Au fil des ans, depuis 1970, on assiste à un recul permanent des ressources alimentaires en Limousin. Les chiffres sont affolants. Le Limousin terre agricole par tradition est devenu une région de totale dépendance alimentaire, cela se résume en un chiffre : la souveraineté alimentaire du Limousin n'est aujourd'hui que de 10%. Dit autrement, seuls 10% des produits alimentaires consommés dans notre Région y ont été produits et transformés, c'est donc 90% de notre alimentation qui est importée d'autres régions ou d'autres pays (voir IPNS n°14). La culture légumière a été quasiment abandonnée (la surface cultivée a été divisée par 25 en Limousin, elle couvre aujourd'hui 23% des besoins , les légumes frais 8%, les œufs 24%, la culture du blé dur 0%...) La production de volaille, de porcins qui dans les années 70 alimentait chaque maison limousine, s'est transformée pour l'essentiel en un élevage intensif hors-sol. Paradoxalement les effectifs de la production hors sol censés nourrir le monde entier ont chuté pour toutes les productions spécialisées hors bovin et ne peuvent répondre aux besoins de la population limousine ! La filière porcine a divisé par 2,2 son cheptel. La filière avicole quant à elle s'est totalement effondrée.
Il existe trois explications majeures à cette situation Il y a tout d'abord l'inadéquation de la production agricole par rapport aux besoins alimentaires standards de la population. La Politique agricole commune voulue par l'Europe et, ici, appuyée par la Chambre agricole et la FNSEA, a spécialisé la production du Limousin sur trois secteurs (bovins, ovins, pommes golden pour l'essentiel) abandonnant la production maraîchère et alimentaire aux seuls aléas du "Marché".
Il y a aussi la présence insuffisante des filières de transformation dans la Région. Le tissu artisanal ou industriel de la transformation agroalimentaire est très insuffisant, aujourd'hui de nombreuses productions agricoles quittent donc la région pour approvisionner des ateliers et des usines qui sont situés ailleurs. La fermeture des abattoirs de proximité aggrave la situation, obligeant les agriculteurs à rejoindre les filières de la grande industrie de l'agroalimentaire (sur la question des abattoirs, voir dans ce numéro d'IPNS, page 14). Il y a enfin l'emprise forte de la grande distribution. Tous les produits vendus en grande surface sont fournis par leurs centrales d'achat qui n'attachent aucune importance particulière au caractère local des produits proposés dans leurs magasins. Seul acheter " le moins cher possible " les guide, n'hésitant pas à mettre en concurrence la production d'une région contre une autre pour faire chuter les prix. Cette situation n'est pas propre au Limousin, mais reflète à l'échelle nationale une " exception " bien française : l'omniprésence de la grande distribution. Le résumé tient en deux chiffres : 5 centrales d'achat seulement se partagent 90% du commerce de détail en France. Il est impossible aux secteurs agricole et agroalimentaire d'échapper, directement ou indirectement, à l'emprise de la grande distribution : c'est elle qui fixe les règles du jeu. La taille gigantesque des centrales d'achat et leur connivence quant aux pratiques commerciales (derrière une concurrence de façade) mettent n'importe quel fournisseur dans une situation de soumission face au seul critère qui compte à leurs yeux : le prix, même si, bien souvent, c'est au détriment de la qualité (voir les légumes : tomates sans goût, salades d'un jour, ou viande ionisée d'Argentine ou du Brésil). Les productions limousines ne font pas exception à la règle : seules les plus concurrentielles sont encore présentes, spécialisées et concentrées sur quelques produits agricoles ou agroalimentaires… qui seront alors diffusées dans toute la France, voire à l'exportation.
Les possibilités de distribution en dehors du circuit de la grande distribution sont marginales, et c'est encore plus vrai en Limousin, car les surfaces commerciales par habitant en hyper- et supermarchés sont près de deux fois supérieures à la moyenne nationale.
En quoi cette situation de faible autonomie alimentaire pose-t-elle problème ? Cette mécanique économique permet de pouvoir vendre et exporter les productions phares du Limousin que sont bovins, pommes et ovins : c'est une conséquence logique d'un fonctionnement en économie ouverte de marché, chaque partenaire territorial se connectant aux autres dans une dynamique d'interdépendance, valorisant ses points forts et profitant en retour de ceux des autres. Ce mode de raisonnement est aujourd'hui généralisé par les tenants de l'économie de marché. Je voudrais en souligner les conséquences négatives en matière environnementale, sociale ou économique.
Ce qui était le cri d'un petit nombre il y a quelques années encore, après le "Grenelle de l'environnement" est admis par tous : du fait de l'activité humaine on va vers un réchauffement climatique dont personne ne peut prévoir le niveau de déréglementation. Une telle situation va réclamer la mise en oeuvre rapide d'actions d'une ampleur inédite. Or faire circuler 90% de nos besoins alimentaires sur souvent des milliers de kilomètres, faire transporter sur ces mêmes distances des produits agricoles pour les transformer (un pot de yaourt parcourt environ 2500 km avant d'arriver dans le rayon de l'hypermarché), est un non sens écologique. C'est une des sources importantes de l'émission des gaz à effet de serre. L'ère des déplacements bon marché, faciles, rapides et sans limites est appelée à prendre fin. De plus, l'agriculture, sous sa forme intensive : mécanisation, engrais, culture hors sol est devenue un secteur dépendant des ressources pétrolières. La politique agricole actuelle, en plus d'être particulièrement énergivore, est grande consommatrice d'intrants agrochimiques particulièrement nocifs pour l'environnement Une catastrophe sociale L'Union Européenne a pris en compte depuis longtemps l'ouverture des marchés, et sa mise en oeuvre en matière agricole, la PAC (Politique Agricole Commune) a provoqué des résultats contradictoires. Elle a renforcé la logique concurrentielle poussant à la spécialisation sur quelques productions et à une productivité agricole à marche forcée. A l'échelle du Limousin, (les éléments présentés plus haut en témoignent) la filière bovine et la filière pomme sont devenues des références de niveau européen en terme de qualité et de notoriété, mais au prix d'une hyper-spécialisation réalisée au détriment des autres productions et du maintien de la souveraineté alimentaire.
Mais c'est aussi un immense gâchis social !
Cette agriculture intensive a provoqué un laminage spectaculaire des emplois dans le secteur agricole. C'est vrai au niveau national, cela est vrai en Limousin : toutes exploitations confondues, entre 1970 et 2003, 29 300 exploitants ont jeté l'éponge. Ainsi 2,5 exploitations mettent la clef sous la porte chaque jour depuis maintenant près de 32 ans, soit 60 % des exploitations. 74 600 actifs sur exploitation étaient dénombrés lors du recensement de 1970 pour seulement 25 800 en l'année 2000. Ainsi 48 800 emplois agricoles directs ont été perdus sur le Limousin Demain une nouvelle catastrophe économique La prochaine étape est l'ouverture des marchés mondiaux voulue par l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce ). Cela va encore accentuer l'impact de cette carte truquée "du marché libre et non faussé": les filières exportatrices vont se trouver en concurrence avec la pomme Golden de Chine et les bovins et ovins du Limousin en concurrence avec les grands troupeaux d'Amérique su Sud. Mais au grand jeu des avantages comparatifs dont dispose chacun des concurrents, le Limousin part perdant s'il joue dans la cour mondiale, puisqu'il ne dispose pas d'une carte aujourd'hui maîtresse, celle du dumping social.
D'autre part, les orientations actuelles du gouvernement au nom de la défense "du panier de la ménagère" vont aggraver la main mise de la grande distribution leur permettant de fixer leurs prix et d'avoir les mains totalement libres pour choisir les lieux et les méthodes de production. De même chaque fois qu'un maire autorise ou se bat pour implanter une grande surface sur sa commune (comme c'est le cas à Limoges et à Tulle) c'est un coup de plus porté à l 'agriculture et aux industries de transformations locales. L'autre manière de répondre à ces menaces est de prendre le contre-pied de cette course en avant dévastatrice.
Consommer une alimentation achetée ou transformée au plus près de son lieu de production est une simple règle de bon sens mais aussi une priorité vis-à-vis de la problématique du réchauffement climatique.
La reconstitution du système agro-alimentaire d'une région est un pari très compliqué qui devrait être l'objectif n°1 des chambres d'agriculture et des élus régionaux, car cela devra mettre en oeuvre une multitude d'outils de production (maraîchage, arboriculture, pisciculture, apiculture, aviculture, polyculture, élevage...) couplés à une dynamique d'actions dans des domaines aussi complémentaires que la transformation, la commercialisation, la formation et la recherche.
Relancer, ou relocaliser une partie de la production agricole, et de la transformation des produits, revoir le système de commercialisation, cela demande une volonté politique forte mais c'est pourtant la seule réponse qui existe aux problèmes que je viens de soulever et qui sont devant nous.
De plus cette démarche est créatrice d'emplois à l'opposé de la l'agriculture intensive et spécialisée actuelle.
La culture bio, La culture maraîchère, les ateliers de transformation demandent des agriculteurs, des ouvriers, des techniciens. Une étude faite dans le cadre du Schéma d'aménagement de la Région par un atelier du Forum Social Limousin et transmise au Conseil Régional, avait montré que des milliers d'emplois pouvaient être créés dans cette démarche (par exemple le GAEC "Champs libres" à St-Julien-e-Petit a transformé une ferme spécialisée en élevage bovin sur environ 40 ha en une ferme de maraîchage : les emplois sont passés de 1 à 7). Ce qui est un exemple devrait pouvoir se multiplier à condition de bien aborder les trois facteurs : production, transformation, commercialisation.
En attendant cette prise de conscience des décideurs, toutes les initiatives, les actions, comme le développement de la culture bio ou de la culture paysanne, les AMAP (Aide au Maintien de l'Agriculture Paysanne), les coopératives de production ou de transformation, les ventes directes sont autant de germes pour l'avenir.
Yvan Tricard