Voici en quelques citations extraites du mémoire, le parti méthodologique qui est pris : “Plutôt que de construire un échantillon représentatif de la population, j’essaie d’obtenir des discours variés, pouvant provenir d’un panel différencié d’habitants (élus, membres d’associations, retraités, chasseurs, pêcheurs, agriculteurs) et d’analyser les messages obtenus. Les personnes rencontrées relèveront à la fois de la sélection et du hasard. Battre la campagne et s’arrêter devant un étang pour casser la croûte, c’est probablement toute la base scientifique de mes propres recherches. Je pense que la méthodologie ne se construit pas spécialement dans la planification de son programme mais surtout dans l’organisation des observations, dans les projections que l’on peut tirer de certaines observations. Je me garde bien de croire complètement à ma méthodologie. Elle est aussi la norme que la science attend. Je n’ai pas cherché à sérier mes entretiens. J’ai donc posé des questions très ouvertes, essayé de recueillir l’opinion des gens sans le besoin préalable de ranger leurs propos dans une case. Je ne pense pas que mon sujet se prête à la statistique.“
Discuter, débattre, se former, jouer la comédie... des manières de prendre du pouvoir sur des sujets généraux (Journée sur la monnaie organisée à Faux-la-montagne le 3 novembre 2012).
Pour son étude Julien Dupoux s’est déplacé de trois façons différentes : à pied, en vélo et en voiture. Le regard sur l’environnement change selon le mode de transport : “L ’échelle sensible n’est pas la même. Le vécu est différent.“ Un des aspects surprenants de sa méthode de travail réside dans l’absence de notes ou d’enregistrement lors des entretiens, ce qui l’oblige à “mémoriser au maximum les propos“ et à ne rapporter que des discours indirects. Il pense ainsi avoir favorisé l’expression spontanée de ses interlocuteurs qui auraient pu être gênés par le magnétophone ou le calepin. “Hormis pour certains maires ou certaines associations, je me suis présenté directement chez les gens, ou dans les bureaux, sans rendez-vous. Je me suis arrêté, en vélo souvent, dans les hameaux, et j’interrogeais les gens rencontrés au hasard. J’ai aussi sonné à des portes au hasard.“
Cette forme d’immersion dans le paysage et au sein de la population a permis à Julien Dupoux de s’imprégner des caractères les plus remarquables du milieu et d’en rendre compte de façon très convaincante. Un autre aspect de la méthode réside dans la comparaison entre ce qu’il a rencontré sur le Plateau et ce qui se passe dans d’autres territoires.
La règle du jeu habituelle d’un mémoire universitaire consiste pour l’étudiant à utiliser sa recherche pour illustrer un cadre théorique de référence et en conforter la pertinence. Rien de tel dans le travail de Julien Dupoux ! Il nous livre tout au long du texte ses réflexions personnelles. Les références bibliographiques ne sont pas absentes (elles sont même nombreuses et très adaptées au sujet d’étude) mais elles constituent un aliment pour sa recherche plutôt qu’un cadre qui l’oriente. Il n’hésite pas à nous faire part de ses doutes ou de sa perplexité. Il semble réfléchir à haute voix pour progresser dans sa compréhension des interactions qu’il étudie. Ainsi : “Originaire de Creuse, ayant migré sur la capitale, je ne sais même pas si j’ai des palmes dans les deux mares et mes positions refléteront certainement surtout la fréquentation des activités associatives, culturelles et militantes du Plateau (…) Prétentieuse tâche que celle de définir le pouvoir. Surtout en voulant nommer des leviers de pouvoir et donc faire des catégories.“
Parmi ce qui échappe aux habitants : l’enrésinement
Étudiant les rapports de pouvoir en Millevaches, Julien Dupoux relève d’abord ce qui échappe au pouvoir des habitants : l’enrésinement, le foncier et le bâti.
Les plantations de résineux ont fermé le paysage, notamment les buttes : “La vue d’ensemble du sommet échappe à la population (…) C’est un choix paysager qui est déjà confisqué aux habitants du Plateau (…) Si cette forêt de résineux compte de nombreux petits propriétaires, elle appartient pour l’essentiel à des non résidents“, la plupart citadins. La progression du douglas dénote la mainmise des groupements forestiers. “On est loin d’une situation, voulue par Marius Vazeilles, où les paysans décident leur paysage forestier en possédant chacun quelques hectares qui leur permettaient de faire face aux forces qui les exploitent. L’exploitation des résineux se pratique sur un mode colonial. La population recevant peu de bénéfices de cette activité mais subissant la dégradation qui l’accompagne.“
Poursuivant sur le foncier et le bâti, il écrit : “Ce qui relève du foncier, terrains comme habitations, il n’appartient pas à la population permanente et c’est une source de mécontentement.“ Ce qui conduit au paradoxe d’un pays très peu peuplé, avec beaucoup de maisons inhabitées, mais où “les nouveaux arrivants peinent à trouver à se loger.“
L’investissement culturel apparaît comme une réponse à cette question. En ce sens, le regard de Julien Dupoux rejoint celui que l’anthropologue Sophie Bobbé a porté il y a quelques années sur le Plateau (Voir IPNS n°31). “Le nombre d’activités culturelles sur un territoire aussi peu densément peuplé dénote un certain investissement des habitants sur leur territoire. Dans la prise en charge culturelle du territoire par les spectacles engagés peut se deviner un pouvoir local d’habitants prônant leur autogestion. Certains nouveaux habitants citent d’ailleurs ce dynamisme culturel comme leur facteur principal de choix d’installation autour de Gentioux. On pourrait parler d’une culture du pouvoir alternative à celle des institutions qui est installée sur le plateau de Millevaches.“ Cette culture alternative se caractérise par la recherche de “formes horizontales de pouvoir“ : coopératives, communautés, associations qui tendent vers un fonctionnement collectif et autogestionnaire. Bien que n’étant pas en position de pouvoir, ces collectifs sociaux ont une influence sur les institutions et sur les autres habitants.
Qu’il s’agisse de terres agricoles ou de la forêt, la petite propriété présente des avantages : “Quelques hectares possédés sont toujours une espace de liberté.“ C’est la possibilité d’opter pour un type d’agriculture autre que le mode d’élevage dominant qui entraîne (avec l’aide des primes et de la politique agricole commune) la course aux hectares. Lorsqu’il est question de la forêt, il est habituel d’entendre regretter le morcellement de la propriété qui s’oppose à une gestion rationnelle et efficace. Julien Dupoux s’élève contre cette idée reçue et affirme que “le morcellement est un facteur de pouvoir“ puisqu’il permet d’assurer une meilleure gestion écologique (plus de diversité) et d’échapper au contrôle des forestiers (ONF, groupements de propriétaires, coopératives, institutions techniques) qui diffusent la monoculture du douglas.
Comparant le Plateau avec la vallée de l’Intag, en Equateur, Julien Dupoux note : “Le lien associatif et la culture sont conçus comme des leviers de pouvoir qui vont permettre de résister aux incursions des entreprises minières et qui vont faire que les habitants prennent en main leur territoire, deviennent plus autonomes.“ Mais il note que les produits locaux y sont plus développés que sur le plateau de Millevaches. Par rapport à d’autres régions de France, il relève une stratégie d’alliance entre les collectivités locales et les mouvements sociaux et civiques à Aubagne et il indique que sur le Larzac, la coopération locale fonctionne bien : les habitants, fédérés par la résistance au projet d’extension du camp militaire, sont les principaux acteurs du développement économique. En Aubrac, ce sont les productions locales (de “terroir“) qui permettent une prise de pouvoir par les habitants. C’est aussi le cas en Périgord-Limousin avec le châtaignier. Mais en regardant plus loin, en Afrique tropicale, il ajoute : “La maîtrise de la propriété par la collectivité des habitants apparaît certainement comme un levier de pouvoir supérieur à la propriété propre.“
Pour finir, il approfondit ses réflexions autour du pouvoir. Il pointe les limites de l’action légale. L’utilisation de la loi par les associations “pour faire constater ou empêcher des pollutions“ peut être efficace, mais sa mise en œuvre est délicate. Fondamentalement, le débat public, la participation des associations environnementales à des réunions institutionnelles sont “des moyens trouvés par les aménageurs pour éviter une opposition frontale.“
Il parle également du “franchissement des échelles“, un terme qu’il utilise pour désigner l’influence extra-locale, la notoriété nationale de la culture alternative du Plateau. “Les liens entretenus nationalement permettent une reconnaissance des autorités locales.“ C’est une force, à condition que les alliances extra-locales “ne privent pas les habitants de leur pouvoir local.“
Enfin, pour dépasser l’opposition entre science des experts et savoir populaire, il pense qu’il faut rechercher des moyens de production démocratique de la science, échappant ainsi à la mainmise du pouvoir politique et des puissances financières. Pour cela, l’éducation populaire, qui vise à rendre à chacun son pouvoir de jugement et de décision, est un des moyens à privilégier.
Julien Dupoux explique enfin que le pouvoir véritable est celui qui est capable de ne pas exercer sa puissance. On pourrait aussi dire que l’auto-limitation est une forme supérieure du pouvoir, basée sur la culture et le savoir. Ces développements sur le pouvoir sont à la fois stimulants et discutables. Ils peuvent alimenter des questionnements plus philosophiques que sociologiques sur le pouvoir (ou les pouvoirs) et son exercice. Ils contribuent à donner un ton très personnel au travail de Julien Dupoux.