L’épisode qui nous intéresse a commencé au début de l’été 2007. Stéphane Rozet habite à Saint-Vaury en Creuse. Il possède actuellement 1 Ha de terrain sur lequel il a planté quelques arbres fruitiers, un bâtiment et du matériel d’arboriculture. Diplômes en poche, son objectif est de s’installer progressivement en arboriculture afin de pouvoir à terme vivre pleinement de son activité agricole.
Sa situation est relativement classique, nombre de jeunes intéressés par l’agriculture sont aujourd’hui dans une démarche d’installation progressive. Faute de capitaux de départ, il s’agit de limiter l’investissement et de développer l’activité agricole petit à petit avec souvent, dans un premier temps, des compléments de revenus extérieurs. Mais le problème en agriculture reste de trouver des outils de production et plus particulièrement des terres cultivables. La chose n’est pas toujours aisée, loin de là. Que la pression foncière fasse monter les prix, on s’en était presque fait une raison, mais qu’un jeune en quête d’installation ne puisse même pas acheter au prix fort 3 Ha de terres médiocres sur un lot de 50 Ha… Cela devient particulièrement indigne ! C’est pourtant la mésaventure qui est arrivée à Stéphane.
Nous pourrions nous rassurer en nous disant qu’il existe un organisme semi-public, d’intérêt général, en charge de ces affaires de foncier : la SAFER (Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural). Mais pour qui roule-t-elle exactement ?
Acte I : Le premier Comité Technique SAFER
Au début de l’été 2007, le domaine de Lorcivaud à Saint Vaury est en vente. Il s’agit d’un lot de terres d’une cinquantaine d’hectares qui touche le bâtiment et les terres de Stéphane. C’est une occasion rêvée pour conforter son installation par l’acquisition de quelques hectares supplémentaires. Sur un lot de 50 Ha, il devrait pouvoir négocier l’acquisition de 3 ha, de qualité moyenne, situés en bout de domaine. Le concurrent est un GAEC bovins-porcins, de taille déjà confortable, dont la situation est également contiguë au domaine de Lorcivaud. A défaut d’accord amiable entre les deux postulants, ce sera la SAFER qui tranchera pour les fameux 3 Ha. Le résultat du vote du comité technique de la SAFER (instance décisionnelle départementale) est sans appel et le refus des terres pour Stéphane est justifié… par la mauvaise qualité des terres. En résumé, lui laisser ces 3 Ha ne serait vraiment pas un cadeau à lui faire et malgré l’appui technique de GABLIM (Groupement des Agrobiologistes du Limousin) le projet n’est pas considéré comme «viable»…
En juillet, la réaction est citoyenne, une centaine de personnes se réunissent à Saint Vaury pour affirmer son soutien au projet de Stéphane et pour demander que la décision de la SAFER soit revue et corrigée. Les médias ayant relayé l’affaire, le dossier est sûrement considéré comme «délicat» puisqu’il passe d’instances en instances pendant tout l’été sans que d’autres décisions officielles ne soient prises. Pendant ce temps, Stéphane travaille et peaufine son projet en fonction de la «viabilité» et avec l’aide de GABLIM, il reconsidère sa demande. Finalement, il obtient une dérogation auprès du préfet pour refaire une demande de concurrence sur la totalité du domaine, étude technico-économique à l’appui.
Acte II : Le deuxième Comité Technique SAFER
Septembre, le Comité Technique SAFER Creuse se réunit de nouveau et étudie la situation du domaine de Lorcivaud. Il fut bien surprenant pour les participants, dont le représentant de la Confédération Paysanne, de ne pas entendre parler de la demande de Stéphane. Par contre la SAFER propose une solution sortie du chapeau : elle présente une promesse de vente du GAEC concurrent sur une parcelle de 5,8 Ha. Pris de cours devant une proposition qui semble honnête (et qui de toute façon est invérifiable à la table de réunion), le Comité Technique l’accepte à sa grande majorité. La proposition est faite à Stéphane qui refuse car les terres proposées n’appartiennent pas au domaine de Lorcivaud, elles sont distantes de 10 km (elles sont à l’autre bout de la commune), ce qui nécessite la construction d’un nouveau bâtiment (hors de prix).
Acte III : Le Conseil d’Administration SAFER
Traditionnellement, les décisions de la SAFER doivent être actées par les commissaires au gouvernement qui sont en Limousin le DRAF et le TPG (Trésorier Payeur Général). Face à leur perplexité, le dossier «Lorcivaud» passe alors en Conseil d’Administration de la SAFER (la plus importante instance décisionnelle régionale). En accord avec les officiels, le dossier doit être traité en fonction de 4 axes :
Celui-ci ne tarde pas à se réunir, la demande de Stéphane n’est toujours pas présentée mais une nouvelle solution miraculeuse et opportune est alors proposée. C’est par communiqué de presse qu’on apprend que la SAFER propose 14 Ha de bonnes terres du domaine de Lorcivaud avec accès à l’eau et tout le toutim. Sauf qu’après enquête sur place, seuls 2,5 Ha sont directement cultivables, le reste étant des landes et mouillères pas même exploitable pour le bois. Aucun chemin ne permet d’accéder à ces 14 Ha… qui ne sont par ailleurs pas regroupés. Quant à l’accès à l’eau, il y a bien des ruisseaux mais aucune assurance légale pour la construction d’une réserve collinaire. Enfin, ce lot est proposé pour la modique somme de 20 000 euros, auxquels il aurait fallu ajouter le prix de la construction d’une éventuelle réserve collinaire.
Ces arguments ont suffit à Stéphane pour refuser cette nouvelle et dernière offre, non sans se justifier auprès des personnes concernées. Une nouvelle mobilisation citoyenne et associative devant le siège de la SAFER en Haute-Vienne ne changera rien et malheureusement l’affaire se terminera sur cette fausse note, laissant en suspens de multiples questions, notamment par rapport aux motivations réelles de la SAFER dans cette histoire.
Le résultat n’est absolument pas satisfaisant, et particulièrement pour Stéphane qui aura pourtant su regrouper beaucoup de gens autour de lui et porter le dossier devant les plus hautes autorités. Beaucoup de questions semblent sans réponse et il est tentant d’essayer des interprétations car il est difficile de croire que la SAFER a vraiment mis de la bonne volonté pour « régler » ce conflit de manière neutre, telle que ses missions théoriques le prescrivent.
Ne faut-il pas chercher une explication sur la parcelle cadastrée AV4, qui fait partie des 3 Ha demandés initialement par Stéphane et sur laquelle se trouve un étang ? Selon certaines sources, il peut sembler crédible qu’un simple point d’eau ait pu envenimer la situation de la sorte. Il faut préciser, pour mieux comprendre les enjeux, que le GAEC concurrent est principalement producteur de porcins. Une telle production nécessite une certaine surface, ne serait-ce que pour l’épandage de lisier. Or, une nouvelle loi a défrayée la chronique ces derniers temps, interdisant l’épandage des lisiers à moins de 500 mètres des étangs classés d’intérêt piscicoles (*). Cela représente concrètement une superficie de 78,5 ha. Le risque pour le GAEC était donc de voir cet étang obtenir ce classement et de fait, de ne plus pouvoir épandre son lisier sur toutes les parcelles avoisinantes. L’argument s’entend parfaitement mais Stéphane avait dit, redit et re-redit qu’il n’avait aucunement l’intention de changer la classification de cet étang.
Dans cette histoire, chacun semble en avoir fait une affaire personnelle, les membres du GAEC se sentant probablement entravés et attaqués dans leur projet d’agrandissement, et Stéphane privé d’une opportunité de vivre son métier et sa passion. Le résultat est en tous cas parfaitement regrettable et aurait sûrement nécessité un arbitre digne de ce titre.
Conscient que la SAFER soit un outil indispensable au contrôle et à la maîtrise des transactions foncières, son rôle dans cette histoire aura pourtant été parfaitement obscur. Pourquoi n’a-t-elle pas soumis au vote les différents projets présentés par Stéphane ? Pourquoi n’a-t-elle pas fait de propositions réellement concertées (elle n’est jamais venue négocier avec Stéphane) ? Quid de la politique nationale en matière d’installation, de la sauvegarde des exploitations agricoles à taille humaine, de tous les discours partagés pourtant par le Conseil Régional, la DRAF, la DDA de la Creuse, la SAFER et même tous les syndicats agricoles… Le rouleau compresseur est en marche et sera difficile à arrêter. Le sujet dépasse pourtant les seuls enjeux agricolo-agricoles car il s’agit directement de la vitalité de nos campagnes en terme de tissu social, de gestion des paysages et d’alimentation locale.
Guillaume Challet