Il n’y a pour lors aucune définition officielle du produit fermier. La jurisprudence s’est adaptée au fil des contentieux pour se caler progressivement sur une directive européenne, reprise par la DGCCRF (Direction Générale de la Consommation, de la Concurrence et de la Répression des Fraudes), qui ébauche surtout une définition pour les poulets fermiers et quelques fromages ; et qui renvoie la plupart du temps au cahier des charges des certifications officielles (Label rouge, AOC). Il suffit légalement d'être agriculteur pour utiliser la qualification fermière. A la limite même une porcherie industrielle peut s’en réclamer.
Dans l’esprit du consommateur, le produit fermier est attaché à des souvenirs fantasmés de vagues racines rurales ; cliché d’une ferme d’antan qui n’a jamais existé, mais qui est omniprésente dans les publicités des grands groupes alimentaires. Le marketing a compris que l’étiquette fermière permettait surtout de hiérarchiser les consommateurs selon leurs disponibilités à payer la qualité perçue. Le produit fermier se distinguerait ainsi par son caractère sain et naturel, puis par son goût, et par son équilibre nutritionnel. Des caractéristiques qui seraient attribuées aux techniques mises en œuvre, à la fraîcheur des produits et au caractère artisanal.
Paradoxalement, les reproches qui sont faits tiennent justement à cette origine artisanale : hygiène mal assurée, qualité inégale, problème de présentation, caractère gras, approvisionnement irrégulier…
La convergence de l’intérêt du consommateur et du producteur n’est pas évidente. La satisfaction des attentes incohérentes des clients peut aboutir à une dérive du processus fermier, et la pleine maîtrise stratégique par l’agriculteur n’est pas toujours une garantie du processus fermier. Enfin dans certains cas, les deux parties peuvent se trouver flouées par le système agroalimentaire.
Faute de statut et de circuits propres, les produits fermiers doivent s’aligner sur les normes alimentaires industrielles. Au-delà du cas des maraîchers qui ne parviennent plus à vendre les carottes insuffisamment droites parce qu’elles perdent plus de la moitié de leur poids après passage dans les éplucheuses des cantines scolaires et restaurants collectifs, c’est l’ensemble du système qui n’est plus adapté à la spécificité des productions fermières.
Les grandes tailles des exploitations ne sont pas seulement le fait de producteurs à l’éthique fermière relative qui ne savent refuser la croissance, elles sont également dues aux normes d’hygiène qui obligent à d’importants investissements difficilement absorbables pour une petite structure. Le recours aux équipements collectifs (Coopératives, CUMA, ateliers relais) n’est pas toujours possible ou opportun. La nécessité d’amortir les investissements conduit parfois à passer au stade artisanal (voire industriel) avec un accroissement des difficultés lorsque la perte de l’appellation fermière oblige à réduire les prix, et donc les coûts, condamnant à terme à entrer dans l’engrenage des centrales d’achat. De fait, contrairement aux idées reçues, les exploitations en transformation-vente-directe sont bien plus grandes que la moyenne des fermes dans les mêmes productions (Chiffre d’affaire, Surface agricole utile, main d’œuvre).
Les services des fraudes ont défini les compositions officielles de nombreux produits afin de garantir une constante au consommateur. Mais cette normalisation nationale aboutit à niveler les particularités locales, comme pour ces transformateurs charcutiers qui ont renoncé à produire l’un l’andouille locale, l’autre du pâté en terrine parce que leurs compositions traditionnelles n’étaient pas en conformité avec les compositions officielles obligatoires.
Si le consommateur n’est qu’indirectement responsable de la normalisation hygiéniste, il est plus directement acteur de certaines dérives.
En exigeant des framboises fraîches hors saison, les consommateurs ont incité certains producteurs corréziens à développer les cultures hors-sol sur substrat dans des serres chauffées, afin de tenir le marché face à la concurrence étrangère qui conservait la place libérée entre les saisons. Outre les conditions de durabilité (autre concept galvaudé à la mode), on peut s’interroger sur la pertinence du qualificatif “framboises corréziennes” étant donné que le terroir n’intervient plus du tout dans le cycle végétatif.
Ce cas est aussi symptomatique des pressions qui conduisent certains agriculteurs à s’approvisionner occasionnellement à l’extérieur plutôt que de perdre des clients qui ne comprennent pas l’irrégularité saisonnière des productions.
Trop souvent le client cherche à retrouver les standards industriels rassurants. Ainsi en est-il de ce transformateur-charcutier qui a dû nitriter son jambon blanc pour qu’il reste rose après cuisson plutôt que naturellement gris ; ou de ce producteur de lait cru qui a cessé la vente directe parce que les clients voulaient désormais du lait qui se conserve plusieurs jours et puisse se stocker à l’air libre.
Malgré ses déclarations, force est de regretter que le consommateur continue de préférer les aliments avec un format, une régularité et un prix industriels. L’étiquette fermière n’étant là que pour valoriser symboliquement son achat (image, éthique…).
Le Système Industriel Agro-Alimentaire (SIAA) a très bien saisi ces paradoxes et offre maintenant du "fermier" industriel à bon compte.
Les rares cas en appellation fermière officielle (Label rouge), se trouvent paradoxalement être ceux pour lequel le processus fermier n’est de fait pas respecté.
L’appellation poulets fermiers a été arrêtée juridiquement très tôt pour le label rouge. Il s’agissait à l’origine de valoriser une production de qualité, conforme à l’image traditionnelle du poulet fermier, garantissant un cycle d’élevage long en plein air, majoritairement au grain. Les responsables des groupements entendaient ainsi assurer simultanément un prix rémunérateur au producteur et une qualité supérieure au consommateur. Le même raisonnement animait la création du label "porc fermier du limousin". Dans les deux cas, les agriculteurs se contentent d’élever des animaux selon un cahier des charges et de vendre à des groupements ou des acheteurs privés qui commercialisent l’essentiel en grandes surfaces, après conditionnement en industries. Pour l’agriculteur, cette appellation n’est plus qu’une plus value sur le prix, comme n’importe quel label en filière longue. Hormis l’étiquette, il n’y a plus grand chose de fermier dans ce système où le producteur ne maîtrise ni les conditions d’élevage qui sont régies par un cahier des charges, ni le prix et la distribution qui sont imposés par les distributeurs.
La coexistence de ces appellations officielles, avec de réelles productions fermières en vente directe n’est pas sans poser problème. En plus de la confusion engendrée dans l’esprit d’un consommateur de plus en plus perdu dans la profusion des étiquettes, l’absence de statut clair des Agriculteurs transformateurs fermiers (ATF, voir ci-contre) fait peser le risque que les tenants des filières industrielles labellisées ne réclament l’exclusivité de la qualification fermière officielle et en interdisent l’usage aux petits producteurs.
A l’initiative de la Confédération paysanne et de l’association PaïsAlp, des producteurs fermiers se sont réunis cet hiver à Forcalquier (04) pour définir leur conception de l’agriculture fermière. Voici les conclusions de leurs réflexions.
Cent productrices et producteurs fermiers, représentants 15 pays européens, réunis en séminaire à Forcalquier (France) les 31 janvier, 1er et 2 février 2003 affirment la nécessité de reconnaître leur existence comme indispensable au maintien de nombreuses fermes et d’une campagne vivante en Europe.
Les producteurs fermiers représentent l’agriculture que les citoyennes et les citoyens européens souhaitent de plus en plus. Travaillant localement, dans des ateliers à taille humaine, ils produisent des aliments de qualité, dans une relation de proximité avec les consommateurs. Ils respectent les gens qu’ils emploient, les besoins des animaux, le sol, les paysages, la biodiversité et les ressources naturelles. Ils travaillent dans un souci de durabilité, et non dans une recherche du seul profit à court terme.
La standardisation exigée des produits, des normes d’hygiène inadaptées, une Politique Agricole Commune qui favorise l’industrialisation de l’agriculture, la baisse des prix et l’agrandissement incessant des exploitations constituent des obstacles majeurs au développement de notre mode de production.
Les producteurs fermiers revendiquent une Politique Agricole Commune européenne qui œuvre, en premier lieu, au maintien de paysans nombreux, à travers toute l’Europe, y compris dans les nouveaux pays adhérents.
Du point de vue des producteurs, le produit fermier correspond à une stratégie de contrôle de l’aval de la chaîne de valeur. Après des décennies de spécialisation sur la seule fonction de production de matières premières, voire sur un seul produit, la vente directe est apparue comme un moyen de se réapproprier la maîtrise de la qualité, du prix et de la valeur ajoutée. Il s’agit également pour beaucoup, de sortir du productivisme, d’échapper à l’emprise du système agroalimentaire, de s’ouvrir vers les consommateurs… Mais les conceptions de l’Agriculteur Transformateur Fermier (ATF) diffèrent selon les observateurs et les pays considérés. Il n’est pas nécessaire que l’agriculteur exerce l’acte de vente directe auprès du consommateur (vente aux magasins, aux artisans, en structure collective…) pour qualifier le produit fermier. La législation allemande autorise par ailleurs la délégation de la transformation à un prestataire de service. Globalement, il suffirait que l’agriculteur garde la maîtrise de la politique de transformation et de commercialisation pour que l’on parle de produit fermier, même s’il ne réalise pas lui-même les actes en aval de la matière première. Dans tous les cas, il doit exercer la fonction élémentaire de production (condition légale).
Vincent Lagarde