Comment la renommée du "Politicare" arriva jusqu'à M Tourgnaud, député socialiste de la circonscription de Limoges ? On ne sait. Toujours est-il qu'un après-midi, cet homme important descendit de voiture devant la maison de Roudeau et fit de petits bons incompatibles avec sa taille et sa majesté, afin d'éviter les flaques d'eau de la cour et les gorets qui s'y ébrouaient après leur bain boueux.
La Roudeau se tenait sur le pas de sa porte, son dernier né pendu à son sein, l'oeil rond de surprise devant la calèche du monsieur.
Mais quand elle comprit que cet inconnu opulent voulait pénétrer chez elle, sa surprise ne connut plus de bornes.
- Bonjour, bonne femme ! c'est bien ici la maison de Pierre Roudeau ? dit-il.
Timide, méfiante, la Roudeau barrait la porte. Elle eût été bien en peine de répondre, car elle ne comprenait que le patois, mais les enfants qui suivaient la voiture depuis le haut du village, très intrigués par sa destination, répondirent pour elle un choeur de "oui" !
L'ahurissante nouvelle qu'un Monsieur en voiture était chez Roudeau se répandit rapidement. Didi l'apprit du haut d'un cerisier d'où elle dégringola aussitôt.
Elle arriva chez elle tout essoufflée et ferma la porte au nez des petits curieux, qui s'écrasaient devant pour voir un gros homme affalé sur une chaise, s'épongeant le front.
- Que voulez-vous, monsieur ? demanda-t-elle.
- A la bonne heure, voilà une fillette qui parle français.
Debout devant lui, Didi attendait, très intimidée par le chapeau de soie et la chaîne de montre "qui doit être en or", estimait-elle.
Le gros monsieur ne se hâtait pas de dire le but de sa visite. D'une main il jouait avec ses breloques, de l'autre il caressait les cuisses de Didi, que nul pantalon ne protégeait.
- Sais-tu ce que c'est qu'un agent électoral ? demanda-t-il tout à coup.
Quelle drôle de question ! Didi fit non de la tête.
- Petite ignorante, dit-il avec un sourire indulgent.
Sa main tapotait près des genoux. La Roudeau s'étant écartée pour poser sur le lit son bébé endormi, la main remonta brusquement.
Didi fit un bon de côté et rougit.
- A propos, dit le monsieur en respirant ses doigts comme une fleur, où donc est ton père mignonne ? Vas me le chercher et tu auras cette belle pièce.
Il fit miroiter cent sous aux yeux éblouis de Didi et de sa mère et remit l'argent dans sa poche.
Toutes deux tressaillirent de convoitise, et Didi, qui allait répondre que son père était Dieu sait où, put retenir à temps cette réponse malencontreuse.
- Ainsi monsieur, dit-elle pour gagner du temps, vous voulez parler à mon papa ?
- Dépêche-toi d'aller le chercher, je suis pressé.
Didi eut alors une inspiration du ciel.
Il ne fallait pas que cette pièce s'en retournât dans la poche de cet homme.
Cent sous, la sécurité pour tout un mois. Le crédit assuré chez la Liard, grâce à un écu donné en acompte. Le plaisir de savourer tous les matins un peu de chicorée bouillie dans l'eau, modeste régal qui faisait tant jaser les voisins, qu'on se cachait pour le boire.
- Mon papa travaille sur la route " en vous en retournant ", monsieur. Je vais vous y reconduire si…, si :
- Si je te donne ta pièce. Allons, la voici, partons.
Didi remit l'écu à sa mère, qui murmura en patois :
- Moussur est bien bouun per nous.
La bonne femme se demandait ce que signifiait tout ceci.
- Je vas y faire un bout de conduite, dit Didi.
- Monte près de moi, mignonne.
Mais à cause de cette main grasse qui l'avait touchée tout à l'heure, elle refusa.
- J'aime mieux marcher à côté, Monsieur.
- A ton aise, petite sotte.
Le cheval allait au pas dans le chemin. Ce n'était pas difficile de le suivre et, dès qu'on fut sur la route, Didi indiqua du bout du doigt une vague direction.
- Mon père est là-bas. Je vas le quérir.
Et elle partit à fond de train dans le sous-bois.
Un détour sous les branches la ramena dans un champ de topinambours, à deux pas de la voiture où attendait le député.
Elle voulait voir comment il prendrait la chose quand il se verrait berné.
S'il donnait l'ordre à son cocher de retourner vers Champe, Didi courrait alors à travers champs pour se barricader avec sa mère. L'important était de garder l'argent.
Tapie au fond de la planche, comme un lièvre qui guette le chasseur, elle attendit, rêvant de se faire donner, sur cet argent miraculeusement venu, quatorze sous pour s'acheter un tablier de fantaisie.
Tout en surveillant l'homme de la voiture, elle discutait avec elle-même de la couleur de ce tablier, destinée à la faire passer pour une jeune fille à ses propres yeux, puisqu'il remplacerait le sarrau noir d'écolière.
Serait-il bleu pâle comme le ciel, ce beau tablier ? Ou bien rose comme les joues du petit frère Martial ?
Le député, qui consultait souvent sa montre, s'impatienta.
- Que ces paysans sont assommants ! Quelle lenteur. Cette petite s'est sûrement égarée. Qu'en pensez-vous Firmin ?
- Du moment que M. le Député me consulte, j'y dirai, sauf respect, que la petite s'est foutue de lui.
- Hein ! vous vous oubliez, cocher.
- Mais, Monsieur, comment se serait-elle perdue dans les bois où elle est née ?
- C'est bien rentrons ; le rustre aura de mes nouvelles.
Dès que la voiture eut disparu au tournant de la route, Didi reprit le chemin de sa maison, musant le long des haies, rêvant toilette et bombance.
Elle composa plusieurs attitudes pour le moment où elle irait chez la Liard choisir un tablier et lui donner deux francs d'acompte sur ce qu'on devait, et, afin d'éblouir l'épicière, ce tablier, elle le paierait comptant !
Roudeau rendit sa visite au député. Depuis il travaillait de moins en moins. Le dimanche matin, il allait au bourg et pérorait des heures pour rallier des suffrages à son idole. Ses poings servaient à convaincre ceux que sa parole n'atteignait pas.