pour pratique d’acheter et de gérer s’intéressent d’abord à d’autres types de milieux (tourbières, milieux remarquables) et de toutes façons ont des moyens qui seraient trop faibles pour prendre en charge une portion significative des milieux forestiers. Au final ce sont les associations de protection de la nature qui peuvent paraître les plus efficaces à défaut d’être toujours totalement pertinentes. Certaines disposent de réseaux de scientifiques en particulier locaux (ce qui ne met pas totalement à l’abri de prises de positions dogmatiques ou scientifiquement mal assurées), ainsi que de compétences en matière de recours juridiques, ce qui constitue sans doute la voie la plus efficace pour faire prévaloir un argument.
Au final, les deux préoccupations, changement climatique et biodiversité, sont manifestement d’importance majeure mais on est très loin de savoir les prendre en compte de façon satisfaisante. Elles mettent en lumière un important dilemme. Faut-il assigner à la forêt un objectif dominant de production de bois dont le carbone sera en partie stocké dans des usages pérennes (charpente, etc.) ? Dans ce cas, le carbone relâché par l’exploitation est récupéré ultérieurement par la photosynthèse, mais cela prend plusieurs décennies. À l’inverse, si on veut stocker un maximum de carbone, et pour cela la forêt est sans doute le moyen le plus efficace et le plus rodé dont nous disposons, il vaut sans doute mieux laisser les forêts capitaliser du bois et moins faire tourner le stock. La biodiversité y trouverait également son compte...
On pourrait penser qu’on est plus avancé en ce qui concerne le risque tempête dont la prise en compte devrait disposer de connaissances bien assises dans les milieux forestiers.
Notons d’abord qu’aucune influence notable du changement climatique sur la fréquence de la violence des tempêtes dans les régions du centre de la France n’a été décelable sur les décennies qui viennent de s’écouler. À ma connaissance, la modélisation pour le futur (violence des vents…) ne donne pas jusqu’ici d’orientations claires et fiables, même s’il semble logique que les caractéristiques méditerranéennes du climat progressent vers le nord et que la charge en humidité à certaines périodes de l’année devrait s’accroître. Vu ce que l’on sait, il paraît prudent de ne pas exclure que les risques liés à la tempête puissent s’accroître dans le futur.
La tempête de 1999 reste encore vive dans les mémoires 20 ans après. À la suite de cet événement un ensemble de conseils pour la mise en place des plantations et leur conduite a été prodigué : planter des espèces adaptées à la station, bien sûr ; planter moins serré, de façon à obtenir des arbres moins hauts et plus robustes ; planter en mélange et récolter les arbres plus jeunes.
On peut se demander, 20 ans après, si ces consignes ont été appliquées. On note certes une tendance à couper les arbres de plus en plus jeunes mais cela paraît tenir avant tout à la pression des transformateurs. Je ne note pas de progression depuis quelques années de la plantation en mélange dans la sylviculture dominante. On peut néanmoins voir à Saint-Setiers sur la propriété de M. Nadalon des plantations en ligne alternant plusieurs rangs de mélèzes et d’une autre espèce de conifères ainsi que, plus récemment, des expérimentations sur les terrains d’intervention de la CFBL. Rien de tel ou d’approchant sur la forêt de Rochefort, gérée par l’ONF.
Pour ma part, j’ai certes été frappé par cet épisode et ses conséquences sur mes parcelles et je suis attentif à en tirer les conséquences pour limiter les dégâts de futures tempêtes. Je regarde toutefois les conseils précédents avec circonspection. La mise en place d’une population en mélange, d’âges diversifiés s’accorde fort bien avec ma pratique : plantation dans les espaces libres de rémanents, limitation des achats de plants… Par contre je reste peu enthousiaste à l’idée de diminuer l’âge de la récolte ; je me demande, même en ne tenant pas compte des motivations issues de la demande des industriels, si cette consigne n’est pas plus adaptée à des plantations homogènes qu’à une gestion plus diversifiée des peuplements.
Le plateau de Millevaches ne fait pas pour le moment partie des régions où le risque d’incendie forestier est considéré comme élevé, en raison sans doute de la pluviosité et de la fraîcheur relative liée à l’altitude. Pourtant, à l’échelle d’une vie, quelques incendies ont été marquants. Je crois me souvenir qu’il y en a eu pendant mon enfance et je me rappelle de celui qui a sévèrement touché le domaine de Rochefort il y a une quarantaine d’années. On a eu également, plus récemment, des épisodes de feux de tourbières au printemps (il y a 10-15 ans). Les périodes de sécheresse que nous avons eus jusqu’ici n’ont pas dégénéré en feux de forêt. Il n’en reste pas moins que lorsqu’on compare la carte du risque de feu de forêt en France pendant la canicule de 2003 et la carte d’une année normale à la même époque, on se rend compte que le risque encouru dans ces circonstances est du même ordre que celui de l’arrière-pays méditerranéen en année normale.
La préparation face au risque d’incendie est à peu près nulle et il n’y a pas de culture du feu de forêt comme c’est le cas en Provence ou dans les Landes. Tout au plus constate-t-on la création de quelques points d’eau dans les forêts gérées par l’ONF. Par ailleurs, les lignes à haute tension dont les abords sont débroussaillés et les prairies constituent des coupe-feu, à défaut d’une vision d’ensemble les articulant. Des pistes forestières construites avant tout pour l’exploitation, assurent une accessibilité partielle des massifs. L’incertitude sur la façon dont un feu majeur pourrait être géré avec les éléments de dispositifs en place me paraît élevée. La dévastation récente de la Nouvelle Galles du Sud en Australie, région pourtant réputée arrosée et verdoyante, attire l’attention sur la rapidité possible des évolutions en cours avec le changement climatique.
Les possibilités d’intervention des petits propriétaires comme moi face à un risque de cette nature sont très limitées. De plus, le maintien d’un sous-bois, justifié par le modèle alternatif de gestion forestière mis en place et par la biodiversité entraîne peut-être un certain accroissement du risque et ne facilite pas la lutte contre l’incendie éventuel. Le seul dispositif à la portée des petits propriétaires paraît être l’assurance ; pour l’instant je fais l’impasse sur cette question.
Avec l’arrivée à maturité des plantations de résineux sur le plateau de Millevaches, il était inévitable que la mécanisation fasse son apparition. Un tournant décisif s’est produit lors de la tempête de 1999. On a vu alors venir des pays du nord ces engins impressionnants dont nous n’avions encore pas connaissance et dont, les exploitants forestiers locaux se sont équipés. Après un temps de latence, des questionnements critiques sont apparus ; le débat ne prend pas toujours un caractère apaisé. L’incendie volontaire en 2018 des installations de Mecafor en est une illustration extrême qui ne facilitera pas le dialogue ou l’écoute d’une critique rationnelle.
La mécanisation s’applique à la fois aux coupes rases, aux éclaircies et à la plantation. Les problèmes constatés concernent la déstructuration des sols, touchant en particulier la couche superficielle. Ce ne sont pas essentiellement les engins lourds utilisés pour l’abattage qui font le plus de dégâts. Tant que les racines restent en place, qu’ils roulent sur les branchages des arbres abattus, leur impact reste souvent acceptable. Le débardage pose plus problème : les engins sont lourds en eux-mêmes, ils sont chargés, sont utilisés par tous temps, rentabilité oblige. Travaillant dans de mauvaises conditions ils laissent à l’intérieur des parcelles des traces de passage pouvant atteindre 1 mètre de profondeur, ce qui déstructure le sol et perturbe l’écoulement des eaux.
Si les dégâts sont en principe réparés sur les chemins d’accès - on se contente souvent d’un passage de lame et d’un comblement avec de la terre meuble - ils ne le sont pas à l’intérieur de la parcelle. Le dessouchage et la mise en andains des souches et des branchages, pilier de la replantation en sylviculture classique, ont un impact qui peut être jugé encore plus sérieux. Une partie de l’humus et de la matière végétale (souches et branches) est emportée dans les andains ; entre les andains le sol est appauvri d’autant. Sur le Plateau, on constate que les andains sont mis en place le plus souvent perpendiculairement aux courbes de niveau ce qui favorise l’érosion et l’ensablement des ruisseaux. L’argument selon lequel ce travail peut être effectué avec plus ou moins de soins et de compétences me paraît faible par rapport à l’ampleur de l’impact généré.
Quels sont les alternatives à une mécanisation à outrance et les moyens d’atténuer ses impacts ? Le premier élément de réponse est de planter sur un terrain d’où les branchages et les souches n’ont pas été éliminés. Reste à s’interroger sur la manière de débarder les bois coupés. On peut penser à utiliser des engins les plus légers possibles. Concernant les grumes, l’utilisation d’un tracteur tirant deux ou trois grumes attachées par des chaînes jusqu’en bord de route atténue peut-être l’impact ; le recours au débardage animal est évidemment sur le plan environnemental une solution tentante, elle est employée notamment pour sortir des arbres de valeur dans le PNR des Vosges. Reste à savoir si la solution serait raisonnable économiquement en Limousin (certaines tentatives paraissent néanmoins exister). Pour les bois de plus faible diamètre le porteur paraît rester la solution ; existe-t-il différentes sortes de porteurs plus ou moins lourds, sachant que chez les exploitants la course au gigantisme des engins est moins évidente ces derniers temps? Le point décisif me paraît être de travailler dans de bonnes conditions météorologiques. Est-il possible de négocier cela avec les exploitants ? Je n’en suis pas sûr.
Ce printemps 2020 pendant lequel j’ai été confiné à Sornac, avec toutefois la possibilité d’exercer mon activité « d’exploitant forestier », a permis de constater à quel point cette occupation est physiquement et intellectuellement saine et équilibrante. Un individu peut y trouver son compte et, pourvu qu’il se forme et s’informe, éventuellement mettre en œuvre un projet dont le degré de finesse dépassera celui des professionnels, nécessairement soumis à des contraintes de temps et de rentabilité ; mais sans doute cela se discute-il…
Une dizaine d’hectares ou un peu plus, sont à l’échelle de ce que peut assumer un amateur engagé. Mais, la micro-propriété est-elle un cadre viable pour la mise en place d’une forêt d’essences et d’âges diversifiés ?
On peut souhaiter préserver l’initiative individuelle qui, on peut le rappeler, a joué un rôle essentiel dans la constitution d’une forêt sur le plateau de Millevaches, tout en l’accompagnant par des institutions de coordination pour accroître la taille des unités de gestion et fournir un relais alors que les initiatives individuelles risquent de s’éteindre avec l’individu qui les porte (une forêt ne se pense que sur plusieurs générations).
Une telle orientation soulève deux problèmes majeurs :
Jean-Paul Ceron