écrivain

  • Bruno Maillé

    Bruno MailleBruno Maillé vit à Eymoutiers depuis une poignée d’années. Après des études de littérature et d’allemand, il enseigna cette dernière matière. De 1997 à 2017, il collabora aux revues L’Atelier du roman et Causeur. Certains de ses articles ont été réunis en mars 2019 dans un recueil publié par les éditions Gallimard (collection Arcades). L’auteur y évoque cinq romanciers, et une artiste, « tous figures essentielles de la modernité », sous l’ombre tutélaire de Frantz Kafka.

     

    Ce sont Pina Bausch, Milan Kundera, Philippe Muray, Philip Roth, Witold Gombrowicz, Günter Grass, que Bruno qualifie de « maîtres de l’imagination exacte ». Titre curieux, qui fleure bon l’oxymore : en quoi ce qui est imaginaire pourrait-il être « exact » ? Ce concept a priori obscur est une création de Bruno Maillé. Pour lui, « l’imagination exacte » est l’expression artistique la plus haute de la réalité : « Le grand art moderne ne fuit aucunement la réalité dans le rêve : il y saisit au contraire l’essence du réel, ce qui est plus réel que le réel. » Pas facile, n’est-ce pas ? Il s’agit tout simplement d’un voyage à la découverte d’un monde fait de « rencontres multiples » (terme cher à Kundera). Rassembler des textes de critique littéraire aussi espacés dans le temps ne nuit pas à la cohérence. C’est plus la forme et le style de l’auteur, remarquable, qui donne sa cohérence à l’ouvrage. Cela parce que le fond n’est pas aussi clair. Un ami fin littéraire me dit même ceci : « Les maîtres de Bruno sont tout simplement ceux qu’il aime. » 

    Une des particularités de deux de ces maîtres, Muray et Kundera, est d’être des amis intimes de Bruno Maillé. L’expérience vaut la peine d’être contée. Ainsi, de Kundera : Bruno admire cet auteur d’origine tchèque, depuis ses lectures adolescentes. Il osa un jour lui écrire, demandant à le rencontrer. Ce que Kundera accepta, leur entretien donnant naissance à une amitié fidèle et sincère, qui perdure sous différentes formes. Chacune des six personnes évoquées dans ce recueil est représentative d’une facette de l’imagination exacte. Bruno parle de nos dernières décennies comme d’un « désert post-moderne, chaque jour plus aride et inhabitable ». Mais ce monde ne reste jamais aussi désespérant, puisqu’il « reçoit chaque jour le don immérité d’une pluie de beauté, féconde, luxuriante ». 

    Les maitres de l imagination exacte Note de lecture BrunoC’est à propos des créations de Pina Bausch, opus de danse, théâtre et poésie réunis, que l’auteur définit son premier maître. Je passerai rapidement sur Roth et Gombrovicz, pour concentrer mon regard sur Philip Muray. La fascination de Maillé pour cet écrivain est paradoxale, et à mon goût, agaçante. Cet écrivain français, mort en 2006, écrivit :

    « J’évite, la plupart du temps, d’employer le beau mot de résistance, parce que des tas de salauds en usent et en abusent jour et nuit, mais je sais aujourd’hui que la vie privée est la seule résistance catégorique. » Soit, mais avec ça, ne plongeons nous pas immédiatement dans la réaction ? Révolution plutôt, pense et dit Bruno Maillé. Peu importe, ou plutôt si, lisez donc : « […] déferlement sans frein de l’espèce post-humaine sur des territoires sans cesse plus invivables. » Voilà enfin pourquoi Maillé vénère tant le bonhomme. Lors de ses obsèques, Bruno commença son discours par : 

    « avec toute la puissance de son verbe et de son rire, Muray résiste à l’immense suicide de l’Occident et de la France dont il est contemporain. » Froid dans le dos, réaction disais-je. De tels propos, et beaucoup d’autres, ont fait qualifier Bruno d’auteur de droite, et pas seulement parce qu’il écrit dans… Je ne crois pas que là soit l’essentiel.

    Plus loin, on découvrira en quoi Kundera mérite de recevoir l’étiquette créée par Bruno. Car ce n’est pas ce qui saute aux yeux en lisant Les maîtres. Les articles sur Kundera sont pourtant plus accessibles. Et puis, ce romancier, (presque) tout le monde connaît, au contraire de Muray. À propos du Kundera français, il évoque « un continent exploré, celui de l’art splendide de Kundera ». On est au parfum dès le premier article « Enfin Kundera vint ». Nouveau paradoxe, Maillé évoque ensuite « les fleurs de l’insignifiance », quand Kundera « prolonge la critique du sentimentalisme qui parcourt toute son œuvre ». Dans toute une série d’évocations de romans, essais et nouvelles (ceux écrits en français), Maillé se livre  à différents niveaux d’apologie, commençant par évoquer sa première lecture, et les suivantes, ainsi résumées : « le territoire [de Kundera] découvert à 13 ans, je n’ai jamais cessé depuis de l’arpenter, d’y séjourner inlassablement. Je ne suis pas né en France, je suis né dans cet autre pays. » 

    Pourtant, lire et relire Maillé ne suffit pas à appréhender plus précisément sa fascination, qui me fait penser au travail chirurgical de tel médecin légiste, la comparaison des deux me faisant dire : À quoi bon ? Y a-t-il de la poésie, de la beauté, de l’amour là-dedans ? J’avoue avoir aimé cette méthode chirurgicale, moins les résultats de ses dissections. Un bon dictionnaire est nécessaire. D’une part du grand art, de l’autre, à mon sens,... du cochon. Rien de plus. Après avoir lu Les maîtres, je n’avais plus aucune envie de lire ces romanciers. Ah si, peut-être Gunther Grass, et son si célèbre Le tambour. Non pas pour les éclairages qu’en donne Maillé – « La sexualité est-elle soluble dans la lumière ? » – mais pour le jugement porté sur ses études germaniques, évoquées dans « Le Tambour contre l’université ». Il s’agit d’une descente en règle, pas seulement du système, mais de « ses pions », entendez les professeur(e)s. Voici quelques lignes éclairantes : « Un grand professeur moderne n’a plus rien en commun avec un grand professeur d’autrefois... Il n’est plus admiré et célébré pour sa forte personnalité, son originalité brillante, sa pincée de sel inimitable... Il se juge sur un seul critère : sa «technicité». » 

    Que vous disais-je ? Réactionnaire. Voici mon sentiment résumé : tout ça est noir, noir, noir. Et je préfère aller vers la lumière. Qu’on a beau chercher chez les maîtres de Bruno. Quant à ce dernier, quand on le connaît, on comprend mieux.

    Michel Patinaud
  • Dans l'œil du cyclone

    Ma vie parmi les ombres"Ma vie parmi les ombres", le nouveau roman de Richard Millet nous ramène une fois encore sur les hauteurs du plateau.

    Depuis 15 ans Richard Millet construit une œuvre romanesque dont le champ d'expansion physique et temporel concerne le Plateau de Millevaches et la Haute-Vienne. Depuis " l'Angélus" roman écrit à la première personne où apparaissait déjà ce thème rémanent de la chute et de la rédemption jusqu'à " Ma vie parmi les ombres • somptueux roman qui vient de paraître aux éditions Gallimard. Dans ce livre, le narrateur est en proie à un long processus d'évocation du temps vécu. La réminiscence au fur et à mesure qu'elle apparaît reconstitue un monde qui devient le monde qui nous sort du néant grâce à la puissance de la langue.

    La profonde sensibilité de Richard Millet aux êtres et aux lieux, aux mots qui permettent de nous identifier fait ressurgir nos existences.

    J'ai vu naître, se construire, se développer, se ramifier, privilège du libraire lecteur, cette œuvre littéraire majeure. Elle s'est rapprochée de moi parce que les grands romans sont des cyclones qui nous absorbent. Je me souviens de la première visite de Richard Millet à Ussel. Nous avions lu des extraits de ses livres par 11e nuit glaciale d'octobre où s'était brutalement inversée la température. Depuis opiniâtre, il poursuit une œuvre littéraire aujourd'hui reconnue. Elle est sans complaisance et magnifique. C'est la fonction de l'écrivain d'éclairer le monde. Elle reste aujourd'hui plus que jamais nécessaire par ce qu'elle nous dit et exige de nous.

     

    Gilles Pegourier Libraire à Ussel
  • Le Cycle de Syffe de Patrick K. Dewdney

    Le Cycle de Syffe de Patrick K DewdneyDans nos contrées magnifiques, P. K. Dewdney est connu des amateurs de littérature. Il a par exemple participé ces dernières années à des événements majeurs : Folie les Mots à Faux-la-Montagne, et Les Écrits d’août à Eymoutiers, ville où il est désormais installé. Mais il est connu bien au-delà car il s’est fait un nom, obtenant un succès certain, récompensé par de nombreux prix dont le plus récent doit être Le Grand Prix de l’Imaginaire 2019. IPNS vous a déjà parlé d’une collection intitulée « Territori », dirigée par l’éditeur Cyril Herry (IPNS n°55, juin 2016), où Patrick Dewdney  avait une place à travers son roman Crocs. Le personnage principal, assez déroutant, y cheminait à travers la nature (presque) sauvage située entre Tarnac et Vassivière.

     

    Une saga « fantasy »

    Dans la saga intitulée Le Cycle de Syffe, ni les personnages, ni les intrigues n’ont grand chose à voir avec les précédents romans. Je souhaite vous parler du premier volume de cette saga – sept sont prévus – intitulé L’Enfant de poussière (éditions Le Diable Vauvert). À travers l’histoire particulièrement mouvementée et aventureuse d’un garçon de 8 ans, Patrick aborde un nouveau style, le roman de « fantasy ». Le romancier nous a expliqué lors d’une soirée pelaude, pourquoi il avait décidé d’une nouvelle orientation, et bien précisé « fantasy » historique. Histoire de sourire un peu, je dirais plutôt de l’histoire fantaisiste. La bible du genre, c’est Le Seigneur des Anneaux. S’il y a chez Patrick Dewdney quelques ressemblances avec la saga de Tolkien, il y a surtout des différences, la première étant que tous les êtres qui peuplent la région de Corne-Brune, et au-delà, sont des humains. L’histoire n’est pas intemporelle, elle se situe sans ambiguïté dans un contexte médiéval : les armures, les épées, les chevaux, les châteaux… Si l’approche de l’auteur répond bien à une définition du genre « fantasy », littérature de l’imaginaire, seuls les mythes y sont présents, peu de surnaturel. Finalement, si, cette Elle double qui hante les nuits de l’enfant, et qui n’est pas une femme.

     

     

     

    Patrick K. DewdneyJe vais commencer, pour m’en débarrasser, par quelques critiques. La longueur tout d’abord : 616 pages, il faut un sacré appétit. Le style un peu trop léché, belle langue, mais phrases souvent interminables, avec beaucoup d’effets de style, justement. Quand on lit : « Plusieurs tables massives y étaient disposées en carré, à la manière d’un réfectoire, où une poignée de camelots et trois voyageurs encapuchonnés, qui portaient les masques sculptés de la guilde des pérégrins, échangeaient les nouvelles en un désordre turbulent. » Eh bien, on se dit « la suite S.V.P. ». Je pense que Patrick abuse aussi des descriptions. En réalité, il s’amuse, l’écriture le remplit de plaisir, alors il traîne. Est-ce que ce « beau français » ne serait pas celui dont Serge Quadruppani se « contrefout » (Les Écrits d’août) ? Dernier point, mais ce n’est pas vraiment une critique, la profusion des personnages et des lieux, les intrigues entremêlées, sont parfois difficiles à suivre. Heureusement, nous avons plusieurs cartes, il n’y manque qu’un lexique, PKD s’étant ingénié à inventer une foule de mots et de noms. Voici comment le critique littéraire Nicolas Winter a résumé ses impressions : « Syffe débarque dans notre imaginaire avec la puissance d’un météore, autant par son écriture sublime que par son monde d’une affolante densité. Le résultat ? Magistral. » Je rajouterais : un peu trop complaisant avec la violence. Le lecteur jugera.

     

    Inventivité et richesse de vocabulaire

    L’Enfant de poussière est absolument impossible à résumer tant son contexte est foisonnant. L’histoire commence avec un quatuor d’enfants abandonnés, dont Syffe, confiés à une vieille femme qui les nourrit mal et ne leur prête guère d’affection. Syffe et ses amis Brindille, Merle et Cardou, jouissent par contre d’une assez grande liberté, qui les expose à tous les dangers. Cette liberté leur permet de côtoyer les habitants de Corne-Brune, ainsi que des tas de tribus des alentours, les Gaïches, les Deïsi, les Païnotes... et les Syffes, assez méprisés par les habitants de la ville qui les qualifient de « foncés ». Syffe – c’est à la fois son peuple, son surnom et son nom –  échappe plusieurs fois à la mort, dont il est sauvé par un guerrier mercenaire Var. Ce dernier veut faire du garçon un homme, à coups de tabassages et de  tortures quotidiens. C’est avec lui qu’on entre dans la guerre, la vraie. Le siège de la forteresse d’Aigue-Passe ressemble furieusement à tous les sièges médiévaux. La violence ne suffisant pas, c’est la trahison et la traîtrise qui l’emportent. La suite est à lire dans La Peste et la vigne.

    Une des grandes réussites du romancier est d’avoir créé « son » monde imaginaire, évoluant au rythme des lunes… celle des pluies, celle des semailles. Monde organisé en primautés (un genre de canton d’aujourd’hui), où l’on croise des justicaires, des premières-lames, des chargeurs igériens, des hobbelards, des yunglings. L’inventivité et la richesse du vocabulaire sont un des attraits du roman. Les noms de lieux ou de personnages par exemple : Blancbois, Cullonge, Spinelle, Bourre, Embole… et l’infâme Misolle. En fait, si la société créée par Patrick Dewdney ressemble beaucoup au monde féodal, elle ressemble aussi à la nôtre, où les hiérarchies dépendent essentiellement de la force et de l’argent, où se succèdent les désordres politiques et sociaux, le fanatisme et la guerre. Les mentalités des personnages sont strictement contemporaines. Ah tiens, un autre point commun : le primat Villune, qui dirige Corne-Brune, est élu !

     

    Michel Patinaud
  • Le dit de la grand-route - Kouam Tawa

    Kouam Tawa est camerounais. Il est écrivain et a été accueilli en résidence à Limoges, à la maison des auteurs du Festival des francophonies. Durant son séjour il a écrit divers textes qu'il a proposés en lecture dans le cadre de "Café en ex'île", des rencontres organisées l'an passé par l'association Carrefour des Arts, à Peyrat le Château, St Martin Château ou Eymoutiers. Le texte que nous vous proposons a été lu dans ce cadre. Il est beau. Emouvant. Universel. C'est pourquoi il a toute sa place dans IPNS.

     

    Kouam TawaLe voici, l'homme. Sur la grand-route. Couché. Inerte. Mort. Il quittera le sol pour la civière. La civière pour le linceul. Le linceul pour la morgue. La morgue pour le cercueil. Et le cercueil pour la terre. Qu'importe si cette terre est moins chaude et beaucoup plus légère ? Il est mort, l'homme. Et jamais plus on ne le verra. Mort, l'homme. Et jamais plus on ne l'entendra. Jamais.

    Qu'avez-vous, hommes, femmes et enfants à le regarder comme la dépouille d'un gibier de potence ? Comme une infecte et répugnante curiosité ? Il y a un moment, moins d'une heure, ce corps figé et froid était comme celui de chacun d'entre nous. Mouvant. Chaud. Parlant. Qui peut faire quoi maintenant pour lui rendre le mouvement, la chaleur, le souffle ? Personne. Surtout pas les diseurs de bonne aventure à qui vous confiez vos âmes et videz vos bourses pour des histoires queues-de-chat aussi bancales que le destin de l'homme ci-couché pour qui personne n'ose un cri, un pleur, une complainte. Comme s'il s'agissait d'une écrabouillure de chien sans maître.

    C'est vrai que cet homme n'est plus qu'une minable proie entre les griffes de la mort. C'est vrai que les déplorations et les thrènes ne peuvent pas lui rendre la silhouette et l'haleine qui l'ont à jamais quitté. Mais, dites-moi mes frères, sœurs et enfants, où vous avez vu la capture d'un gibier laisser ses congénères dans une telle indifférence. Nulle part, je vous assure, chez les bêtes dont nous nous targuons d'être les supérieurs.

    Il gît par terre, l'homme. Et vous l'avez drapé comme on couvre une merde. Pour être à l'abri de son regard figé. Honnêtement figé. Eternellement figé. Vous l'avez drapé pour éviter son visage éteint. Brusquement éteint. Pour toujours éteint. Comme s'il s'agissait de celui de la mort qui tantôt l'a atteint. Vous oubliez qu'il aurait pu être votre père ou votre époux, votre frère ou votre enfant, votre camarade ou votre ami. Et qu'il vous aurait échu de prendre ses restes dans vos bras. Comme un enfant. Comme un amour. Pour l'étendre sur ce qui sera bientôt son dernier brancard.

    La femme de l'homme qui à cette heure fait le ménage ou apprête le repas ne sait pas qu'elle ne mangera pas avec son homme ce soir, ne causera pas avec son homme ce soir, ne couchera pas avec son homme ce soir. Elle ne sait pas, la femme, qu'il ne l'amènera pas à la foire dont elle rêve, ne lui achètera pas la robe qu'elle espère, ne lui fera pas la fille qu'elle désire. Elle ne sait non plus, la femme qui à cette heure visionne ou repasse en attendant son homme que jamais plus elle ne mangera avec lui, ne causera avec lui, ne couchera avec lui.

    Elle ne sait non plus, la femme, qu'en captant la radio ce soir pour écouter un discours ou un tube elle tombera sur une nouvelle qui la terrifiera, la tétanisera, l'effondrera. Qu'éplorée elle demeurera inconsolable pendant des jours et des nuits, des semaines et des mois, des années et des lustres. Et que ses lamentations des premiers jours feront la manchette des ragots des connaissances et voisins qui se demanderont pourquoi elle pleure sans déchirer ses vêtements, pleure sans défaire ses tresses, pleure sans s'enrouler par terre, des connaissances et Kouam Tawa et ne parviendra pas à l'apaiser. Il ne sait non plus, le fils qui à cette heure court ou saute ou rêvasse, que personne ne lui demandera ce soir de se baigner, de prendre son dîner, d'étudier ses leçons, de faire ses devoirs et d'aller se coucher. Il ne sait pas, le fils, que l'homme au visage grossièrement bandé qu'on amènera chez eux couché et dormant dans une caisse de bois blanc et qu'on veillera une nuit entière en chantant cantiques et requiem sera son père. Il ne se doute pas, le fils qui à cette heure rigole ou taquine que dans trois ou quatre jours il suivra un cortège funèbre dans son " beau village ", et qu'au bord d'une fosse autour de laquelle seront rassemblées des dizaines de personnes qu'il ne connaît ni d'Eve ni d'Adam on lui demandera de jeter une poignée de terre sur la caisse de bois blanc contenant l'homme au visage grossièrement bandé couché et dormant, en disant "Adieu papa, adieu !" au père que jamais plus il ne verra, n'entendra, ne touchera. Il ne sait pas, le fils qui à cette heure fait cabrioles et pirouettes sans rien pressentir qu'il passera toute son enfance et son adolescence à rechercher ce visage que vous avez couvert sur tous les visages d'hommes. Il ne sait non plus, le fils, que d'ici un an ou deux il éclatera en sanglots à chaque fois qu'un de ses compagnons lui parlera de son papa-bonheur ou de son papa cadeau, à chaque fois qu'il se rappellera qu'il ne lui reste plus pour père que quelques lambeaux de souvenirs évanescents, deux ou trois photos jaunies ou moisies et un monticule de terre latéritique sur laquelle sa mère l'emmènera gémir à l'aurore de novembre.

    Elle ne sait non plus, la maîtresse de l'homme, rencontrée un matin ou un soir dans un bar, un café, un marché, une chapelle, peu importe, la maîtresse que l'homme retrouvait à chaque voyage et prenait à chaque fois le temps de demander de ses nouvelles, consoler ses chagrins et dissiper ses soucis, le temps de lui donner du plaisir, de l'attention, de l'affection, du courage et de l'argent, qu'il ne sortira ni ne dansera avec elle tout à l'heure. Elle ne sait pas, la maîtresse qui en ce moment emprunte ou dépense, devise ou cancane, qu'elle passera sa journée, sa soirée et son lendemain à attendre l'homme qui ne viendra pas et ne viendra plus, l'homme dont elle apprendra l'accident et la mort bien des jours après qu'on l'aura enterré et pleuré, bien des jours après qu'aura pris fin la cérémonie de veuvage. Elle ignore, la maîtresse qui depuis le matin navigue entre sa cuisine et sa salle de bain, sa marmite et son miroir, qu'elle passera de longs mois à se lamenter et à se morfondre sans que personne ne demande pourquoi, qu'elle versera un flot de larmes sur les peines restées sans consolation , le corps resté sans jouissance, le loyer et les factures restés impayés, et surtout sur la lourde tristesse de n'avoir pas accompagné à sa dernière demeure l'amant le doux amant dont la présence ravivait ses espoirs et mettait fin à toutes ses inquiétudes.

    Elle ne sait non plus, la mère de l'homme déjà si vieille et si fatiguée, la mère qui endura mille souffrances pour que survive son unique fils arraché à grandes luttes aux razzias, aux épidémies et aux famines, la mère qui ne tient plus que par le soutien du rejeton qui sait si bien l'entretenir et essuyer ses larmes, la mère qui à cette heure fait son sac en y mettant tout ce qui lui reste de haricot, de maïs et d'arachides, que son fils qui devrait la chercher dans deux jours pour l'emmener dans un centre spécialisé dans le traitement des rhumatismes lui reviendra en costume et cravate noirs dans un cercueil de bois blanc. Elle ne sait pas, la mère, que ses gémissements et ses imprécations contre la faucheuse ne changeront rien à l'impassibilité du fils qu'elle aura de la peine à reconnaître, que le dieu des montagnes et des vallées, des fleuves et des vents qu'elle invoquera sans trêve ne soulagera pas comme elle le souhaitera la terre des vivants du poids de sa " carcasse " afin qu'elle rejoigne au royaume des ancêtres son beau bâton d'appui. Elle ne sait pas, la mère qui reste sourde aux miaulements et pleurs du chat qui sans arrêt rôde autour de sa case qu'il lui reste encore de longues années à passer dans cette vallée de larmes où elle luttera sans arme contre de cruels et lancinants rhumatismes, dans cette vallée de misère où elle finira par crever de chagrins, de chiques et de faims comme la plupart des paysans de sa génération.

    Ils sont nombreux à ne pas savoir : les amis d'âge, de clan, de galère, de jeu, de bière et de plaisanterie, les connaissances d'un jour et de toujours, nombreux à ne pas savoir qu'ils délaisseront leurs occupations matinales dans deux ou trois jours pour se vêtir d'un costume blanc ou noir qu'ils n'ont peut-être pas eu le temps de nettoyer, afin d'accompagner à sa dernière demeure le très bon, très aimable, très gentil et très serviable chauffeur dont ils apprendront la mort à la maison, au travail, dans la rue ou dans un bar au cours des conversations qui en un tour de main balayeront ses défauts. Ils sont nombreux à ne pas savoir : les pistes, les rues et les routes des villes et des campagnes, des quartiers et des faubourgs, nombreux à ne pas savoir que le bon et fidèle conducteur du petit pick-up bleu jamais plus ne les parcourra pour aller ici et là livrer les charges qu'il ne se lassait jamais de transporter.

    Elle non plus ne sait, la petite fille qui aujourd'hui est votre sœur, votre fille, votre nièce ou votre petite-fille et qui demain sera peut-être l'amie ou l'épouse du garçon qui à cette heure est orphelin mais l'ignore, que certaines misères de sa vie amicale ou conjugale seront dues à l'absence prématurée de l'homme mort à cet endroit précis où son frère, sa sœur, son père, sa mère, son oncle, sa tante, son grand-père ou sa grand-mère n'a pas poussé le moindre cri, versé la moindre larme, dit la moindre prière. Bien que présent(e). Bien que témoin.

    Dans ce monde plein d'êtres qui souffriront à des degrés divers de cette fin atroce et brutale, il n'y a que vous qui savez, mes frères et sœurs. Vous savez et cela ne vous empêche pas de regarder la dépouille mortelle avec dédain, en vous demandant quand viendront les gendarmes et le service de voirie pour vous débarrasser de ce qui pour vous n'est plus qu'une puanteur, afin que vous vaquiez à vos occupations et oisivetés majestueuses ou repreniez la route pour rattraper vos rendez-vous d'affaires, d'orgie et d'amour. Vous savez, mes frères et sœurs, que l'homme qui voyageait tranquillement dans son pick-up bleu a subitement laissé sa vie ici et il ne vous vient même pas à l'idée qu'il aurait pu être votre père, votre époux, votre frère, votre fils, votre ami ou le père de celui qui sera peut-être demain votre gendre.

    On dira aux antennes d'une minable radio ce soir ou dans le recoin d'une feuille de chou demain qu'il est mort, l'homme, des suites d'un accident de circulation sur la route de. Mais personne n'ajoutera qu'il est mort comme meurent la plupart des morts dans ce pays : brutalement, sauvagement et honteusement, de morts dont il n'aurait parfois suffi que de très peu de choses pour qu'elles soient évitées. Qui d'entre-nous, mes frères et sœurs, peut avouer n'avoir jamais entendu murmurer à un enterrement : il avait suffi que le chauffeur... que le docteur... que les pompiers... que la police... que la famille... que les voisins... que les amis... que le chemin... que la voiture... que la nature... pour que... soit encore en vie?

    Personne ne dira à la rumeur ce soir ou demain qu'il roulait tranquillement, l'homme, dans son pick-up quand l'arbre, le gros arbre, est tombé. Personne ne dira rien parce que vous n'aurez rien dit, mes frères et sœurs, parce que vous n'aurez pas relaté qu'il bruinait et que l'homme roulait calmement dans son pick-up bleu chargé de marchandises et de vivres, qu'il bruinait et que certains d'entre vous abattaient cet arbre comme on en abat tous les jours dans nos forêts. Personne ne dira qu'il n'y avait sur la route aucun panneau, aucun signe indiquant un possible danger, même pas une touffe d'herbes ou un branchage qu'il suffit de se courber ici ou là pour ramasser, pour indiquer à l'homme qui roulait en chantant ou sifflotant qu'il allait probablement se passer quelque chose. Personne n'en dira rien, rien du tout. Mais tout le monde précisera que l'homme est arrivé au moment précis où l'arbre s'écroulait, et que celui-ci n'a pas hésité dans sa violente chute à s'écraser sur la cabine de son pick-up. Personne n'ajoutera que si les bûcherons étaient venus à sa rescousse plutôt que de s'enfuir il serait peut-être encore en vie, que si les passants avaient pris la peine de le délivrer de la branche qui le coinçait entre le toit et le volant de sa voiture avant de la vider de ses caisses de marchandises et sacs de vivres, l'homme aurait peut-être eu entre un crachement de sang ou de bave et un gémissement d'agonie le temps de dire un mot. Un mot pour l'instant. Un mot pour plus tard.

    Personne ne dira rien de ce qui s'est réellement passé et que déjà vous vous efforcez d'ignorer et d'oublier, parce que vous n'aurez parlé de rien d'autre que de la terrible, incroyable et mystérieuse chute de l'arbre. Et le grand oncle de l'homme qui à cette heure élague les arbres dans son champ sans rien savoir de rien devra abandonner ses plantes aux herbes et aux bêtes sauvages pour pleurer le fils bien-aimé de son neveu ou de sa nièce, et répondre des véhémentes accusations de sorcellerie qui pèseront sur lui parce qu'on n'aura pas compris pourquoi le fromager est tombé pile au moment où passait le pick-up conduit par son petit neveu, ni compris comment lui qui joint si difficilement les deux bouts a fait pour s'acheter une mobylette neuve. Et le grand oncle qui à cette heure boit du vin de raphia ou fume sa pipe sans prêter attention aux chants prémonitoires des petits oiseaux devra pour le temps qu'il lui reste ici-bas traîner - s'il n'est lynché - la réputation d'avoir vendu l'âme de son " presque petit-fils ", pour n'avoir tout simplement soufflé à personne que c'est en pariant sur les chevaux ou en jouant au loto qu'il a gagné du pécule.

    Nous avons tendance, mes frères, mes sœurs et mes enfants, à simplifier une infortune depuis que nous sommes continûment en proie aux calamités et aux hécatombes. Comme s'il y avait de petit malheur. Comme si une mort n'était pas la mort, l'impitoyable mort qui fit de moi la nullité que voici. Approchez, fils du pays, je vous prie d'approcher. Car il est là, l'homme. Couché. Inerte. Mort. Et ce n'est pas qu'une vie qui se couche. Mais cent vies. Mais mille vies. Mais la vie. Approchez, s'il vous plaît. Soyons ensemble et ouvrons le deuil comme du temps de nos pères. Pleurons le monde. Pleurons nos corps. Car ce mort qui est nôtre est la vie qui se meurt. Et comme disent les voix venues du fond des âges, chaque corps qui tombe est l'annonce et le commencement de notre propre mort.

     

    Kouam Tawa
  • Le Plateau de Pierre Bergounioux

    Commençons par l’essentiel : Pierre Bergounioux est un grand écrivain. C’est un style, un ton, une émotion. Quand on a lu un ou deux de ses livres, on reconnaît tout de suite sa voix, sa patte. Au fil de ses quelques 35 textes parus à ce jour, Pierre Bergounioux raconte toujours la même histoire : la sienne. Son enfance, son adolescence, ses doutes, ses fardeaux. Son œuvre est une éternelle répétition. Pas un bégaiement. Non : des variations sur le même thème.

     

    Pierre Bergounioux

     

    Seconde raison de nous intéresser à Bergounioux : il est limousin. Né à Brive en 1950, il est du Quercy par sa mère et de Corrèze par son père. Il a du reste consacré au plateau de Millevaches un de ses livres : Miette, histoire de trois générations qui vécurent du côté de Davignac et dont il est en quelque sorte le dernier rejeton.

    Mais là où les choses se compliquent pour nous, c'est que Bergounioux n'est pas - loin de là - un chantre du plateau. Ce territoire, au contraire, incarne à ses yeux tout ce qu’il n'aime pas. Au Quercy ensoleillé de son grand père maternel s'oppose le versant noir du Millevaches sévère et austère de la famille paternelle. De nombreuses fois on relève cette constante opposition entre le Lot : joyeux, riant, primesautier et le Millevaches : dur, sinistre, revêche. Ce sont des arbres fruitiers qui, sous sa plume, en témoignent.

    Les premiers sont des pruniers du Quercy : "C'est là que j'ai découvert les pruniers croulant sous leurs fruits jaunes et bleus, l'exubérance tropicale du tabac, les figuiers, la vigne, les potirons géants sortis, non pas de terre - ce n'était pas possible - mais d'un coup de baguette donné par la main fée".

    Les seconds sont des pommiers du plateau : "Les pommes avaient fini par mûrir. Elles sont à peu près du format des prunes, bien rouges, couvertes de chancres, infestées de vers, becquetées des oiseaux et rongées par les guêpes. On s'étonne de voir tant d'ennemis à des fruits si modestes. Puis on se rappelle, si l'on vient de loin, combien l'endroit est âpre, infertile et l'on regarde ces pommes au goût aigrelet, pendues aux branches d'un arbre nu, pour ce qu'elles sont : une aubaine un peu miraculeuse".

    La comparaison est cruelle. Mais ne crions pas haro sur Bergounioux qui flétrit le pays où nous vivons. Il se pourrait que le Millevaches de Bergounioux ne soit plus le nôtre. Avec lui, nous avons tenté d’éclaircir cette histoire et de prévenir tout malentendu qui risquerait de vous faire passer à côté de lui sans jamais ouvrir un de ses livres.

     

    IPNS - Quels liens personnels vous lient au plateau ?

     

    Pierre Bergounioux - Je suis né à Brive. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de dix sept ans. C’est là que j’ai reçu les premières impressions, qui sont irréversibles, indélébiles, laissé mes amitiés d’enfance, que reposent tant de gens que j’aimais, que les rêves me ramènent chaque nuit, que réside, pour toujours, le gosse que je fus et qui prescrit à l'adulte qu'il est devenu, par delà le temps et la distance, sa tâche, sa conduite, ses buts.

    Il y a ce qui se passe et ce qu’on sait, qui coïncident rarement. Longtemps, je me suis cru corrézien parce que nul ne s’était soucié de savoir exactement ce qui avait précédé. On avait autre chose à faire que d’interroger le monde intérieur, l’âge antérieur. On était accaparé par les évènements. J’ai donc mis au compte d’une inexplicable bizarrerie le malaise vague, chronique, de la vie au Pays Vert, l’humeur chagrine, légèrement schizoïde, dont j’étais affligé. Mon père, qui était orphelin de père, pensait être briviste. Je l’ai cru. Je me suis regardé comme un sang-mêlé, limousin par son côté, lotois par l’autre. Après son décès, on a fait quelques recherches, découvert sans difficulté qu’il tenait, lui aussi, dès la deuxième génération, au Quercy.

    Si, comme je le postule, rien ne se perd ni ne meurt et que revivent, en nous, ceux qui furent avant, alors je m’explique un peu mieux le goût d’exil qu’ils ont trouvé aux terres accidentées, acides, mouillées du Limousin, à ses couleurs tristes, à la froidure, à l’altitude, à l’ardoise et au granit gris. Tout me porte vers les lumineuses esplanades de la Bouriane1  où se sont écoulées - je le sais, désormais – mes vies antérieures, où les choses me parlent, me disent, lorsque je passe : "Arrête toi. Tu es chez toi !".

    Peut-être qu’il n’y a pas d’intérêt à simplement recommencer ce qui a déjà été, à reproduire le passé. Etrangement, c’est vers la vraie Corrèze, l’âpre, l’orientale que je me suis acheminé, le moment venu, parce que quelqu’un est apparu que j’ai résolu, dans l’instant, de ne jamais plus quitter et qui est devenue ma femme. Que les esprits du plateau, les puissances occultes, les ogres et les fées aient regardé mon intrusion d’un fort mauvais œil, je m’en moquais bien. Ils n’avaient qu’à pas me montrer une créature des frimas, des forêts. Je n’aurais jamais dépassé Tulle, à mi-chemin. J’aurais suivi mon penchant, vers les terres sèches, éblouies, du Quercy.

    La cruauté n’est pas dans ma nature. Une observation du philosophe anglais Hume m’a éclairé, jadis, sur un sentiment resté confus. L’homme est l’enfant, dit-il, de l’union monstrueuse de la faiblesse et du besoin. C’est ce qui confère aux terres cultivées le charme profond qu’on leur trouve. On devine, parmi les moissons et les vergers, que la disette, la misère nous seront épargnées. Les combes du Périgord et du Lot font penser à des cornes d’abondance. Elles débordent de fruits succulents, de grappes de raisin, de potirons, d’épis d’or, de branches ployantes, de fleurs.

    Passé la limite du châtaignier, vers sept cents mètres, Millevaches n’offre plus rien de nourricier ni de consolant. C’est un pays d’aiguilles, de piquants, de plantes revêches, la bruyère, l’ajonc, la fougère. Lorsque, de Meymac, on part pour Eymoutiers, la route sinue continuellement sous la voûte des bois ; vers Felletin et Aubusson, elle s’élève en lacets entre les landes et les tourbières, s’efface, aux mauvais jours, sous la neige. Je persiste : un pommier aux branches duquel pendent quelques fruits chétifs revêt, dans ce contexte, une apparence légèrement miraculeuse.

     

    IPNS - Vos liens avec le plateau ont-ils évolué au cours de votre vie ? Et qu’en est-il aujourd’hui ?

    P. B. - Comment des rapports qui procèdent de la nature des choses pourraient-ils varier ? Le plateau devient chaque année plus silencieux et sombre, plus sévère, parce que sa population s’amenuise dramatiquement tandis que les bois gagnent. Quant à nous, le temps qui passe agit comme un puissant révélateur. Il souligne nos contours véritables, sépare l’être qu’on est de ce que par inexpérience, légèreté, on avait pris pour lui et qui ne lui appartenait pas vraiment. 

    Lorsque je reviens, chaque année, sur les hauteurs, c’est comme la première fois. Je me sens étranger, autre, effarouché mais tenu, par une raison que la raison ignore, d’être là et pas ailleurs.

     

    IPNS - "Votre" plateau par bien des aspects est très différent du "nôtre"… Le plateau immémorial que vous dépeignez est mort et seul ce plateau là vous intéresse en tant qu’écrivain. Vous vous en êtes fait le mémorialiste et votre œuvre en est comme l’oraison funèbre. Mais y-a-t-il un second Pierre Bergounioux qui regarderait le plateau de façon plus contemporaine et qui percevrait un "plateau vivant" ? 

    P. B. - Ce qu’on pense se déduit de ce qu’on fait. Je passe onze mois sur douze aux portes de Paris où la fin des terroirs, la mise en sommeil des mauvaises terres ont conduit leurs occupants. Lorsque je suis en Corrèze, ce sont des fantômes, du passé que je retrouve. L’existence lointaine, seconde que je mène donne à Millevaches une réalité intermittente, mélancolique, abolie ou rêvée. Mais je sais parfaitement quelle consistance solide, authentique, économiquement fondée, lui trouvent les forestiers occupés d’un bout à l’autre de l’année à couper les bois. Je ne doute pas que cette étendue soit chargée de significations, d’échos vivants, d’espérance et de joie pour ses actuels habitants. Notre être est dans le devenir. Le plateau existe deux fois, en tant que tel, dans son épaisseur matérielle, et puis dans l’idée qu’on s’en fait. La mienne relève du passé, de l’éloignement, la vôtre de maintenant, de l’immédiateté. Elles ne s’excluent pas. Elles se complètent.

     

    1 - Région du Quercy qui s’étend de Gourdon à la vallée du Lot

     

    Lire Bergounioux

    miettejpgSi vous n’avez jamais lu Bergounioux, commencez par lire Miette (en poche chez Folio). D’abord parce que c’est le livre que Bergounioux dédie au plateau, ensuite parce que c’est celui qui, au travers des vies qu’il relate, nous permet d’approcher l’œuvre de l’écrivain de la façon la plus accessible. Pour aller plus loin et selon vos goûts, vous pouvez lire Un peu de bleu dans le paysage ou Le chevron pour suivre le filon corrézien de l'auteur (tous deux aux éditions Verdier). Si vous préférez le suivre dans les méandres de son enfance, commencez par La maison rose, très beau texte qui montre le monde des adultes par les yeux d’enfant de Bergounioux. Continuez avec C’était nous, La Toussaint ou La bête faramineuse, ce dernier livre nous ramenant sur le plateau (ces quatre ouvrages aux éditions Gallimard).

    Si l'univers de Bergounioux vous a captivé, vous pourrez alors l'écouter vous parler de ses "héritages", tout ce qui l'a constitué, et qu'il raconte merveilleusement dans un dialogue avec son frère Gabriel (ce livre intitulé Pierre Bergounioux, l'héritage, vient de paraître aux éditions Les Flohic. C'est un ouvrage passionnant et abondamment illustré qui donne toutes les clés de son œuvre). 

    Enfin, signalons la parution aux éditions Mille Sources de l'ouvrage de Vincent Pélissier : Autour du grand plateau. Il s'agit d'une approche critique de l'œuvre de cinq écrivains inspirés par le Limousin, et en particulier par le plateau : Alain Lercher, Jean Paul Michel, Pierre Michon, Richard Millet et… Pierre Bergounioux. (Ed. Mille Sources, Société des Lettres, Sciences et Arts de la Corrèze, BP 102, 19003 Tulle cedex 10 ).

     

    Propos recueillis par Michel Lulek
  • Parcours de migrants

    Tant par la particularité de son auteur que par l’aura de ses deux héros, Omar Benlaâla nous offre avec  son dernier livre Tu n’habiteras jamais Paris un témoignage singulier des rudes conditions des travailleurs immigrés en France au XIX° et XX° siècles. En douze courts chapitres qui s’imbriquent dans le récit de la vie de son père, Bouzid Benlaâla, l’auteur retrace la biographie de son second héros, Martin Nadaud, réunissant deux migrants devenus tous deux, à un siècle de distance, maçons parisiens. Si nos lecteurs connaissent sans doute bien l’itinéraire de Martin Nadaud, celui de Bouzir Benlaâla leur est sans doute inconnu. C’est celui-ci que nous vous proposons de découvrir ici à travers quelques extraits du récit de son fils.

     

    Omar Benlaâla nous rapporte le récit de la vie de son père, Bouzid Benlaâla, né en kabylie en 1939. Si son grand frère (l’oncle d’Omar) fréquentait l’école coranique, lui ne s’y retrouvait pas. Il n’apprend donc pas à lire et à écrire. À l’âge de huit ans, en 1947, il est embauché comme coursier dans l’épicerie du village créée par son père après plusieurs années de migration saisonnière comme maçon à Paris. À 15 ans, sur un coup de tête il quitte l’échoppe  familiale où il a acquis aisance et une forte qualité relationnelle. Laissons-lui la parole pour la suite...

     

    omar benlaala

     

    En Kabylie une jeunesse difficile 

    “Me voilà en 1954, pris entre deux feux comme tous les autres. Pendant longtemps, j’ai même été incapable de dater les “événements“ d’Algérie. Il s’agissait alors simplement d’être du bon côté de l’Histoire, pas de l’envisager dans sa complexité. Pas idéologue pour un sou, je ne veux tuer personne, encore moins croiser ma victime. Poussé au crime, qui me dit que c’est le bon ennemi que je supprimerai ?  Rejoindre l’armée de libération ? Avec les camarades on a bien essayé, mais où la trouver, cette armée ? Des fantômes. D’eux on entendait tout et son contraire, des ombres en mouvement. Il y avait tant de malheurs des deux côtés que je ne voulais être d’aucun. Et je n’étais pas le seul ! Derrière les hautes palissades, on entendait des cris. D’autres fois, c’étaient des corps mutilés exhibés sur la place publique qui nous rappelaient notre impuissance. Qu’avaient-ils donc fait, ces corps, pour être punis même après la mort ? Finalement l’homme – cet animal – s’habitue à tout. L’indépendance ! Il fallait surtout s’affranchir de la misère, et çà, ce n’était pas affaire de décret.  Pour fêter l’armistice, je m’achète un costume, une chemise blanche et une cravate, puis je monte à Alger. Là, je retrouve mon père. Réfugié dans la banlieue d’Alger, car soupçonné de soutenir les fellaghas, il est recherché. Son conseil ? Retourner au village et y prendre femme. Plutôt crever. Je dois partir, au moins pour un temps goûter à autre chose. Comme tout le monde, la seule algérienne que je désirais alors, c’était la pièce d’identité. Simple comme un coup de tampon : qu’il se marie, et il aura ses papiers ? Le 16  juin 1963, le mariage a eu lieu chez nous. Ta mère et moi nous n’avions pas le même âge, ni la même expérience, et je ne me sentais tout simplement pas prêt. Le mariage n’a rien changé à mes projets. Je suis resté vingt-neuf jours  avec mon épouse avant de prendre le large“.

     

    Partir à l’étranger, c’est la France

    “C’est la première fois que je prends l’avion. À Paris , je suis certain d’être bien reçu par la famille, et c’est tout ce qui compte. J’ai 23 ans, et déjà quinze de besogne derrière moi. À peine le pied posé chez les cousins, je suis accueilli à bras ouvert, dans une pièce d’une quinzaine de mètres carrés. Ma première réflexion, en observant la pièce : on va être serrés là-dedans. Pourtant il y avait le minimum vital. Avec les cousins, on discutait de la famille ou de l’Algérie indépendante. Entre nous on se chamaillait  peu. Mais dans les bars, au café, la dispute était fréquente. Il y avait trop de ressentiment. Notre émigration puait la haine et la rancune. On polémiquait à en crever. Entre ceux  qui reprochaient à la France de les avoir abandonnés et les déçus de l’Algérie qui laissait ses enfants se vendre à l’ennemi, çà n’en finissait jamais. On était sacrément perdus, mon fils. Alors, on s’est concentré sur ce qu’on savait faire le mieux : travailler. On ne cherchait qu’à mettre de l’argent à gauche pour le retour, à remplir la gamelle et les enveloppes  à envoyer au village. On calculait en mercenaire et pas en sédentaire. Même si je ne me souciais pas beaucoup de l’avenir, une pensée me projetait loin du chantier : ta mère. L’amener en France ? Matériellement impossible. Moralement impensable : à cette époque, c’est une honte, le pire déshonneur. Mais pour moi c’était très clair : construire un foyer ici et là-bas, ce n’était pas possible. Il fallait choisir. “

     

    Travail d’arabe

    “Les offres d’emploi arrivaient de partout ; il fallait juste tendre l’oreille. Dès quatre heures du matin on partait en banlieue, où les entreprises étaient domiciliées. De là, on nous dirigeait vers le chantier d’accueil. Ma première mission comme couvreur, à Courbevoie, je la dois à un cousin.  Mon premier poste fixe, c’était en 1966, comme égoutier à la Distribution des eaux de la ville de Paris. J’y suis resté quatre ans, en cuissardes, à visiter la capitale à l’envers. Au début on te met manœuvre parce que tu n’as pas de qualification et que tu es prêt à tout faire. Moi j’aime bricoler le bois ; je trouve çà plus propre. Alors je suis devenu boiseur, même si je faisais toujours beaucoup de maçonnerie. Le maçon-boiseur est très recherché. Ma qualification, je la tiens d’une école du bâtiment, dans le quinzième arrondissement, rue saint Lambert, où l’entreprise m’a envoyé à deux reprises, en 1972, pour me perfectionner. Pendant un mois, on nous apprenait la lecture de plans, le traçage. La première fois, celle où j’ai eu mon diplôme, j’ai aimé çà et j’y allais volontiers. La seconde, c’était comme un mois de vacances ; je ne rendais même pas les devoirs. Il y avait de moins en moins de grands chantiers, alors on faisait de la rénovation et moi, je maîtrisais. Puis je suis allé chez Ronteix. J’ai aussi travaillé dans une entreprise de décolletage avant de reprendre dans le bâtiment. C’était le printemps de l’embauche : on changeait d’entreprise comme de chemise, jusqu’à ce que l’hiver économique arrive, et s’installe pour de bon. À  l’entreprise Lefaure et Rigaud je suis resté de 1977 à 1997. Moi qui ai trente-cinq ans de bâtiment, je ne suis jamais devenu chef de chantier. Je crois que j’aurais pu si on m’avait appris, mais on ne nous apprenait qu’à rester à notre place. “

     

    Représentant la CGT avec un camarade africain

    “Un délégué syndical m’a tellement cassé les pieds que j’ai pris ma carte pour le faire taire ! Une fois inscrit, je me suis dit que ce serait bien de l’écouter en détail ; je pensais qu’il comprendrait  ma situation, mais les conseillers ne sont pas les payeurs : ma première réunion a été catastrophique. Les syndicalistes, des ouvriers qui passaient le plus clair de leur temps à causer. On les regardait avec curiosité, sans beaucoup d’illusions vu qu’on comprenait walou à leur charabia, quand ils voulaient bien s’adresser à nous. Ils ne pouvaient pas passer leur temps à tout nous expliquer. Pourtant, il y avait de quoi se battre : nous les ouvriers étrangers, on était vraiment considérés comme du bétail. On était baladés comme les pions d’un jeu dont on ne saisissait pas toutes les règles. Sans parler de nos conditions de vie à l’extérieur dont les syndicalistes se foutaient pas mal. Ouvrier du bâtiment travaillant sur le site de Boulogne-Billancourt, je me suis sérieusement intéressé au syndicat. J’ai appris un nouveau métier, avec de nouveaux outils : la langue et la critique. Même si j’étais  protégé par la CGT, je marchais sur un fil. “

     

    A lire :
    Omar Benlaâla,  Tu n’habiteras jamais Paris, Flammarion, 2018.

     

    tu n habiteras jamais parisL’auteur

    Omar Benlaâla est né à Paris en 1974. Il est le fils d’immigrés kabyles arrivés en France après la guerre d’Algérie. Bon élève, il abandonne cependant sa scolarité en fin de collège sous le prétexte d’un désaccord sur l’orientation qui lui est proposée. Livré à la castagne et à la drogue dans les rues de Ménilmontant, il se retrouve à 18 ans au quartier des jeunes à la prison de Fleury-Mérogis. Quelques mois après sa sortie il entre par hasard à la mosquée d’Omar, régie par une branche islamiste d’Asie du sud-est. Il en ressort transformé en bédouin avec une barbe. Il déambule, allant et prêchant dans les rues de Paris et dans les campagnes françaises. Son père lui dira plus tard : “Pendant que tu prêchais au monde entier, j’avais l’impression que tu disais des choses que tu ne comprenais même pas“. On lui conseille un séjour initiatique en Asie du sud-est. Il parcourt le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh à la recherche de chemins spirituels. Il en revient pour s’enfoncer dans la défonce et la drogue. Au terme de ces longues années de vagabondage religieux il trouve un emploi à la Réunion. À son retour il se met à l’écriture et publie deux romans et un récit de vie. Avec Tu n’habiteras jamais Paris, il demande à “celui qui n’a jamais cessé de me tendre la main“ de lui raconter sa vie.

     

    Dictionnaire des ouvriers du bâtiment de l'ancien canton de Royère

    Josette Moré nous livre un travail de recherche exceptionnel sur la migration saisonnière qui a profondément marqué l'histoire des sept communes de ce petit territoire de la montagne limousine. Sur plus de trois siècles elle nous rapporte que 11 447 hommes âgés de 12 à 60 ans quittaient leurs villages de mars à novembre pour rejoindre  des chantiers partout où ils pouvaient exercer  leurs savoir-faire dans tous les métiers du bâtiment. 

    A partir d'une somme considérable de sources d'archives consultées dans toute la France elle a pu établir cette longue liste de travailleurs saisonniers représentant 1099 familles de ce canton. Pour plus de la moitié d'entre eux (55  %) elle est parvenue à identifier leur lieu d'arrivée et leur qualification professionnelle. Et surprise, ce n'est pas vers la région parisienne (32 %) qu'ils se sont dirigés mais la région lyonnaise (68 %).Dans cette abondante documentation elle a rassemblé des actes administratifs et notariés,voire des échanges de courriers concernant quelques unes de ces familles. Cette vision rigoureuse et singulière de la migration saisonnière du canton sera présentée  et accessible le 21 septembre 2019 dans un cahier de l'association Les Maçons de la Creuse. 

    Nul doute que des familles vont s'emparer de cet outil et l'enrichir en suivant les traces de leurs ancêtres maçons comme Josette Moré l'a entrepris pour ses ancêtres du village du Picq.
  • Pierre Bergounioux, ses Carnets de notes et le Limousin

    Quatre volumes, soit environ 4 500 pages aux éditions Verdier, et la suite, sans doute, en 2021… Étrange objet littéraire que ces Carnets de notes de Pierre Bergounioux, accueillis très favorablement par la critique. L’éditeur a convaincu l’auteur de publier « l’intégrale des sornettes confiées à [ses] carnets secrets ». Plus encore, un parti de fans quelque peu survoltés aurait exigé de l’éditeur le passage à un rythme de publication accéléré, quinquennal (et non plus décennal) de l’ouvrage ! Daniel Couégnas qui a lu l'intégralité de ce journal nous en ouvre les portes.

     

    Pierre BergouniouxLes « sornettes » du quotidien

    « Sornettes » ? Soit. À l’origine, ces notes, prises quotidiennement depuis 1980, n’étaient pas destinées à la publication. Mais qui peut douter une seconde qu’un auteur de talent, dont le travail d’écriture régulier, voire quotidien, procède d’un besoin profond, irrépressible, produirait du texte pour lui tout seul, sans intention, immédiate ou différée, voire post-mortem, de le faire partager au public ? Dans le cas de Bergounioux, ce conseil de Picasso à un ami s’avère inutile, et d’ailleurs inefficace pour l’essentiel sur le plan thérapeutique : « Écris, mon vieux, écris… Écris n’importe quoi, mais écris et tu verras que le cafard disparaîtra et que tu te sentiras mieux1. » De l’aveu de l’auteur de Miette, il s’agissait à l’origine de « lutter contre le monstre, l’oubli », d’un « viatique à usage personnel »2. C’est le même souci lancinant, une course pathétique contre l’écoulement irrémédiable du temps qui guide la plume de Marcelle Delpastre dans ses Mémoires à travers lesquels elle tente de recueillir, de façon exhaustive, désordonnée et digressive, de sauver tous les souvenirs tapis au fond de ses circonvolutions cérébrales. Bergounioux écrit pour lui, peut-être, et parfois lui échappent des mots, des phrases dont le caractère intime est susceptible de gêner le lecteur. Cris du cœur, sans doute, assez loin de la forme corsetée, travaillée, parfois à l’excès, jusqu’à la préciosité, que prend son écriture dans ses ouvrages « littéraires ». Mais il semble finalement ravi de voir publiés ces Carnets, et ce changement de statut, du privé (« secret »), au public, ne peut pas ne pas être totalement sans conséquences sur leur contenu et leur forme (1 200 pages pour couvrir d’abord une décennie, puis seulement cinq années de vie). 

    Si les Carnets ont quelque peu évolué au fil du temps, si les notes prises au jour le jour se sont étoffées, l’écriture reste donc d’une sécheresse sans apprêt, jetée sur le papier avec une sobriété d’expression quelque peu automatique qui, parfois, frôle la négligence. Relevé systématique de l’heure du lever – l’obsession du temps, dès avant l’aube –, coup d’œil sur le ciel, les nuages à travers des notations d’une brièveté non dénuée de charme, mais qui, elles aussi, se réfèrent fréquemment à la course des saisons, et puis la journée de travail, domestique, professionnelle ou créative, les lectures, immenses et variées, avec les prises de notes afférentes (Bergounioux « extrait »…), les relations avec la famille et ses confrères écrivains et artistes. Mis à part les déplacements liés à sa carrière d’écrivain et de sculpteur sur métal, et le mois de juillet passé en Corrèze, c’est une vie très sédentaire qui est évoquée dans ces Carnets, une vie à l’austérité quasiment monacale, perturbée de plus en plus fréquemment, notamment dans la période 2011-2015, par les soucis de santé de l’auteur vieillissant.

    Monotonie, répétitivité d’un quotidien souvent banal, grisaille virant de plus en plus souvent au désespoir, c’est la vie de (presque) tout le monde, ce qui fait écrire au critique Christophe Mercier : « On a tous en nous quelque chose de Bergounioux3 ». Pas sûr que cette référence à Johnny ait enchanté l’écrivain, s’il en a pris connaissance… Mais c’est peut-être ce qui « accroche » le lecteur persévérant des quelque 4 500 pages actuellement disponibles des Carnets : l’évocation factuelle, parfois hyper-réaliste dans son quotidien très ordinaire, d’une expérience existentielle, le récit d’une vie dont l’auteur a la conscience aiguë qu’elle est  impitoyablement grignotée par le temps. Et puis… ce n’est plus de l’« autofiction » romancée (comme dans Catherine), et aucune virtuosité scripturale ne sublime à travers un projet esthétique l’évocation des moments qui ont bouleversé ses débuts dans la vie. Sans en prendre l’engagement comme le fait Rousseau dans les premières lignes des Confessions, l’auteur tend néanmoins à « montrer à [ses] semblables un homme dans toute la vérité de la nature ». Pour le lecteur, c’est la vie même qui s’écrit au jour le jour, les personnages du récit sont de « vraies » personnes, et nul ne sait comment l’histoire va évoluer. La publication de l’œuvre, forcément échelonnée, présente l’intérêt dramatique supplémentaire d’un feuilleton ou d’un cycle romanesque : on s’habitue aux personnages, on s’interroge sur leur devenir, on aspire à les retrouver, on s’impatiente, on les perd (le fils aîné, Jean, et sa famille dans le tome 4).

    Pour autant, répétons-le, la matière des Carnets est rien moins que romanesque. Si toutes les critiques auxquelles nous avons eu accès sont très élogieuses, on peut néanmoins émettre quelques réserves sur certains aspects de l’œuvre. Pour prendre un seul exemple, on notera que Pierre Bergounioux s’attache assez régulièrement à narrer ses déplacements en automobile ou en train, fournissant aux lecteurs les détails circonstanciés liés au parcours, à l’itinéraire, à ses péripéties (il s’égare assez fréquemment). Ces notations à usage strictement personnel (l’auteur au volant « va chercher » la voie express de ceinture et se trompe de bretelle4) sont à peu près illisibles, on peut les sauter avec profit, quitte à oublier cependant qu’au second degré elles illustrent la non adaptation au monde d’un homme dont le plus clair du temps se passe chez lui, dans les livres, et qui, lorsqu’il sort dans la rue, se sent de plus en plus étranger à ses contemporains, notamment des jeunes et des « bonnes femmes », croqués bien souvent de manière peu indulgente.

     

    « Un si grand nombre de raisons d’être malheureux »

    La répétitivité est sans doute liée à la forme même des Carnets (un journal intime), tout autant qu’à la régularité des habitudes de l’auteur, au respect inflexible des règles de vie qu’il s’est fixées dès l’adolescence, ainsi qu’au caractère obsessionnel, de plus en plus sombre, de ses réflexions et émotions.  Christophe Mercier observe justement à propos du 4ème tome  qu’il «  donnait comme un ciment à l’œuvre, l’éclairait de l’intérieur, explicitait le terreau autobiographique dans laquelle [sic] elle était ancrée5. » L’homme Bergounioux apparaît derrière l’écrivain et, d’une manière assez crue, se dessine le portrait bouleversant d’un être dont l’incapacité affichée au bonheur procède d’un mélange désespéré d’autodénigrement à tonalité masochiste et d’égocentrisme têtu. Ainsi, au fil des Carnets, il ne fait aucun commentaire positif sur les prix littéraires qu’il reçoit, sur les marques d’estime, d’admiration, de reconnaissance par ses pairs que le récit suggère : modestie, retenue pudique, ou intime conviction que tout cela lui est dû ? En revanche, son côté atrabilaire et misanthrope le conduit à égrener de page en page une litanie de plaintes récurrentes motivées par le sentiment d’être harcelé par les soucis et les deuils, par l’agressivité dérangeante du monde. Il note : « Ma joie ou, simplement, mon repos tiennent à tant de choses, et j’ai donc un si grand nombre de raisons d’être malheureux [sic], que c’est un bonheur lorsque rien n’est pour m’échapper, se perdre, rompre entre mes mains » (Je 18.1.1990). D’ailleurs, tout ce qui fait peu ou prou obstacle au projet de vie et de travail de l’écrivain (tout mettre en œuvre, dès son adolescence, pour comprendre « pourquoi nous sommes au monde », en restant rivé à son bureau, lisant et écrivant), fait l’objet de commentaires amers, voire méprisants. Avec le temps, il supporte de moins en moins ses élèves de collège. Pour des raisons de commodité personnelle (Je 9.3.2006), il est resté trop longtemps dans le premier cycle du Second degré, au-delà de cinquante ans, « dépêchant » [sic] des cours qui ne l’intéressent plus, alors que son cursus d’excellence (Normale sup’, agrégation, thèse de troisième cycle sous la direction de Roland Barthes) lui aurait permis de partir rapidement enseigner dans le Supérieur. Et pourtant, recruté tardivement par l’École des Beaux-Arts, il n’y trouve pas pour autant la satisfaction qu’il pouvait en attendre : « Depuis que l’ennui, la contrariété de l’enseignement en collège me sont épargnés, ce n’est pas à une enivrante liberté que je suis rendu, mais au désespoir rampant que m’inspire, depuis les plus lointains commencements, ma profonde nature.

     

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    Me serais bien dispensé du détour par la vie » (Di  28.10.2007). Un jour, Cathy, son épouse, lui suggère qu’il doit être dépressif (lu 2.3.2015). Vers la fin de l’année 2015, après la mort de sa mère, alors qu’il vit en permanence sous la menace d’un accident cardiaque, il note : « Je songe à ce vizir né de l’imagination d’un écrivain des Lumières et qui constatait que, cousus ensemble, les moments heureux de son existence couvriraient à peine une matinée. Les miens, tout compte fait, occuperaient peut-être une journée » (Di 27.12.2015)6. Pourtant, les Carnets nous permettent de nuancer ce très sombre bilan personnel. Sans doute sa vie familiale semble-t-elle lui apporter des satisfactions mitigées. En dépit de son engagement réel dans le quotidien domestique (il épluche des quantités de légumes qu’il congèle, « fait le plein » au supermarché, repasse etc.) il donne fréquemment l’impression de vivre à côté de ses proches plutôt qu’avec eux, et même l’admirable Cathy, brillante chercheuse au CNRS, tant aimée, et tellement dévouée au bien-être de la famille, époux, enfants et petits-enfants, n’est pas complètement à l’abri de reproches amers et sans doute très injustes (Je 9.1.1986). Mais l’auteur est manifestement heureux avec ses copains d’enfance du Limousin, avec ses anciens camarades de lycée, ainsi qu’avec ses confrères écrivains et artistes, qu’il retrouve très souvent du fait de sa grande notoriété.

    La réussite littéraire, la reconnaissance à peu près unanime de la qualité de son œuvre vont donc de pair, dans sa vie privée, avec un sentiment de déréliction aggravé par l’âge, les deuils, la dégradation de sa santé. Au cours d’une récente émission de radio7 lui a échappé une espèce de cri dont la violence d’expression sans nuances et la trivialité donnent à réfléchir, même si l’on n’est pas psychanalyste : « Nos pères sont là pour nous foutre en l’air, et nos mères pour nous sauver ». Érudit en matière de sciences humaines, amateur des grandes synthèses sur l’évolution des phénomènes sociaux et civilisationnels, Bergounioux a-t-il songé que, père de deux fils, il est censé, lui aussi, illustrer cet aphorisme taillé à coups de serpe ? Quoi qu’il en soit, c’est bien par le biais des origines, au sens élargi, familial mais aussi géographique du terme, qu’il faut essayer de revenir sur l’univers intérieur de l’homme et de l’écrivain, sur sa vision subjective de lui-même et du monde.

     

    « La tristesse noire du pays limousin »

    Comme tout créateur, Pierre Bergounioux a construit une sorte de mythe personnel qui alimente son œuvre et qui est, en retour, enrichi, conforté, illustré par elle. Très tôt, il prend conscience d’une sorte d’opacité énigmatique et désespérante du monde. Il forme alors le projet chimérique mais définitif d’y voir clair8… En même temps, il garde le souvenir émerveillé et douloureux du temps d’avant, celui de son enfance. Ses plus belles pages en témoignent.

    Cet avatar de Prométhée, mâtiné de Sisyphe, ne saurait trouver sa cohérence sans un arrière-plan familial, ancestral, géographique et historique suffisamment arriéré et désespérant pour donner du sens à sa quête d’intelligibilité. L’écrivain, qui affirme sa limousinité, a rendu un hommage mémoriel émouvant aux derniers combattants gaulois, Lémovices et Cadurques qui, en 51 av. J.-C., furent vaincus par César au Puy d’Issolud, ainsi qu’aux « croquants » creusois qui, quinze siècles plus tard, payèrent de leur vie la volonté de s’affranchir des impôts royaux et seigneuriaux9. Sa vision extrêmement sombre du Limousin, à laquelle ne souscriraient pas forcément les historiens, s’accorde parfaitement avec son pessimisme, auquel elle fournit un cadre, des racines, une assise. Les milliers de pages des Carnets reviennent régulièrement sur ce thème de « la tristesse noire du pays limousin […], de sa déshérence, de sa fin » (Je 19.9.2002). L’auteur parle avec ses collègues limousins « […] de l’âge désastreux où nous sommes entrés, de la désillusion qu’a essuyée notre génération, de l’espèce de deuil que nous portons » (Je 22.3.2007). Il évoque « la nuit millénaire qui pesait depuis l’origine des temps sur la Corrèze » (Je 6.11.2008), il parle de « l’enclave arriérée » (Ma 11.11.2008) où il a commencé sa vie. Il se souvient en ces termes du tournant que cette dernière a pris en 1965 : « […] la conscience soudaine de la noire disgrâce dont j’étais frappé, avec mes petits compatriotes » (Me 12.11.2008). La vue d’une jeune femme solitaire dînant à la table d’un café amène la réflexion suivante : « Et je songe combien pareille chose me demeure toujours inconcevable. Quoi ! S’accorder pareilles aises, s’asseoir, tout uniment, à la terrasse d’un restaurant de Paris et prendre tranquillement un repas complet. Quelle sauvagerie, quel incurable sentiment d’indignité la vieille Corrèze m’a laissé ! » (Lu 27.8.2007). D’ailleurs – et pour en finir, mais les exemples sont innombrables –, si l’on en croit l’auteur, cette malédiction ancestrale aurait même frappé « les truites inéduquées, faméliques, de la haute Corrèze » (Di 3.7.2005) !

    Au risque de paraître désagréable, il faut néanmoins rappeler ce que Pierre Bergounioux sait parfaitement : ses « petits camarades » baby boomers, Limousins ou non, et lui-même ont bénéficié d’une chance historique non négligeable dont n’a pas profité la génération précédente affrontée aux monstrueux délires mortifères du nazisme. Pas gâtée par l’Histoire non plus, celle des grands-pères, invités en août 14 à partir la fleur au fusil pour une promenade de santé en direction de Berlin (avec tant d’autres, mon grand-père en témoigne dans sa tombe du cimetière d’Eymoutiers)10. Enfin, plus près de nous, Bergounioux était trop jeune pour aller crapahuter dans les djebels algériens…

    De plus, il n’est en aucune manière, quoi que puissent laisser entendre ses écrits et ses déclarations, un laissé-pour-compte, un « réprouvé »11. Il n’est pas issu d’un milieu socio-culturel particulièrement défavorisé12 : dans cette Corrèze dont l’ « arriération », censée peser sur ses épaules, est évoquée avec une délectation morbide et quasi obsessionnelle, il a pu bénéficier, à Brive et à Limoges, de l’éducation solide d’un lycéen des années 60, du soutien tendre et éclairé d’une mère bachelière (3 % des femmes en 1941) et c’était, à l’époque, même dans le contexte psychologique d’une adolescence douloureuse et d’une personnalité peu douée pour le bonheur, un statut privilégié. Latin et piano : bien des adultes souhaiteraient avoir connu une enfance aussi disgraciée !

    « Nos pères sont là pour nous foutre en l’air, et nos mères pour nous sauver ! ». Gageons que, pour le pire et pour le meilleur, le Limousin a servi à la fois de père et de mère à Pierre Bergounioux. Ce sont ses origines limousines, présentées comme un handicap socio-culturel inscrit dans la géologie et l’Histoire du pays, qui sont censées « foutre en l’air » le devenir du futur écrivain. Mais ce sont elles aussi qui servent de catalyseur aux forces créatrices qu’il porte en lui et lui fournissent l’énergie et la volonté de forger son destin. Elles le « sauvent » ainsi, après lui avoir fait ce don précieux de souvenirs d’enfance inoubliables dans une nature propice à l’essor de son imagination et de sa sensibilité poétique.

    Pour finir, on reviendra un instant sur cette mythologie personnelle d’une misère et d’une souffrance corréziennes ancestrales que les générations continueraient de ressentir jusqu’à nos jours comme une écrasante fatalité. C’est accorder beaucoup d’importance à une « limousinitude de souche », transéculaire, à la réalité problématique. Depuis la fin des années soixante, des jeunes et moins jeunes néoruraux tentent de redonner vie à la campagne limousine, au plateau de Millevaches, apportant des idées, de l’imagination, de nouveaux projets de vie et de bonheur collectifs. Etre Limousin, de souche ou pas, c’est d’abord aimer la région, et cela peut sans doute se vivre autrement qu’à travers une vision misérabiliste et désespérée du pays. Et même si, comme l’écrit Musset, « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux »… 

     

    Daniel Couégnas

    Carnets de notes, Journal, 4 volumes (Verdier) : 1980-90 (2006) ; 1991-2000 (2007) ; 2001-2010 (2012) ; 2011-2015 (2016).
    1 - Jaime Sabartès, Picasso. Portraits et souvenirs, Paris, L’École des lettres, 1996. Cité par Laurence Madeline, article « On est ce que l’on garde ! », ouvrage Les Archives de Picasso, « On est ce que l’on garde ! » (Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 2003, p. 14).
    2 -  Interview sur YouTube, op. cit.
    3 - Article des Lettres françaises (11 mars 2016).
    4 - En dépit de la gravité du sujet traité, on voudra bien nous pardonner cette innocente plaisanterie… « Le droit à l’hésitation, le goût ténu de la liberté ont disparu de la circulation. Elle a pris la fixité d’un destin où il me semble reconnaître, lorsque je me hasarde sur les autoroutes de ceinture, l’esprit désastreux du présent. » (La Fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 33-34).
    5 - Article cité.
    6 - L’idée, et l’expression, reviennent souvent sous la plume de l’auteur. Ainsi, lorsqu’il parle « des morts qui nous regardent, sur les photographies, en octobre, sous le crépuscule où ils ont eu leur jour. » (Un abrégé du monde, Fata Morgana, p. 31).
    7 - France Culture, vendredi 15 mars 2019, émission « Par les temps qui courent ».
    8 - « Il me semble avoir postulé assez vite qu’il existait une connaissance approchée, un accès à la nature cachée des choses » (La Mort de Brune, Folio, p. 104).
    9 - Site Internet « Tipeee, un Passé très récent ».
    10 - Pierre Bergounioux se souvient des « gueules cassées » que l’enfant voyait comme de « pauvres monstres », il mentionne la mort au front de son grand-père paternel, et évoque le sort de la génération de son père dans La Mort de Brune, p. 53-54 et 70. 
    11 - Émission de France Culture déjà citée.
    12 - Contrairement à ce qu’écrit Pierre Campion dans un article par ailleurs remarquable sur les Carnets, quand il évoque « l’arriération et l’inculture du milieu où il est né » (Compte rendu des livres de P.B. Carnets de notes 1 et 2, déc. 2008, site « À la littérature… »).
  • René Bonnet un enfant limousin « à l’école de la vie »

    Rene Bonnet 02Les éditions Plein Chant, qui nous avaient déjà fait découvrir l’anarchiste Capi de Chamberet (voir IPNS n°69), viennent de rassembler dans un ouvrage ce qui constitue en quelque sorte les mémoires d’un acteur discret de la littérature ouvrière qui, sans se réclamer d’aucun courant de pensée, a donné par humanisme le meilleur de lui-même à l’histoire littéraire et sociale — et singulièrement à celle des métiers. René Bonnet (1905-1988) y raconte son enfance en Limousin, à Champeaux, près de Tarnac, et son apprentissage de la vie et du métier qui fut le sien : charpentier. Son éditeur nous en dit un peu plus.

     

    René Bonnet est né à Paris, le 9 mai 1905 de parents qui avaient quitté autour de 1900 leur Limousin natal pour échapper au chômage frappant le métier de son père, scieur de long, et dans l’espoir de « changer la vie », comme tant de migrants de l’intérieur. Ce petit rappel de l’attraction par le mirage d’une vie meilleure n’est pas inutile en toile de fond de l’histoire d’un ouvrier qui a toujours voulu rester fidèle à ses origines et à sa classe. C’est en bas âge que le petit René fut confié à ses grands-parents en Corrèze où il demeura jusqu’à l’adolescence, son récit Enfance limousine évoque ces années heureuses.

     

    Rene Bonnet 01Apprenti charpentier

    Puis ses parents le rappelèrent à Paris pour qu’il entre en apprentissage dans l’entreprise de charpente où son père était devenu manœuvre et où lui-même accomplira toute sa carrière. À l’école de la vie conte son apprentissage et ses premiers travaux sur le terrain. Il nous informe aussi des premières lectures qui vont orienter sa vie future : Barbusse et sa revue Monde, Romain Rolland, Jack London, Gorki, Martinet, Vildrac, Duhamel, Guillaumin. Le volume se referme à la fin des années 1920-1928, à la veille de son mariage, le 13 novembre 1929. Une petite fille en naîtra, Françoise, qui deviendra professeur et rédigera une thèse sur la littérature ouvrière allemande. C’est à la même époque qu’un camarade de travail fit lire à Bonnet des œuvres d’Henry Poulaille avec lequel il entra en contact, par lettre en 1931, puis par une première rencontre en 1932. Ce sera le début d’une amitié sans faille que seule la mort de Poulaille, de neuf ans son aîné, interrompra. Poulaille encouragea Bonnet à écrire, lui donna des conseils, un peu comme Marcel Martinet l’avait lui-même encouragé à ne pas tenter d’imiter les écrivains bourgeois mais à travailler à l’expression de sa propre expérience d’homme du peuple et d’ouvrier.

     

    Écrivain prolétarien

    Dans un certain nombre de journaux d’intérêt régional, dans quelques petites revues ouvrières et deux journaux nationaux (le Peuple, la Flèche), Bonnet publia des contes, des comptes rendus de lecture et des études. Ainsi son témoignage sur « le Musée du Soir », la bibliothèque populaire fondé avec Poulaille et quelques amis, qui fut la grande aventure militante de sa vie, et qui sera stoppée par la guerre. Parmi les amis de Poulaille, Bonnet se lia notamment avec Lucien Bourgeois sur qui il publiera une première étude en juillet 1934. Mobilisé comme réserviste, il sera fait prisonnier en juin 1940 et passera les années suivantes dans un camp près de Düsseldorf. Il en ramènera des souvenirs restés inédits, mais dont deux extraits parus fin 1945 dans l’ultime revue de Poulaille, Maintenant, sont repris dans cet ouvrage. Par ailleurs le dernier numéro de Maintenant, consacré au centenaire de la Révolution de 1848, présentera une étude historique de Bonnet sur « Agricol Perdiguier, militant du compagnonnage, représentant du peuple et ouvrier écrivain ». Dans les années d’après-guerre, Bonnet collaborera aux Cahiers du Peuple de Michel Ragon. Il apparaîtra une dizaine de fois, entre 1957 et 1962 dans le Musée du Soir des frères Berteloot, qui reprirent ce titre après une parution parisienne puis six livraisons belges, aventures éphémères auxquelles Bonnet avait déjà participé. On trouve dans ces années-là le nom de René Bonnet dans de multiples petites revues prolétariennes.

     

    Rene Bonnet a l ecole de la vie precede de Enfance limousineTestament d’un ouvrier

    En 1960, paraît sa Petite histoire de la charpenterie et d’une charpente. C’est qu’entre-temps, durant toutes ces périodes de rencontres et d’activités littéraires, René Bonnet n’a pas quitté l’atelier ni les dangers de la charpenterie. Sa connaissance du métier s’est élargie. Devenu ouvrier d’élite, il a voulu transmettre son savoir aux jeunes ouvriers qu’il a été amené à former. Nostalgique du compagnonnage auquel il n’a pas appartenu, il s’est fait un devoir de transmettre son expérience. Ce petit livre tout à fait attachant est rédigé comme un manuel d’apprentissage. Mais c’est aussi le testament d’un ouvrier qui lègue son savoir aux générations futures, quoique déjà, en 1960, il ne se fasse pas d’illusion sur l’avenir du métier : la mécanisation et ses prolongements, les contraintes économiques pesant sur la production, ne lui ont pas échappé et l’ouvrage se termine sur une note guère optimiste. Édité par les compagnons, ce livre peut être regardé comme un manifeste de la conscience professionnelle.

     

    Pour les historiens du futur, les livres de René Bonnet seront des documents bruts d’un grand intérêt pour la compréhension au XXème siècle de l’histoire des métiers et de la vie quotidienne des ouvriers.

     

    Un artisan en tout

    René Bonnet, issu de la civilisation paysanne traditionnelle est devenu un ouvrier d’élite grâce aux qualités humaines et sociales transmises naturellement par ses ascendants paysans-artisans. Ce sont leurs valeurs qui l’ont porté au sommet de son art dans la charpente. En littérature, il a produit de même des textes artisanaux qui ont la marque profonde des véritables écrits prolétariens. Il n’a cherché ni le style, ni l’effet, ni la notoriété, ni le gain. Bonnet, comme Jean Prugnot avec lequel il a bien des points communs et dont il fut l’ami, a été un des rares militants du refus de parvenir si cher à Poulaille. Pour les historiens du futur, ses livres seront des documents bruts d’un grand intérêt pour la compréhension au XXème siècle de l’histoire des métiers, des fondements ouvriers de la société moderne et de la vie quotidienne des ouvriers. Veuf depuis 1968, René Bonnet s’est éteint le 21 août 1988 à Paris.

     

     

    René Bonnet, À l’école de la vie précédé de Enfance limousine, préfaces de Lucien Gachon et de Jean Prugnot, éditions Plein Chant, 2020, 320 pages, 18 €.

     

     

     

  • René Limouzin, Salut !

    Rene LimouzinIl fut l’auteur d’une cinquantaine de romans dits régionalistes (parus pour beaucoup aux éditions de la Veytizou), mais aussi un journaliste corrézien qui savait dénicher des trajectoires originales, des personnages ou ce qu’on appelle encore des figures. 

    Collaborateur régulier de Télé Millevaches dans les années 1990, il avait également publié quelques textes dans IPNS dont le portrait d’un « Gaulois de Saint-Sulpice-les-Bois » (IPNS n°7). Dans le n°2 d’IPNS il racontait sa « conquête » du Pays de Millevaches : « Très longtemps dans mon esprit, avouait-il, il ne faisait aucun doute qu’il ne pouvait s’agir que d’un lieu désolé fait de landes tourbeuses peuplées d’ajoncs, de cimes arrondies garnies de bruyère et de quelques genévriers rabougris ; avec cependant quelques rares bergères portant quenouille... » Une image qu’il a vite corrigée lorsque son activité de technicien du syndicat départemental ovin l’a conduit dans les années 1960 à rencontrer de nombreux paysans du Plateau : « Le fait que je leur dise que j’étais paysan moi-même, avant d’être technicien, cela les comblait d’aise : “Vous nous comprenez, vous, au moins, c’est pas comme les autres...“ Combien de fois entendrai-je par la suite cette réflexion qui, d’emblée, m’ouvrait les portes et contribuait à faciliter ma tâche. » Cette compréhension et cette empathie pour les autres, il l’appliquait aussi bien avec les vieux paysans qu’avec les jeunes néo-ruraux. Fier de sa haute-Corrèze,  musicien, conteur et chroniqueur, son itinéraire l’avait conduit de l’agriculture (il fut d’abord paysan) au social (il fut ensuite éducateur) et finalement à l’écriture.

    Si l’essentiel de sa production fut romanesque, souvent teintée d’une certaine nostalgie sans pour autant idéaliser un monde ancien, il se livra plus personnellement dans quelques livres, dont le dernier, paru l’an dernier, Le paysan du dimanche. Il y raconte ses relations avec ses parents, sa mère décédée tôt et son père avec lequel la relation fut difficile. Mais c’est un livre également consacré à son épouse, décédée en 2018.

    René Limouzin expliquait alors : « Cette fois encore, l’écriture d’un “livre-thérapie“ m’a aidé dans un moment difficile. »

    À 94 ans, c’est à son tour de tirer sa révérence. Ceux qui l’ont connu se souviendront d’un homme d’une grande gentillesse, doux, curieux et, malgré une certaine amertume, toujours enclin à se réjouir et à sourire.

  • Salut Jean Blanzat !

    Jean BlanzatNé à Domps en 1906, Jean Blanzat fréquente l'école primaire d'Eymoutiers et poursuit ses études secondaires à Bellac. Il entre à l'Ecole Normale d'instituteurs de Versailles en 1922 et publie, en 1930, son premier livre, Enfance, où s'exprime la nostalgie du pays natal. Ce récit autobiographique marque les débuts d'une production littéraire peu abondante - sept titres entre 1930 et 1966. Romancier de l'intériorité, conteur fasciné par l'au-delà ou poète du terroir, Blanzat laisse une œuvre sombre et forte, qui fut saluée en son temps par le Prix de l'Académie française (L'Orage du matin, 1942) et le Prix Fémina (Le Faussaire, 1964).

    Ami de Jean Guéhenno, du peintre Lucien Coutaud, de Jean Paulhan et de François Mauriac (auquel il dédie en 1957 La Gartempe), et de bien d'autres écrivains, Blanzat fréquente le milieu de la NRF et s'engage dans l'aventure des Lettres françaises clandestines. Cet infatigable lecteur rend compte pendant quinze ans des "romans de la semaine" dans Le Figaro Littéraire. Directeur littéraire aux éditions Grasset, puis membre du comité de lecture des éditions Gallimard, il meurt en 1977 à Paris.

    Pour mieux connaître cet auteur un peu oublié, l'université de Limoges a organisé les 3, 4 et 5 juin 2004 à Limoges (mais aussi à Domps où se déroulèrent des lectures de certains de ses textes), un colloque intitulé : Pour saluer Jean Blanzat. IPNS poursuit ici ce salut, en donnant à lire, sur proposition d'Olivier Thuillas, de !'Association limousine de coopération pour le livre (ALCOL), quelques extraits de l'œuvre de Jean Blanzat.

     

    Promenade

    "Cet homme des villes passe à la campagne quelques semaines de l'été finissant et de l'automne. Il se promène autour de sa maison.

    Le pays vallonné est peu à peu déserté, les chemins sont en pente, quelques-uns desservent encore des prés, des champs.

    La marche, sur un étroit talus, surélevé entre la double ornière des roues, y est facile.

    L'homme préfère ceux qui ne servent plus. Entre les haies qu'on ne taille pas, ils se rétrécissent. Ils sont boueux par places, à d'autres nus et rocailleux. Chaque chemin est composé de beaucoup d'autres, ajoutés bout à bout.

    L'homme aime ces différences. Quand il arrive, vers la mi-été, il met des espadrilles.

    Il reconnaît l'aspect général, mais les détails ont changé.

    Un jeune sapin, coincé entre deux chênes, a pris un élan définitif.

    Un cerisier, naguère plein de vigueur, s'étiole. Les familles végétales, ronces, ajoncs, fougères, sont déplacées. Des églantiers ont des baies encore vertes.

    L'homme pense à leur splendeur d'avril et de mai.

    Un mois, des mois qu'il n'a pas connus.

    Il a vécu ailleurs un temps qu'il sait le même mais qui semble inutile. Le vrai était ici.

     

    L'homme s'arrête dans les clairières. Le temps vrai est encore là, vertical, dans l'azur, jusqu'au soleil. La chaleur comme des mains légères se pose sur ses épaules.

    Ensuite c'est un ravin presque nocturne sous les feuillages rejoints. Les merles fuient à peine plus noirs que l'ombre. Des pies et des geais l'insultent, et parfois deux ou trois corbeaux qui l'ont aperçu en passant.

    L'esprit de l'homme est vide, vacant. Sa pensée se réduit à quelques chansonnettes ou vers : "Il pleut, il pleut, bergère... "

    - "Un jour sur ses longs pieds... "

    Septembre change les chemins. Les plantes ont fait leur temps. Les haies s'éclaircissent. Elles gardent l'haleine des nuits. mêlées à des odeurs corrompues.

    Au fond de chaque perspective règne une brume bleue. Elle contient, latente, la suite des mauvais jours et, derrière, l'ennui, établi, durable, qui ruine l'esprit.

    Ce sont là choses ordinaires."

     

    Dimanche

    "Il y a dans le dimanche un moment qui remplit l'enfant de bonheur. C'est vers dix heures du matin, l'instant où les hommes sortent de la maison. Leurs joues rasées sont luisantes, la blancheur des chemises éclate sur l'ocre de leur peau. Leurs mains rincées d'eau claire pendent, oisives. Les heures du repos s'ouvrent devant eux. Ils regardent au delà des champs auxquels ils sont attachés.

    L'enfant aime se tenir près d'eux dans l'ombre de leur force détendue. Il sait qu'il peut en ces minutes obtenir d'eux une caresse, un geste gratuit.

    Souvent son jeune oncle le prend par la main. Ils partent en promenade . L'enfant écoute comme une musique le rude frottement de l'étoffe, à côté de lui, dans chaque foulée large et régulière les cailloux tintent parfois.

    La douceur du linge des dimanches est sur sa peau, cette douceur un peu étrangère d'abord mais que chaque geste incorpore à ses sensations intimes; il sent avec orgueil, à son poignet, la double pression qui l'unit à un être fort(... ).

    Vers le milieu de l'après-midi le dimanche révèle peu à peu qu'il n'est pas éternel. Les ombres s'allongent, la lumière se retire des fonds et monte sur la colline. Assis sur les marches du seuil, aux côtés de sa mère qui coud, l'enfant regarde se défaire le beau jour. Sa substance précieuse glisse entre ses doigts inutiles. Triste, l'âme inoccupée, il voit les rayons se retirer du feuillage où déjà il surprend un vulgaire frémissement. Les heures dorées s'écoulent. Un moment la grande fête se survit à l'horizon dans la pourpre et les ors du soleil. La maison derrière eux est pleine d'ombre. Les hommes entrent aux étables. C'est fini. L'enfant va poser ses beaux habits. La nuit informe est devant lui et elle cache à peine le pâle jour de demain qui sera plein de gestes multiples et impurs."

     

    Jean Blanzat

     

    Lire Blanzat

    Parmi les sept romans de Blanzat, seuls les deux derniers sont disponibles en librairie, dans la collection "L'imaginaire", chez Gallimard. Pour les autres il faudra flâner chez les bouquinistes ou les librairies de livres anciens. A ce sujet, vous trouverez toutes les adresses en Limousin dans le dernier numéro de Machines à feuilles, la revue de l'ALCOL, qui est consacré aux librairies de la région.

    Machines à feuilles, n°19, 4,5 euros, ALCOL, 34 rue Gustave Nadaud, 87000 Limoges, 05 55 77 47 49. Enfance (1930), A moi-même ennemi (1933), Septembre (1936), L'Orage du matin (1942) La Gartempe (1957), Le Faussaire (1964), L'iguane (1966).