Le voici, l'homme. Sur la grand-route. Couché. Inerte. Mort. Il quittera le sol pour la civière. La civière pour le linceul. Le linceul pour la morgue. La morgue pour le cercueil. Et le cercueil pour la terre. Qu'importe si cette terre est moins chaude et beaucoup plus légère ? Il est mort, l'homme. Et jamais plus on ne le verra. Mort, l'homme. Et jamais plus on ne l'entendra. Jamais.
Qu'avez-vous, hommes, femmes et enfants à le regarder comme la dépouille d'un gibier de potence ? Comme une infecte et répugnante curiosité ? Il y a un moment, moins d'une heure, ce corps figé et froid était comme celui de chacun d'entre nous. Mouvant. Chaud. Parlant. Qui peut faire quoi maintenant pour lui rendre le mouvement, la chaleur, le souffle ? Personne. Surtout pas les diseurs de bonne aventure à qui vous confiez vos âmes et videz vos bourses pour des histoires queues-de-chat aussi bancales que le destin de l'homme ci-couché pour qui personne n'ose un cri, un pleur, une complainte. Comme s'il s'agissait d'une écrabouillure de chien sans maître.
C'est vrai que cet homme n'est plus qu'une minable proie entre les griffes de la mort. C'est vrai que les déplorations et les thrènes ne peuvent pas lui rendre la silhouette et l'haleine qui l'ont à jamais quitté. Mais, dites-moi mes frères, sœurs et enfants, où vous avez vu la capture d'un gibier laisser ses congénères dans une telle indifférence. Nulle part, je vous assure, chez les bêtes dont nous nous targuons d'être les supérieurs.
Il gît par terre, l'homme. Et vous l'avez drapé comme on couvre une merde. Pour être à l'abri de son regard figé. Honnêtement figé. Eternellement figé. Vous l'avez drapé pour éviter son visage éteint. Brusquement éteint. Pour toujours éteint. Comme s'il s'agissait de celui de la mort qui tantôt l'a atteint. Vous oubliez qu'il aurait pu être votre père ou votre époux, votre frère ou votre enfant, votre camarade ou votre ami. Et qu'il vous aurait échu de prendre ses restes dans vos bras. Comme un enfant. Comme un amour. Pour l'étendre sur ce qui sera bientôt son dernier brancard.
La femme de l'homme qui à cette heure fait le ménage ou apprête le repas ne sait pas qu'elle ne mangera pas avec son homme ce soir, ne causera pas avec son homme ce soir, ne couchera pas avec son homme ce soir. Elle ne sait pas, la femme, qu'il ne l'amènera pas à la foire dont elle rêve, ne lui achètera pas la robe qu'elle espère, ne lui fera pas la fille qu'elle désire. Elle ne sait non plus, la femme qui à cette heure visionne ou repasse en attendant son homme que jamais plus elle ne mangera avec lui, ne causera avec lui, ne couchera avec lui.
Elle ne sait non plus, la femme, qu'en captant la radio ce soir pour écouter un discours ou un tube elle tombera sur une nouvelle qui la terrifiera, la tétanisera, l'effondrera. Qu'éplorée elle demeurera inconsolable pendant des jours et des nuits, des semaines et des mois, des années et des lustres. Et que ses lamentations des premiers jours feront la manchette des ragots des connaissances et voisins qui se demanderont pourquoi elle pleure sans déchirer ses vêtements, pleure sans défaire ses tresses, pleure sans s'enrouler par terre, des connaissances et Kouam Tawa et ne parviendra pas à l'apaiser. Il ne sait non plus, le fils qui à cette heure court ou saute ou rêvasse, que personne ne lui demandera ce soir de se baigner, de prendre son dîner, d'étudier ses leçons, de faire ses devoirs et d'aller se coucher. Il ne sait pas, le fils, que l'homme au visage grossièrement bandé qu'on amènera chez eux couché et dormant dans une caisse de bois blanc et qu'on veillera une nuit entière en chantant cantiques et requiem sera son père. Il ne se doute pas, le fils qui à cette heure rigole ou taquine que dans trois ou quatre jours il suivra un cortège funèbre dans son " beau village ", et qu'au bord d'une fosse autour de laquelle seront rassemblées des dizaines de personnes qu'il ne connaît ni d'Eve ni d'Adam on lui demandera de jeter une poignée de terre sur la caisse de bois blanc contenant l'homme au visage grossièrement bandé couché et dormant, en disant "Adieu papa, adieu !" au père que jamais plus il ne verra, n'entendra, ne touchera. Il ne sait pas, le fils qui à cette heure fait cabrioles et pirouettes sans rien pressentir qu'il passera toute son enfance et son adolescence à rechercher ce visage que vous avez couvert sur tous les visages d'hommes. Il ne sait non plus, le fils, que d'ici un an ou deux il éclatera en sanglots à chaque fois qu'un de ses compagnons lui parlera de son papa-bonheur ou de son papa cadeau, à chaque fois qu'il se rappellera qu'il ne lui reste plus pour père que quelques lambeaux de souvenirs évanescents, deux ou trois photos jaunies ou moisies et un monticule de terre latéritique sur laquelle sa mère l'emmènera gémir à l'aurore de novembre.
Elle ne sait non plus, la maîtresse de l'homme, rencontrée un matin ou un soir dans un bar, un café, un marché, une chapelle, peu importe, la maîtresse que l'homme retrouvait à chaque voyage et prenait à chaque fois le temps de demander de ses nouvelles, consoler ses chagrins et dissiper ses soucis, le temps de lui donner du plaisir, de l'attention, de l'affection, du courage et de l'argent, qu'il ne sortira ni ne dansera avec elle tout à l'heure. Elle ne sait pas, la maîtresse qui en ce moment emprunte ou dépense, devise ou cancane, qu'elle passera sa journée, sa soirée et son lendemain à attendre l'homme qui ne viendra pas et ne viendra plus, l'homme dont elle apprendra l'accident et la mort bien des jours après qu'on l'aura enterré et pleuré, bien des jours après qu'aura pris fin la cérémonie de veuvage. Elle ignore, la maîtresse qui depuis le matin navigue entre sa cuisine et sa salle de bain, sa marmite et son miroir, qu'elle passera de longs mois à se lamenter et à se morfondre sans que personne ne demande pourquoi, qu'elle versera un flot de larmes sur les peines restées sans consolation , le corps resté sans jouissance, le loyer et les factures restés impayés, et surtout sur la lourde tristesse de n'avoir pas accompagné à sa dernière demeure l'amant le doux amant dont la présence ravivait ses espoirs et mettait fin à toutes ses inquiétudes.
Elle ne sait non plus, la mère de l'homme déjà si vieille et si fatiguée, la mère qui endura mille souffrances pour que survive son unique fils arraché à grandes luttes aux razzias, aux épidémies et aux famines, la mère qui ne tient plus que par le soutien du rejeton qui sait si bien l'entretenir et essuyer ses larmes, la mère qui à cette heure fait son sac en y mettant tout ce qui lui reste de haricot, de maïs et d'arachides, que son fils qui devrait la chercher dans deux jours pour l'emmener dans un centre spécialisé dans le traitement des rhumatismes lui reviendra en costume et cravate noirs dans un cercueil de bois blanc. Elle ne sait pas, la mère, que ses gémissements et ses imprécations contre la faucheuse ne changeront rien à l'impassibilité du fils qu'elle aura de la peine à reconnaître, que le dieu des montagnes et des vallées, des fleuves et des vents qu'elle invoquera sans trêve ne soulagera pas comme elle le souhaitera la terre des vivants du poids de sa " carcasse " afin qu'elle rejoigne au royaume des ancêtres son beau bâton d'appui. Elle ne sait pas, la mère qui reste sourde aux miaulements et pleurs du chat qui sans arrêt rôde autour de sa case qu'il lui reste encore de longues années à passer dans cette vallée de larmes où elle luttera sans arme contre de cruels et lancinants rhumatismes, dans cette vallée de misère où elle finira par crever de chagrins, de chiques et de faims comme la plupart des paysans de sa génération.
Ils sont nombreux à ne pas savoir : les amis d'âge, de clan, de galère, de jeu, de bière et de plaisanterie, les connaissances d'un jour et de toujours, nombreux à ne pas savoir qu'ils délaisseront leurs occupations matinales dans deux ou trois jours pour se vêtir d'un costume blanc ou noir qu'ils n'ont peut-être pas eu le temps de nettoyer, afin d'accompagner à sa dernière demeure le très bon, très aimable, très gentil et très serviable chauffeur dont ils apprendront la mort à la maison, au travail, dans la rue ou dans un bar au cours des conversations qui en un tour de main balayeront ses défauts. Ils sont nombreux à ne pas savoir : les pistes, les rues et les routes des villes et des campagnes, des quartiers et des faubourgs, nombreux à ne pas savoir que le bon et fidèle conducteur du petit pick-up bleu jamais plus ne les parcourra pour aller ici et là livrer les charges qu'il ne se lassait jamais de transporter.
Elle non plus ne sait, la petite fille qui aujourd'hui est votre sœur, votre fille, votre nièce ou votre petite-fille et qui demain sera peut-être l'amie ou l'épouse du garçon qui à cette heure est orphelin mais l'ignore, que certaines misères de sa vie amicale ou conjugale seront dues à l'absence prématurée de l'homme mort à cet endroit précis où son frère, sa sœur, son père, sa mère, son oncle, sa tante, son grand-père ou sa grand-mère n'a pas poussé le moindre cri, versé la moindre larme, dit la moindre prière. Bien que présent(e). Bien que témoin.
Dans ce monde plein d'êtres qui souffriront à des degrés divers de cette fin atroce et brutale, il n'y a que vous qui savez, mes frères et sœurs. Vous savez et cela ne vous empêche pas de regarder la dépouille mortelle avec dédain, en vous demandant quand viendront les gendarmes et le service de voirie pour vous débarrasser de ce qui pour vous n'est plus qu'une puanteur, afin que vous vaquiez à vos occupations et oisivetés majestueuses ou repreniez la route pour rattraper vos rendez-vous d'affaires, d'orgie et d'amour. Vous savez, mes frères et sœurs, que l'homme qui voyageait tranquillement dans son pick-up bleu a subitement laissé sa vie ici et il ne vous vient même pas à l'idée qu'il aurait pu être votre père, votre époux, votre frère, votre fils, votre ami ou le père de celui qui sera peut-être demain votre gendre.
On dira aux antennes d'une minable radio ce soir ou dans le recoin d'une feuille de chou demain qu'il est mort, l'homme, des suites d'un accident de circulation sur la route de. Mais personne n'ajoutera qu'il est mort comme meurent la plupart des morts dans ce pays : brutalement, sauvagement et honteusement, de morts dont il n'aurait parfois suffi que de très peu de choses pour qu'elles soient évitées. Qui d'entre-nous, mes frères et sœurs, peut avouer n'avoir jamais entendu murmurer à un enterrement : il avait suffi que le chauffeur... que le docteur... que les pompiers... que la police... que la famille... que les voisins... que les amis... que le chemin... que la voiture... que la nature... pour que... soit encore en vie?
Personne ne dira à la rumeur ce soir ou demain qu'il roulait tranquillement, l'homme, dans son pick-up quand l'arbre, le gros arbre, est tombé. Personne ne dira rien parce que vous n'aurez rien dit, mes frères et sœurs, parce que vous n'aurez pas relaté qu'il bruinait et que l'homme roulait calmement dans son pick-up bleu chargé de marchandises et de vivres, qu'il bruinait et que certains d'entre vous abattaient cet arbre comme on en abat tous les jours dans nos forêts. Personne ne dira qu'il n'y avait sur la route aucun panneau, aucun signe indiquant un possible danger, même pas une touffe d'herbes ou un branchage qu'il suffit de se courber ici ou là pour ramasser, pour indiquer à l'homme qui roulait en chantant ou sifflotant qu'il allait probablement se passer quelque chose. Personne n'en dira rien, rien du tout. Mais tout le monde précisera que l'homme est arrivé au moment précis où l'arbre s'écroulait, et que celui-ci n'a pas hésité dans sa violente chute à s'écraser sur la cabine de son pick-up. Personne n'ajoutera que si les bûcherons étaient venus à sa rescousse plutôt que de s'enfuir il serait peut-être encore en vie, que si les passants avaient pris la peine de le délivrer de la branche qui le coinçait entre le toit et le volant de sa voiture avant de la vider de ses caisses de marchandises et sacs de vivres, l'homme aurait peut-être eu entre un crachement de sang ou de bave et un gémissement d'agonie le temps de dire un mot. Un mot pour l'instant. Un mot pour plus tard.
Personne ne dira rien de ce qui s'est réellement passé et que déjà vous vous efforcez d'ignorer et d'oublier, parce que vous n'aurez parlé de rien d'autre que de la terrible, incroyable et mystérieuse chute de l'arbre. Et le grand oncle de l'homme qui à cette heure élague les arbres dans son champ sans rien savoir de rien devra abandonner ses plantes aux herbes et aux bêtes sauvages pour pleurer le fils bien-aimé de son neveu ou de sa nièce, et répondre des véhémentes accusations de sorcellerie qui pèseront sur lui parce qu'on n'aura pas compris pourquoi le fromager est tombé pile au moment où passait le pick-up conduit par son petit neveu, ni compris comment lui qui joint si difficilement les deux bouts a fait pour s'acheter une mobylette neuve. Et le grand oncle qui à cette heure boit du vin de raphia ou fume sa pipe sans prêter attention aux chants prémonitoires des petits oiseaux devra pour le temps qu'il lui reste ici-bas traîner - s'il n'est lynché - la réputation d'avoir vendu l'âme de son " presque petit-fils ", pour n'avoir tout simplement soufflé à personne que c'est en pariant sur les chevaux ou en jouant au loto qu'il a gagné du pécule.
Nous avons tendance, mes frères, mes sœurs et mes enfants, à simplifier une infortune depuis que nous sommes continûment en proie aux calamités et aux hécatombes. Comme s'il y avait de petit malheur. Comme si une mort n'était pas la mort, l'impitoyable mort qui fit de moi la nullité que voici. Approchez, fils du pays, je vous prie d'approcher. Car il est là, l'homme. Couché. Inerte. Mort. Et ce n'est pas qu'une vie qui se couche. Mais cent vies. Mais mille vies. Mais la vie. Approchez, s'il vous plaît. Soyons ensemble et ouvrons le deuil comme du temps de nos pères. Pleurons le monde. Pleurons nos corps. Car ce mort qui est nôtre est la vie qui se meurt. Et comme disent les voix venues du fond des âges, chaque corps qui tombe est l'annonce et le commencement de notre propre mort.
Kouam Tawa