Omar Benlaâla nous rapporte le récit de la vie de son père, Bouzid Benlaâla, né en kabylie en 1939. Si son grand frère (l’oncle d’Omar) fréquentait l’école coranique, lui ne s’y retrouvait pas. Il n’apprend donc pas à lire et à écrire. À l’âge de huit ans, en 1947, il est embauché comme coursier dans l’épicerie du village créée par son père après plusieurs années de migration saisonnière comme maçon à Paris. À 15 ans, sur un coup de tête il quitte l’échoppe familiale où il a acquis aisance et une forte qualité relationnelle. Laissons-lui la parole pour la suite...
“Me voilà en 1954, pris entre deux feux comme tous les autres. Pendant longtemps, j’ai même été incapable de dater les “événements“ d’Algérie. Il s’agissait alors simplement d’être du bon côté de l’Histoire, pas de l’envisager dans sa complexité. Pas idéologue pour un sou, je ne veux tuer personne, encore moins croiser ma victime. Poussé au crime, qui me dit que c’est le bon ennemi que je supprimerai ? Rejoindre l’armée de libération ? Avec les camarades on a bien essayé, mais où la trouver, cette armée ? Des fantômes. D’eux on entendait tout et son contraire, des ombres en mouvement. Il y avait tant de malheurs des deux côtés que je ne voulais être d’aucun. Et je n’étais pas le seul ! Derrière les hautes palissades, on entendait des cris. D’autres fois, c’étaient des corps mutilés exhibés sur la place publique qui nous rappelaient notre impuissance. Qu’avaient-ils donc fait, ces corps, pour être punis même après la mort ? Finalement l’homme – cet animal – s’habitue à tout. L’indépendance ! Il fallait surtout s’affranchir de la misère, et çà, ce n’était pas affaire de décret. Pour fêter l’armistice, je m’achète un costume, une chemise blanche et une cravate, puis je monte à Alger. Là, je retrouve mon père. Réfugié dans la banlieue d’Alger, car soupçonné de soutenir les fellaghas, il est recherché. Son conseil ? Retourner au village et y prendre femme. Plutôt crever. Je dois partir, au moins pour un temps goûter à autre chose. Comme tout le monde, la seule algérienne que je désirais alors, c’était la pièce d’identité. Simple comme un coup de tampon : qu’il se marie, et il aura ses papiers ? Le 16 juin 1963, le mariage a eu lieu chez nous. Ta mère et moi nous n’avions pas le même âge, ni la même expérience, et je ne me sentais tout simplement pas prêt. Le mariage n’a rien changé à mes projets. Je suis resté vingt-neuf jours avec mon épouse avant de prendre le large“.
“C’est la première fois que je prends l’avion. À Paris , je suis certain d’être bien reçu par la famille, et c’est tout ce qui compte. J’ai 23 ans, et déjà quinze de besogne derrière moi. À peine le pied posé chez les cousins, je suis accueilli à bras ouvert, dans une pièce d’une quinzaine de mètres carrés. Ma première réflexion, en observant la pièce : on va être serrés là-dedans. Pourtant il y avait le minimum vital. Avec les cousins, on discutait de la famille ou de l’Algérie indépendante. Entre nous on se chamaillait peu. Mais dans les bars, au café, la dispute était fréquente. Il y avait trop de ressentiment. Notre émigration puait la haine et la rancune. On polémiquait à en crever. Entre ceux qui reprochaient à la France de les avoir abandonnés et les déçus de l’Algérie qui laissait ses enfants se vendre à l’ennemi, çà n’en finissait jamais. On était sacrément perdus, mon fils. Alors, on s’est concentré sur ce qu’on savait faire le mieux : travailler. On ne cherchait qu’à mettre de l’argent à gauche pour le retour, à remplir la gamelle et les enveloppes à envoyer au village. On calculait en mercenaire et pas en sédentaire. Même si je ne me souciais pas beaucoup de l’avenir, une pensée me projetait loin du chantier : ta mère. L’amener en France ? Matériellement impossible. Moralement impensable : à cette époque, c’est une honte, le pire déshonneur. Mais pour moi c’était très clair : construire un foyer ici et là-bas, ce n’était pas possible. Il fallait choisir. “
“Les offres d’emploi arrivaient de partout ; il fallait juste tendre l’oreille. Dès quatre heures du matin on partait en banlieue, où les entreprises étaient domiciliées. De là, on nous dirigeait vers le chantier d’accueil. Ma première mission comme couvreur, à Courbevoie, je la dois à un cousin. Mon premier poste fixe, c’était en 1966, comme égoutier à la Distribution des eaux de la ville de Paris. J’y suis resté quatre ans, en cuissardes, à visiter la capitale à l’envers. Au début on te met manœuvre parce que tu n’as pas de qualification et que tu es prêt à tout faire. Moi j’aime bricoler le bois ; je trouve çà plus propre. Alors je suis devenu boiseur, même si je faisais toujours beaucoup de maçonnerie. Le maçon-boiseur est très recherché. Ma qualification, je la tiens d’une école du bâtiment, dans le quinzième arrondissement, rue saint Lambert, où l’entreprise m’a envoyé à deux reprises, en 1972, pour me perfectionner. Pendant un mois, on nous apprenait la lecture de plans, le traçage. La première fois, celle où j’ai eu mon diplôme, j’ai aimé çà et j’y allais volontiers. La seconde, c’était comme un mois de vacances ; je ne rendais même pas les devoirs. Il y avait de moins en moins de grands chantiers, alors on faisait de la rénovation et moi, je maîtrisais. Puis je suis allé chez Ronteix. J’ai aussi travaillé dans une entreprise de décolletage avant de reprendre dans le bâtiment. C’était le printemps de l’embauche : on changeait d’entreprise comme de chemise, jusqu’à ce que l’hiver économique arrive, et s’installe pour de bon. À l’entreprise Lefaure et Rigaud je suis resté de 1977 à 1997. Moi qui ai trente-cinq ans de bâtiment, je ne suis jamais devenu chef de chantier. Je crois que j’aurais pu si on m’avait appris, mais on ne nous apprenait qu’à rester à notre place. “
“Un délégué syndical m’a tellement cassé les pieds que j’ai pris ma carte pour le faire taire ! Une fois inscrit, je me suis dit que ce serait bien de l’écouter en détail ; je pensais qu’il comprendrait ma situation, mais les conseillers ne sont pas les payeurs : ma première réunion a été catastrophique. Les syndicalistes, des ouvriers qui passaient le plus clair de leur temps à causer. On les regardait avec curiosité, sans beaucoup d’illusions vu qu’on comprenait walou à leur charabia, quand ils voulaient bien s’adresser à nous. Ils ne pouvaient pas passer leur temps à tout nous expliquer. Pourtant, il y avait de quoi se battre : nous les ouvriers étrangers, on était vraiment considérés comme du bétail. On était baladés comme les pions d’un jeu dont on ne saisissait pas toutes les règles. Sans parler de nos conditions de vie à l’extérieur dont les syndicalistes se foutaient pas mal. Ouvrier du bâtiment travaillant sur le site de Boulogne-Billancourt, je me suis sérieusement intéressé au syndicat. J’ai appris un nouveau métier, avec de nouveaux outils : la langue et la critique. Même si j’étais protégé par la CGT, je marchais sur un fil. “
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