Avant de formuler mon témoignage, je souhaite rendre hommage aux intervenants qui œuvrent au quotidien dans les maisons de retraite, pour les soins, la santé, le ménage, l'administration ou la cuisine. En effet, ils travaillent courageusement dans des conditions difficiles et je souhaite leur exprimer ma gratitude. Ils sont un peu comme des anges gardiens pour nos aînés et je les soutiens dans leurs revendications visant à améliorer leurs conditions de travail et la reconnaissance qui leur est due. Car ces conditions rejaillissent directement sur la qualité de vie des personnes. Par conditions difficiles, j'entends les effets d'un budget dramatiquement insuffisant accordé par l’État aux maisons de retraite et aux hôpitaux. Cette insuffisance engendre un manque de structures d'accueil et de lits disponibles, certaines personnes dépendantes devant attendre plusieurs semaines à l'hôpital qu'une place en maison se libère. Autrement dit : que quelqu'un meure. Du coup, les hôpitaux sont surchargés et gèrent comme ils le peuvent la surpopulation. Autres conséquences : un équipement insuffisant pour le confort des personnes, un espace vital restreint, un sérieux manque d'effectifs qui engendre découragement, frustration, stress et mésentente, voire, parfois, agressivité de part et d'autre. Chacun fait de son mieux mais même les plus grandes âmes s'usent à en faire trop avec pas assez. Les intervenants aimeraient disposer de plus de temps pour la qualité de leur service mais ils agissent perpétuellement dans l'urgence.
Certes, le maximum est accompli avec un minimum – nombreux ateliers créatifs, invitation de musiciens et de chanteurs – et, certes, la plupart des intervenants font preuve des meilleures intentions envers les résidents et multiplient les petites attentions à leur égard – je suis parfois le témoin de gestes d'une émouvante tendresse. Il résulte pourtant trop souvent de ce sous-effectif une ambiance préjudiciable à tous, du fait d'emplois précaires de personnes visiblement dépourvues de vocation. De surcroît, j'ai parfois l'occasion de constater que quelques personnes titulaires aux mines peu épanouies manifestent une dureté et un manque d'empathie qui me laissent sans voix. Je ne souhaite aucunement leur jeter la pierre, mesurant combien le désarroi peut rendre à ce point maussade et que nous ne sommes pas tous égaux en présence de la souffrance. A titre d'exemple, certains résidents peuvent rester un mois sans douche ! Sans compter qu'avec la cadence imposée pour la toilette on sacrifie la douceur au profit de la rentabilité. Pour parler crûment, certains résidents puent.
Les femmes de ménage, elles aussi, effectuent leur travail avec la meilleure volonté du monde et avec bonté, cependant, trop peu nombreuses, elles ne peuvent qu'assurer un service minimum. Elles me confient qu'elles ne voient plus très bien le sens de leur métier dans de telles conditions, si ce n'est la compassion qu'elles ressentent pour les gens. Par ailleurs, certaines infirmières affichent un autoritarisme infantilisant, formation ou déformation professionnelle ? Je reconnais que l'autorité permet de gagner du temps. Elle évite toute discussion. Certains justifient cet autoritarisme en prétextant qu'avec l'âge, on retourne en enfance. Argument bien commode. Moi je crois qu'avec la dépendance, on se retrouve aussi démuni de défense que les enfants ! La vraie raison réside probablement dans le fait que la patience est un luxe dont elles n'ont pas les moyens. Toujours est-il qu'elles interdisent des choses aux personnes, pour leur bien et pour préserver leur santé, certainement avec raison et prudence. Cependant, un autre débat pourrait être consacré à l'équilibre entre la raison, parfois vécue comme du “flicage“ frustrant, et la nécessaire joie de vivre.
Ce qui me choque le plus, c'est la chosification des êtres. On parle des concernés à la troisième personne en leur présence ! Un jour où Marie et moi traversions le hall une infirmière m'a ainsi interpellée : “Aujourd'hui, c'est la visite du médecin, il faut la remonter immédiatement dans sa chambre !“ Je me suis plantée devant mon amie, demandant sa décision, afin de rétablir sa souveraineté. Marie a saisi la balle au bond, demandant que le médecin termine ses visites par elle, ainsi nous pourrions profiter du soleil. Une autre fois, à mon arrivée dans sa chambre, j'ai trouvé Marie, assise dans son fauteuil roulant, coincée près de son lit. Un stagiaire était venu faire le ménage, avait poussé Marie et le lit dans un coin et avait poursuivi ses tâches en l'oubliant là ! En une autre occasion où je m'étais enquise au bureau des infirmières du fait que Marie était encore au lit en début d'après-midi, deux aides-soignantes sont arrivées dans la chambre pour m'expliquer que mon amie semblait fatiguée le matin et que l'infirmière avait opté pour une journée de repos. Et de commenter : “De toutes façons, ça leur fait du bien de rester à l'intérieur de temps en temps !“ Outre que Marie trouve une raison de vivre dans sa joie quotidienne de sortir prendre l'air et qu'elle est encore assez lucide, je me demande bien de qui on me parlait ainsi au pluriel devant elle ! Alors, hormis la pénurie budgétaire, je verrais une utilité à une remise en question de la communication envers nos aînés, cela passerait sans doute par une formation pour un changement de paradigme sur le thème du respect de l'être.
Un autre aspect du malaise ou de cette maltraitance se pose pour les personnes qui apprécient leur intimité et ont besoin de silence : il n'y a pas d'espace pour cela, pas de petit coin tranquille pour se recueillir, ni en intérieur, ni en extérieur. Les personnes dépendantes ont le choix entre rester enfermées dans leur chambre ou partager les espaces collectifs. Ceux qui veulent y échapper passent des heures tous les jours à observer les murs, en faisant abstraction du bruit des autres, de la télévision qu'il n'ont ni envie de regarder ni d'entendre et des sollicitations non souhaitées de leur entourage. Ou alors, ils ferment leurs yeux pour qu'on les laisse tranquilles et pour ne pas se sentir obligés de répondre à cinquante « bonjour » qu'on leur lance malgré eux. En bref, lorsqu'on est dépendant, on est exposé. Quoiqu'il en soit, ceux qui, à tous égards payent le prix fort de l'insuffisance budgétaire, ce sont les résidents, atteints jusque dans leur dignité. Eux n'ont pas le choix de vivre ailleurs. Or, par économie, le gouvernement, non seulement a créé des emplois précaires non qualifiés, payés au Smic, au grand dam de tous, mais en plus, il souhaite maintenant en supprimer ! Le pire reste-t-il donc à venir ? Certains résidents hurlent à la mort et je les comprends !
J'arrive à la porte au moment où un homme en fauteuil cherche à sortir, “on“ le lui interdit formellement, “il a un rendez-vous dans l'après-midi“. Pourtant il veut juste un instant au soleil et me demande de lui tenir la porte. Finalement, l'autorité le lui permet, à condition qu'il ne tarde pas trop. À la bonne heure ! Je traverse le hall, qui sert de salle commune, où sont assis une quinzaine de résidents. L'un est dépité de ne pouvoir jouer du piano, ce qui en dérange d'autres. En l'absence de tout personnel disponible, je suis hélée par une dame en fauteuil roulant : elle a froid et me demande de monter lui chercher son gilet, oublié dans sa chambre. Je rends ainsi régulièrement service aux uns et aux autres, avec une joie mêlée de compassion. Un homme est coincé dans la salle des WC et hurle qu'on veuille bien le sortir de là. La maison de retraite ne dispose pas de fauteuils électriques à prêter – trop cher. De ce fait, il faut des muscles pour se mouvoir, ce dont la majeure partie des intéressés ne dispose pas, les réduisant ainsi à une dépendance encore plus grande.
Parvenue à l'étage, je me rends d'abord dans la chambre de Marie pour lui préparer une boisson. Je l'apporte dans la salle commune où elle prend tous ses déjeuners. Cela la réconforte car, malgré la nécessité de s'hydrater personne n'a pensé à lui donner à boire. Lorsqu'elle me voit, elle s'écrit : «je veux partir de là ! » En effet, toutes les personnes invalides demeurent dans la salle le restant de l'après-midi et il est difficile de se frayer un passage parmi tous les fauteuils. Certains sont installés roues contre roues et je dois déranger deux autres personnes pour pouvoir extraire mon amie. En l'absence de personnel, je pique des verres dans la cuisine, prélève de l'eau au robinet pour servir d'autres personnes autour qui réclament. L'une d'elle pleure et crie à qui veut l'entendre “emmenez-moi ! Je veux mourir !“ Je m'approche et lui prends la main. Nous nous étreignons. Je la tiens un moment dans mes bras mais Marie m'attend. Un homme clame qu'il voudrait rentrer chez lui. Un peu ébranlée, j'aide Marie à enfiler son anorak. Nous emportons également châles et couvertures au cas où elle en ressente le besoin.
Nous circulons dans les couloirs en direction de l'ascenseur. Notre parcours est interrompu pour pousser un chariot encombrant le passage. Parfois, nous nous heurtons à une porte fermée que nous franchissons à reculons, pour maintenir la porte ouverte avec le pied. En effet, en raison de la présence de personnes atteintes de maladies mentales dégénératives, les portes se ferment automatiquement et certaines sont même munies de codes digitaux. Là, il faut trois mains : une pour saisir le code pendant que la deuxième ouvre la porte, la troisième servant à tracter le fauteuil. Une voix plaintive émane maintenant d'une chambre : “Madame, Madame !“ Je passe la tête dans l'embrasure de la porte. Une dame est là, assise dans un fauteuil. Elle a très soif, sa table, avec toutes ses affaires dessus, se trouve de l'autre côté de la pièce. Elle ne peut ni marcher, ni-même se lever et ne peut non plus appeler, vu que la sonnette d'appel est attachée de l'autre côté du lit. Je lui approche toutes ses affaires et lui sers un grand verre d'eau. La dame se met à pleurer et me serre dans ses bras.
Par le même parcours d'obstacles, je reconduis Marie dans sa chambre, avec une série de manœuvres savantes pour tourner le fauteuil. Il faut tout pousser : la porte de la salle de bain restée grande ouverte et le lit. Avant de la quitter, je transfère toutes ses affaires restées sur sa table de chevet, inaccessible pour elle, à savoir : téléphone, télécommande, sonnette d'appel, lunettes et lectures. J'en profite pour rapprocher la table du lit, car, les aides-soignantes la repoussent toujours pour aider Marie à se coucher. Je pars à la recherche de tout ce qui manque : serviette de toilette pour la salle de bain et serviette de table. Je me sers moi-même sur les chariots des couloirs ou dans le placard de la salle commune. Je réclame une petite cuillère, un détail qui a toute son importance. En effet, devant la pénurie de petites cuillères, on sert les goûters, une crème dessert dans un petit pot de plastique, avec une cuillère à soupe. Or, maintenant, Marie ne peut plus tenir le pot d'une main et la cuillère de l'autre. La grande cuillère, trop lourde, renverse le pot, souillant jusqu'au lendemain la table et tout ce qui se trouve dessus. Pour pallier cet inconfort, après des mois de vaines réclamations, j'ai apporté une petite cuillère de chez moi avec le numéro de la chambre sur le manche. Il est même arrivé une fois qu'une aide-soignante glisse sur de la crème répandue par-terre et se blesse. Encore hélas, cet accident ne semble pas avoir motivé les décideurs à trouver un budget pour investir dans les précieux couverts.
Direction la sortie. Une dame en fauteuil roulant, cela fait des heures qu'on l'a mise là, dans le hall, alors qu'elle n'en avait aucune envie. Je l'avais déjà remarquée à mon arrivée. Elle réclamait déjà à être reconduite dans sa chambre. Retour à l'accueil : promesse de retour a bien été faite, malheureusement, les aides-soignantes étaient occupées tout l'après-midi. Je retourne vers la dame et lui demande si je peux la reconduire moi-même. Elle accepte avec gratitude. Mais elle ne se souvient plus de l'étage ni du numéro de sa chambre. Nous sillonnons donc étages et couloirs, nous finissons par trouver. Elle voudrait que je l'aide à se mettre au lit, ce dont je ne me sens ni la force physique ni la compétence technique. Je lui remets la sonnette entre les mains, sachant que l'attente risque encore d'être longue. La dame pleure, clamant qu'elle veut partir d'ici, mais je me sens bien impuissante.
Aujourd'hui, un résident voudrait me parler. Il a un service à me demander. Je lui ai promis de venir le voir, mais c'est l'heure de la distribution des goûters. L'épouse du résident est atteinte de la maladie d'Alzheimer. Elle a un besoin urgent d'aller aux toilettes et demande qu'on l'y emmène, elle a sonné, personne n'est venu. L'aide-soignante lui explique avec bonhomie que, vu qu'elle est seule pour tout l'étage, elle ne peut tout assurer en même temps, ajoutant avec un large sourire : “mais ne vous faites pas de soucis, vous êtes munie d'une protection“. Eh oui ! En l'absence de personnel disponible, grâce aux protections, on peut se ch... dessus ! Vive les couches qui permettent l'économie de personnel ! Pour couronner le tout, fermeture de la porte principale à 17 heures ! Tout visiteur tardif ou tout résident réintégrant son domicile doit alors sonner. En l'absence de portier ou de concierge, plus personne à l'accueil, il poireautera longtemps. Une résidente en a fait l'expérience : elle a attendu une demi-heure dans le froid. J'ai également eu l'occasion de venir un soir et, lorsque j'ai sonné, une voix féminine dans un micro m'a annoncé “un moment s'il vous plaît, je suis occupée“. La probabilité d'une attaque de pirates dans la maison de retraite d' un trou perdu vaut-elle qu'on emmerde les gens à ce point ?
En attendant, je prie pour que les décideurs veuillent bien orienter leur volonté politique et les budgets nécessaires pour insuffler un mieux-être et une plus grande joie de vivre à toutes celles et ceux arrivant au soir de leur existence. A nous tous, il incombe de l'exiger. Nos vieux se trouvent réduits à l'état végétatif ou de mobilier qu'on pousse pour faire le ménage ! On leur met des couches parce qu'on n'a pas le temps de les accompagner aux toilettes ! Or, nos aînés, maintenus ainsi dans une situation de vulnérabilité et de dépendance indigne, méritent beaucoup plus : être choyés et entourés comme nous aimerons l'être lorsque nous les remplacerons. Ils méritent notre gratitude et notre respect. Au soir de leur vie, certains ont de nombreuses peurs et angoisses, ont besoin de présence, de se sentir aimés, entourés, soutenus, réconfortés et accompagnés. Au lieu de cela, ils sont réprimandés par un entourage débordé et stressé. Valoriser le service à la personne dans notre pays créerait des emplois plein de sens et motivants. Il n'est point besoin de diplômes pour aimer mais des fonds sont nécessaires pour rétribuer des intervenants compétents et financer des équipements, pour une vie meilleure ici et maintenant.
Une visiteuse, Miette Depain