Comme beaucoup de personnes de ma génération, mes premiers contacts avec la musique, et ce faisant, mes premières émotions – s’il y en eut ? – je les goûtais au travers de chansons que j’entendais fredonner autour de moi. L’indigence ! L’indigence totale ou presque ! Pas de radio à la maison, aucune autre source musicale que celle de l’écoute d’un vieux phonographe à aiguille chez un voisin. Ou alors les chansons de ma grand-mère : souvent des complaintes ou des chants religieux ; celles d’un voisin, un peu coquin, qui se plaisait à "chansonner" les gens de son entourage, sur un air toujours le même, avec des paroles en patois de sa composition. Personnellement, j’avouerais que ma véritable émotion musicale, je l’ai connue, curieusement, par le biais de la littérature : la lecture de Jean Christophe, de Romain Rolland, que nous faisait à l’école notre institutrice. Avec elle, j’entrais dans l’univers du grand Beethoven, rien que ça ! J’étais tellement passionné par son personnage que, parfois, j’en arrivais à m’identifier à lui. Et lorsque je me retrouvais seul, en pleine nature, je me faisais plaisir à tenter de percevoir les harmonies secrètes qui pouvaient bien s’en échapper !
Et puis un jour… il y eut la découverte que je fis dans le grenier de ma maison d’un violon enfoui sous un amas de vieilleries. Un violon qui avait appartenu à mon père. Il l’avait acheté dans sa jeunesse, avait tenté d’en sortir quelques airs, les rares fois où il lui arrivait de garder le troupeau de vaches. Lui aussi rêvait. Un rêve moins fou que le mien, celui de tenter tout simplement de reproduire un air qu’il avait entendu joué, au hasard d’un bal, par un violoniste réputé du pays, le grand Rempart de Meymac ; à moins que ce soit Louinot (petit Louis), un "violoneux" du pays d’Ussel, lui. Mais il avait dû abandonner, faute de temps : à l’époque c’était voler du temps – voué en totalité au travail – que de l’utiliser à d’autres fins ! De mon côté, je n’allais pas tarder à apprendre très jeune cette triste réalité.
Ne croyez pas que la fée musique allait me toucher de son aile protectrice dès lors où j’attaquais un jour l’étude du violon : une décision que mon père avait prise pour moi, une façon de reproduire ce qu’il eut souhaité faire ; ce qui allait m’entraîner à faire une année de violon, en tout et pour tout, y compris l’étude du solfège. Une année d’études musicales durant la "drôle de guerre", quand pour payer mon heure de cours à mon professeur, je lui apportais en échange, une livre de beurre ou une douzaine d’œufs ! C’était ça, le troc : un échange qui se pratiquait couramment à l’époque, rien à voir avec le marché noir !
Au bout d’un an, ayant atteint le stade de l’étude des troisièmes et cinquièmes positions, j’abandonnais lâchement mon apprentissage. La raison : un bal clandestin ! C’était la guerre, et l’on m’avait convié un jour à venir avec mon violon. Imaginez un peu, l’apprenti violoniste que j’étais, plus habitué à jouer de petites mélodies ou à monter et descendre des gammes, qu’à faire danser ! À mon répertoire j’avais une dizaine de morceaux que je jouais en les déchiffrant péniblement, la partition posée sur un pupitre placé devant moi. J’achetais ces partitions à un accordéoniste aveugle qui s’installait, les jours de foire, avec ses chansons étalées à même le trottoir. Je me gardais bien d’en parler à mon professeur – il n’eut pas toléré qu’un de ses élèves, apprenti violoniste, se fourvoie à jouer des chansonnettes ! … Les danseurs me firent grimper sur une petite table bancale. En face de moi, une meute de jeunes et de moins jeunes avides de danser pour peu qu’ils entendent un bruit qui s’apparente à de la musique : pas exigeants du tout ces danseurs du temps de guerre ! Moi, au bout de deux ou trois heures, j’avais le bout des doigts littéralement cisaillés par les cordes, et mon bras conduisant l’archet était menacé d’ankylose. Eux, pas fatigués du tout ! Et comme ça jusqu’au petit matin ! Saturé de violon, l’artiste ! Conscient que, malgré l’énergie qu’il déployait, il faisait moins bien que le petit accordéoniste du village qui d’habitude faisait danser. Pourtant, lui, ne connaissait pas la musique, c’était un simple routinier ! … Ceci pour vous dire, qu’à quelques temps de là, j’obtenais de mon père qu’il me paie un accordéon : un sacré cadeau qu’il m’offrait, entre parenthèses, et je me l’entendis dire maintes fois : “ Ton accordéon, c’est l’argent d’une vache ! ” - Il y avait sept vaches à l’étable ! Mais l’accordéon c’était mon dernier recours, le moyen pour moi de soutenir la concurrence avec l’accordéoniste qui possédait, lui, à défaut de savoir musical, l’indispensable cadence…
L’instrument mis à part, être surclassé par un "routinier" ! Un gars qui ne s’embarrassait pas de partitions et pêchait des airs là où il les trouvait : auprès de l’accordéoniste marchand de chansons ou encore d’autres musiciens qu’il se choisissait comme maîtres ! Et puis, ces airs une fois mémorisés, il les reproduisait sur son instrument, peut-être pas toujours fidèlement – il savait en écarter habilement les difficultés ! - mais avec une assurance certaine ! … Il m’a fallu longtemps, très longtemps pour admettre cette évidence. Voire jusqu’au jour où, après une longue période d’abstinence musicale, je m’intéressais à nouveau à la musique et aux musiciens. Je ne sais pas pourquoi je me trouvais à assister, en ce mois de septembre 1979 à Chaumeil, à une "Fête du violon". Il y avait là une ribambelle de "violoneux" de tous âges et de tous poils. Quelle ambiance ! Une révélation ! Un ami, violoneux lui-même, me les fit découvrir. Parmi les anciens il y avait : Peyrat de Saint Salvadour, Lilou Maltheux de Tarnac, Chastagnol de Chaumeil, etc. À leurs côtés, des jeunes : Olivier Durif ; Jean-Paul Champeval ; Jean-Marc Ponty… J’écoutais, j’écoutais avidement. J’admirais l’envol des coups d’archet, la parfaite harmonie qui s’échappait de cette quinzaine de violons réunis. J’avoue que cela me laissait pantois. En moi-même je revivais l’expérience "violonistique" de mes jeunes années ; subsistait le souvenir du discrédit entretenu par les "vrais musiciens" qui, connaissant la musique, toisaient de haut les autres, ceux qui ne la connaissaient pas ! Hé bien là ! J’avais la preuve qu’il n’était pas une obligation de savoir la musique pour pouvoir en faire ; qui plus est, de pouvoir s’accorder avec d’autres musiciens !
Je n’allais pas tarder à faire la connaissance de ces jeunes qui, depuis les années soixante dix, avaient entrepris un travail de collectage sur notre région, et particulièrement avec l’un de ceux-ci, Olivier Durif (il est devenu depuis le directeur de l’Agence des Musiques Traditionnelles du Limousin). Entre temps, désireux de m’initier à cette nouvelle façon de jouer, je participais à un stage de musique traditionnel à Treignac dans la section "violon", catégorie "débutants". Deux ou trois journées de travail intense, encadrés par un professeur, Hubert Marcheix. Certes, l’apprentissage de mes jeunes années - pas totalement oublié - me permettait-il de m’affranchir d’une première difficulté, celle de la tenue de l’instrument. Mais très vite, ce léger avantage dont je bénéficiais par rapport à mes camarades, s’estompa-t-il. D’abord ce professeur me semblait beaucoup moins rigoureux que celui que j’avais connu autrefois pour ce genre d’apprentissage, et puis, surprise ! d’entrée il nous proposa de reproduire l’air qu’il jouait sur son violon, phrases après phrases, au fur et à mesure que nous l’assimilions. Finalement ça allait assez vite. J’étais étonné de voir que mes compagnons progressaient relativement plus vite que moi. Je liais connaissance avec Jean Yves Lameyre dont j’admirais la persévérance et la volonté – Avec son épouse Myriam, ils deviendront les talentueux musiciens du groupe Rapsode. C’est vrai que mon oreille me paraissait moins réceptive que la leur, que mes doigts privés du repère visuel de la musique, avaient du mal à trouver leur emplacement sur le manche de mon violon. Les recommandations du professeur me conseillant, d’"oublier ma musique", me semblaient insurmontables. Mais j’avais compris la leçon !
Et voilà comment j’entrais dans ce sympathique petit monde des "violoneux", où chacun se connaît, s’observe, se jalouse aussi parfois ! J’allais faire connaissance avec le dernier carré des violoneux du pays. Et particulièrement celle du sympathique Joseph Perrier de Champ sur Tarentaine, qui deviendra mon ami. Un véritable maestro, le Joseph, en raison de sa technique très personnelle, une combinaison de celle des violoneux (frottement sur deux cordes ; pincement de celles-ci ; attaque particulière de la note…), et puis de celle acquise auprès d’un véritable violoniste, le célèbre Foucaud. J’ai passé de longs moments à l’écouter parler ou jouer. Plusieurs fois il m’a raconté des épisodes heureux ou malheureux de sa vie : le jour où il rentra de son exil de prisonnier en Allemagne, avec pour principal bagage, un violon, l’irremplaçable violon acheté là-bas pour quelques marks ! Ce violon qui brûlera dans l’incendie de sa maison, provoqué par un coup de foudre ! Même qu’il faillit se jeter dans les flammes pour le récupérer, le Joseph, si des voisins n’avaient pas été là pour l’en empêcher ! Il les a en haute estime, les jeunes violoneux, lui, le Joseph, avec qui, durant plusieurs années, il entretint de fructueuses relations musicales autant qu’amicales. C’est grâce à eux, grâce au fruit d’une large collecte qu’ils organisèrent en sa faveur, qu’un autre violon put lui être offert. C’est grâce à eux encore qu’il eut la chance de faire partie de la délégation de musiciens français représentant la musique traditionnelle, délégation qui participa à un rassemblement mondial aux Etats-Unis : le plus grand voyage de sa vie !
Je ne puis évoquer tous les musiciens que j’ai connus ou simplement entrevus, au cours de ces vingt dernières années. Il me revient cette rencontre que je fis, en 1997, avec Alain Savouret, professeur d’harmonie et de composition musicale au Conservatoire National de Paris, venu prendre contact avec les professeurs de l’Ecole de musique d’Ussel. Ce qu’il recherchait auprès d’eux : "le moyen de donner un nouveau souffle à la musique contemporaine en s’inspirant des mélodies populaires d’autrefois" !
Ceci pour dire que, de nos jours, la musique "trad" a acquis droit de citer au même titre que bien d’autres musiques. Et peut-être bien qu’un jour on parlera de l’œuvre géniale d’un nouveau Tchaïkovski ou Borodine, inspirée d’une mélodie limousine recueillie sur notre plateau de Millevaches. Il doit bien rester quelque part un peu de la graine de nos célèbres troubadours, et particulièrement du romantique Bernart qui prétendait que : "Quand le vent d’autan souffle sur mon pays, me semble sentir un vent de paradis !"
René Limouzin