IPNS : Quels sont les problèmes avec notre système électoral ?
Julien : Avant tout, que nous ne votons pas en parlant notre langue, comme nous le faisons spontanément pour exprimer nos avis sur tout et n’importe quoi à longueur de journée. C’est bête mais ça change tout. Car aucun des modes de scrutin en vigueur, qu’il soit à un ou deux tours, avec ou sans dose de proportionnelle, avec ou sans prise en compte des votes blancs, ne nous permet d’exprimer simplement et sans ambiguïté notre opinion individuelle, positive ou négative, sur chacun des choix. Ce qui est une fâcheuse entrave à notre liberté d’expression. Rien que cela devrait nous interdire d’accorder la moindre importance aux résultats de nos élections. Car comment pourrait-on produire une opinion collective fidèle à nos opinions intimes si pour commencer nous ne pouvons même pas les exprimer correctement ? Comment dire ne serait-ce qu’on n’aime aucun des choix proposés ? Est-ce qu’un vote blanc ou une abstention sera interprété·e comme un rejet ? une indécision ? un manque d’informations ? un mépris ? L’ambiguïté invisibilise et néglige nos rejets.
Personne n’est dupe de cette censure, tout le monde voit bien que les bulletins de vote actuels nous contraignent à appauvrir l’expression de nos opinions, et que les dépouillements les amalgament jusqu’à nous laisser accroire que 82,21 % des suffrages exprimés au second tour des présidentielles de 2002 étaient “pour“ Chirac, et non pas en grande partie “contre“ l’épouvantail Le Pen. La précision des pourcentages drape les résultats d’un sérieux apparent, mais ne doit pas nous laisser refouler le secret de polichinelle que le mode de scrutin contribue à ce que tant de concitoyen.nes votent “utile“ plutôt que “cœur“, et qu’encore plus soient réduit·tes à voter “blanc“ ou à s’abstenir.
IPNS : De ces présidentielles on se rappelle surtout du premier tour : le “21 avril“ qui “élimina la gauche“. Quel rôle a joué le mode de scrutin ici ?
Julien : Le rôle d’une entrave systémique au pluralisme des partis. Car le jeu des candidatures qui n’ont aucune chance de l’emporter disperse plus ou moins les voix, et donc affaiblit plus ou moins des candidatures de tête, jusqu’au point de bouleverser complètement le classement de tête. Comme lors de ce “21 avril“ où celle de Jospin fut indubitablement affaiblie par celles de Taubira et de Chevènement, et celle de Chirac renforcée par le renoncement de Pasqua. Qui veut être élu·e doit donc empêcher les candidatures qui ont des idées proches d’exister. Et ne pas se consacrer à une seule préoccupation, même si cela permettrait de la porter au mieux et de réunir des personnes par ailleurs très opposées. Ce qu’illustrèrent les présidentielles de 2017, avec d’un côté: la fission d’EÉLV, dont l’écologie politique réunissait des personnalités venant de tout le spectre Gauche-Droite. Et de l’autre : la fusion d’une grande partie de ce spectre autour de Macron, qui ne fut tout de même élu que de justesse. Et la dose de proportionnelle au Parlement (non-souverain) de l’“Union“ n’évite pas cette mauvaise représentation des candidatures de queue. À cause des effets de seuil minimum, d’arrondis, de circonscriptions et de méthodes de moyennage avantageant les listes recevant le plus de voix.
Mais alors que ce choc du “21 avril“ était instrumentalisé pour entraver encore plus le pluralisme de nos préoccupations en ajoutant des primaires électorales au seuil des 500 parrainages, il a également incité deux mathématiciens soutenus par le CNRS, Rida Laraki et feu Michel Balinski, à mettre au point le Jugement Majoritaire. Un nouveau mode de scrutin tirant le meilleur de l’accumulation des savoirs et pratiques développé·es à travers le monde pour mesurer, classer et élire. Des politicien·nes bien sûr, mais aussi des étudiant·tes, des employé·es, des artistes, des sportif·ves, et surtout… des vins.
IPNS : Surprenant, on s’attendrait à ce que le meilleur moyen de juger et classer des performances soit de noter comme à l’école, non ?
Julien : Eh bien non. L’avant-garde insoupçonnée de la démocratie qu’est l’œnologie nous prouve qu’on peut faire bien plus parlant et robuste. Une ironie au regard de nos anciennes coutumes de beuveries électorales où les candidats devaient payer leur tournée - leur “rastel “ - pour ne pas perdre. Toujours est-il que l’œnologie est non seulement pionnière dans le remplacement du paradigme de la comparaison par celui de l’évaluation, mais également dans le remplacement du paradigme de la moyenne par celui de la médiane. Et elle est arrivée à cela par pragmatisme : la moyenne rend difficile la détection des vins exceptionnels en sur-favorisant les vins qui ont un “goût correct“, alors que la médiane - plus facile d’ailleurs à calculer qu’une moyenne du temps où l’informatique n’était pas encore là - décourage autant que possible chaque œnologue d’exagérer ses évaluations par rapport à son opinion intime. De plus, utiliser des mots (comme “Passable“ ou “Très Bien“) empêche de faire des calculs qui n’auraient pas de sens, tels qu’à l’école française où on s’autorise des moyennes sans ajuster préalablement les notes à la probabilité des résultats des étudiant·tes, afin que chaque amélioration d’un point ait une même signification, reliée à la difficulté d’améliorer une performance.
IPNS : Comment fonctionne ce Jugement Majoritaire ?
Julien : Sur le bulletin de vote, le Jugement Majoritaire nous demande de nous exprimer avec des mots. Des mots consensuels : compris par toutes et tous de la même façon, ou du moins utilisés répétitivement pour qu’ils acquièrent de plus en plus un sens absolu précis, de sorte qu’on puisse parler de “langage commun“. Et des mots couvrant toute la gamme d’intensité que l’on estime les personnes devant s’exprimer capables de distinguer, de sorte qu’on puisse parler d’“échelle de mentions“ comme on peut le voir dans le tableau ci-dessous.
Puis le dépouillement établit le “profil de mérite“ de chaque choix.
IPNS : Jusque là, certains sondages arrivent à en faire autant. En quoi le Jugement Majoritaire est-il le meilleur mode de scrutin ?
Julien : Parmi tous les modes de scrutin nous demandant d’évaluer plutôt que de comparer, le Jugement Majoritaire est le plus insensible aux votes stratégiques - même si le scrutin est anonyme. Pour cela il fait observer le milieu des profils de mérite de chaque choix, où il décèle une notion de majorité inhabituelle, dont l’indicateur fondamental est la “mention majoritaire“, qui n’est rien d’autre que la mention en position médiane (à 50%). Cette mention est majoritaire dans le sens où elle est la seule mention à l’intersection de toutes les majorités absolues défendant l’extrême négatif ou l’extrême positif du profil de mérite. Et elle est robuste dans le sens où toute minorité qui s’exprime plus négativement ou plus positivement qu’elle, ne pourra pas la faire bouger en exagérant son vote. Ce qui encourage les jugements honnêtes et ignore autant que possible les jugements excentriques ou stratégiques. Si l’on veut ensuite comparer les choix pour effectuer un classement, il suffit de comparer leurs mentions majoritaires. Le départage des ex aequo se faisant en poursuivant à nouveau le principe démocratique de minimisation des insatisfait·tes : on ôte un vote attribuant la mention majoritaire du profil de mérite des choix ex aequo, jusqu’à obtenir deux nouvelles mentions majoritaires permettant enfin de les départager.
Voilà l’essentiel pour manier l’une de nos meilleures armes de citoyen·nes. Alors pour une fois que la mathématique n’est pas mise au service des canons militaires mais des canons de (vote) blanc, abreuvons-nous en consultant - LeChoixCommun.fr - et appliquons ses prescriptions nourries de pragmatisme. Comme nous sommes une poignée à nous y essayer à La Renouée.