Nombre de nos espaces ruraux, périurbains, rurbains comprennent encore aujourd’hui des traces bâties, culturelles, ethnologiques de patrimoines souvent agricoles et de leurs usages.
Ainsi apparaissent, dans divers états allant de la ruine au fonctionnement encore actuel, fours à pain, lavoirs, travaux pour bétail, etc. Ainsi se maintiennent par petites touches des usages communaux, des biens sectionaux, des pratiques collectives dans notre époque déjà marquée profondément par un siècle et demi de révolutions industrielles ayant relégué la plupart des modes de vie ruraux et agricoles dans les musées.
Toutes ces pratiques, multiséculaires, sont à chaque fois rattachées à la principale communauté humaine du Limousin, le village. Elles découlent de la gestion des espaces défrichés au cours des âges.
Dans cette région comme presque partout ailleurs, c’est d’abord “l’openfield“, le champ ouvert qui domina pendant près de mille ans, sommairement du haut Moyen Age au cours de l’ère Moderne. Il faut imaginer cette partie du Massif central sans herbage, sans haie, sans chemin, quasiment sans bétail, ni forêt ni bois (seulement 10% du territoire régional en 1810 contre 35% aujourd’hui). Dominent les landes et les champs labourés, semés de seigle essentiellement, aux maigres rendements sur des sols pauvres sans possibilité de fumure suffisante, dénotant une économie chancelante, constamment entre disette et famine. Cette gestion de la misère amène l’assolement biennal ou triennal, la jachère, le tout sous l’égide d’un conseil des anciens du village qui répartissent les terres en fonction des besoins des familles. C’est cette propriété collective des parcelles qui est à l’origine des usages collectifs divers : usage des parcelles communes à tous (les communaux), usage des moulins, des fours à pain, etc. La période moderne commence à mettre à mal ces habitudes. Avec les grandes découvertes à partir de la fin du 15ème siècle, l’Europe s’enrichit grâce au commerce triangulaire et cela profite surtout aux marchands qui habitent les bourgs (d’où l’évolution en terme de classe du mot “bourgeois“). Ces derniers investissent alors dans la terre, mais dans des productions à haute valeur ajoutée pour l’époque, le bétail. Ce qui impose la clôture sous forme de haies pour protéger le troupeau de la fuite, ou protéger la parcelle de la dent du troupeau, ce qui postule une chose nouvelle, la propriété privée, l’individualisme, le lent déclin des usages collectifs.
La conséquence paysagère est la transformation par endroit, durant trois siècles et demi, de l’openfield en bocage, en Limousin en semi-bocage tellement le phénomène est lent, étalé jusqu’au 20ème siècle. Et ces usages collectifs déclineront rapidement avec l’exode rural et la déprise rurale consécutifs à la révolution industrielle entre 1850 et 1970 environ.
Il faut tout d’abord préciser que cette vision du partage à travers cette gestion et cette propriété collective issues des temps médiévaux n’a rien à voir avec les visions des utopies socialistes qui se sont développées depuis la moitié du 19ème siècle. Le collectivisme porté par Marx, Engels ou Lénine repose théoriquement sur le partage de richesses produites par le système industriel à partir du milieu du 19ème. La propriété collective et les pratiques associées aux temps médiévaux et suivants reposent sur une économie de la misère. Néanmoins les valeurs de solidarité, de partage, de souci d’autrui apparaissent en filigrane.
Dès les décennies 1960, avant que les crises successives du capitalisme n’éclatent au grand jour jusqu’à aujourd’hui, la contestation de ce système ira chercher une partie de son inspiration dans ces pratiques agraires, rurales et collectives, les idéalisant parfois de magnifique façon comme dans l’immortelle “Que la montagne est belle“ de Ferrat.
On pourrait même s’autoriser à penser que les structures de type GAEC (Groupement d’exploitation agricole en commun) ou CUMA (Coopérative d’utilisation du matériel agricole) qui émaillent le territoire agricole dès cette époque se rapportent à ces lointaines traditions de solidarité en mettant travail et moyens matériels en commun. Les coopératives viticoles sont un exemple typique de cela, “filles de la misère“ selon les historiens, édifiées pour tenter de lutter contre le capitalisme moderne dès les débuts du 20ème siècle.
Une société industrielle et capitaliste qui s’essouffle ne peut que laisser, à son corps défendant, un peu de champ libre à un discours alternatif. C’est avec une prise de conscience théorique et avec l’arrivée pratique de néoruraux depuis plus de 40 ans maintenant dans ces campagnes en déprise, que ce patrimoine bâti et/ou culturel est remis sur le devant de la scène.
On ne donnait pas cher il y a 30 ou 40 ans de l’avenir de ces nouveaux arrivants voulant s’improviser agriculteurs, parfois avec raison, certains rêvant la campagne plus que voulant la vivre. Je me souviens aujourd’hui avec beaucoup d’émotion de ce soir de l’automne 1977, j’avais 8 ans et je traînais chez mes grands parents, producteurs de lait pour la cave de Roquefort et son fromage éponyme. Il pleuvait quand une Citroën ami 8 noire immatriculée dans le Maine et Loire a stoppé dans la cour de la ferme, ne trouvant pas le chemin alors en bien mauvais état, menant à la maison voisine, abandonnée, au toit crevé, que venaient d’acheter les deux occupants du véhicule, un couple d’instituteurs en rupture de contrat. Ni eau courante, ni électricité, ni tracteur, les “hippies“ comme les surnommaient certains avec force ironie constituaient une curiosité locale dans cette commune limitrophe du Tarn et de l’Aveyron. La dure réalité économique, le manque de facultés d’adaptation autant que les hivers rigoureux du Ségala eurent raison de certains. Le couple cité plus haut est lui toujours là. Ils sont tous deux quasi retraités, avec leurs chèvres, leur rêve réalisé. Puisque depuis de longues années ils ont pris conscience qu’un minimum de concessions au modernisme pouvait contribuer à leur choix. Un chemin goudronné, un peu d’outillage mécanique, le choix de la pluriactivité en se tournant vers la vie sociale du coin, le choix de l’engagement politique aussi, et le tour fut joué. Et ils ont participé à faire vivre la commune. Le jour des obsèques de mon grand père paysan, nonagénaire bien confirmé, ils étaient là, voisins émus car parfois initiés par lui à la réalité agraire, l’ancien instituteur n’ayant rien laissé de ses cheveux et de sa barbe emblématique, épais, longs, en broussaille, seulement dépigmentés par le temps.
Cette histoire, j’aurais très bien pu la situer à la même époque sur le plateau de Millevaches. Par contre, je ne suis pas sûr qu’elle pourrait s’y reproduire aujourd’hui. En effet, une part importante de ce territoire est aujourd’hui comme gelée par les choix pris par certains propriétaires. La plupart d’entre eux ont hérité de fermes dont ils ont laissé les bâtiments tomber en ruines. Quand aux terres, ils les ont bien souvent “valorisées“ en plantation de résineux. Et ne parlons pas de ces compagnies d’assurances qui ont planté des puys entiers en douglas, dans un souci de placement à long terme. Bien sûr, le plateau n’est pas une vaste forêt mais les parcelles qui se libèrent partent bien souvent à l’agrandissement.
Tout çà fait qu’il est bien difficile pour ceux qui veulent vivre ici de trouver une place. Qu’ils soient nés ici ou ailleurs, quelles que soient leurs utopies.
Alors, peut-être est-il venu le temps de réinventer un usage de ces biens collectifs que sont les biens sectionaux.
Eric Rouvellac