Du fait de la hauteur de ses arbres et de sa linéarité, la lisière quand elle est proche des maisons est semblable à une paroi opaque, véritable clôture des paysages. Celle-ci engendre des désagréments sur l’habitat : vues bouchées et manque de lumière. L’empreinte paysagère de la forêt, en raison de ses grandes dimensions, est tellement forte qu’elle ne peut laisser l’habitant insensible.
Exemple de l’impact paysager d’une lisière de douglas, véritable mur sombre et ombrageant face à la mairie d’Alleyrat, plateau de Millevaches, une après-midi à la mi-avril.
Cliché : Labrue Claire, 2004.
L’observateur prend conscience de l’impact considérable des arbres dans la construction des champs d’ouverture visuelle et réalise l’obstruction paysagère engendrée, notamment lorsqu’il a eu l’opportunité de voir pousser les arbres et de noter à proprement parler la fermeture progressive des paysages. De plus, la forêt, surtout si elle est monospécifique, a tendance à homogénéiser le relief, à déconstruire les grandes lignes d’un paysage, si celui-ci est constitué de formes molles et de pentes peu marquées comme en Montagne Limousine (modelé alvéolaire). L’observateur - habitant perd alors les points de repère pourtant nécessaires pour se situer et donner le sentiment de connaître et maîtriser son espace. Un habitant habitué à randonner explique à ce sujet “[qu’il] fait beaucoup de marche. Sans ça, [il] ne verrait pas les pentes qui descendent au sud et qui montent de l’autre côté [de son habitation]“.
A proximité, l’habitant remarque également que la forêt altère la lumière et détermine pleinement l’ambiance des lieux habités. Comparée à des surfaces ouvertes (surfaces en eaux, terres agricoles, landes), la forêt obscurcit les paysages, d’une part à cause de la faible luminosité des arbres, notamment celles des résineux aux teintes généralement sombres réfléchissant peu la lumière (“la boîte d’épinards“), et d’autre part à cause de l’étirement de leur ombre portée : “la chape de plomb“, “une masse noire“. Les peuplements forestiers, là encore dans le cas de résineux au feuillage sempervirent, constituent à l’instar d’un couvert nuageux, de véritables filtres, pour ne pas dire obstacles, à l’ensoleillement direct des habitations qui se retrouvent alors à l’ombre, été comme hiver : “[on] regrette en hiver la venue du soleil, il se fait un peu plus tardivement […]“ ; “[…] Il faut passer une année, voir toutes les saisons. La vie est très dure. Obscurité, je reviens toujours à ça“.
Il semblerait alors que la forêt à proximité procure bien des désagréments et peu d’aménités. Pourtant il est, par exemple, évident qu’une forêt implantée au nord d’une habitation n’aura pas du tout le même impact paysager qu’une même forêt implantée au sud. La première n’empêche aucunement l’ensoleillement de la maison contrairement à la seconde. Mieux encore, elle peut protéger des vents froids. L’ombre est différemment appréciée selon des facteurs tels que l’exposition de l’habitation cumulée à l’implantation de la forêt par rapport à celle-ci, la hauteur des arbres, le dénivelé, les saisons, les types d’essence qui font varier considérablement son étirement et sa densité.
Evolution des boisements sur la commune de Gentioux-Pigerolles et formation de la clairière autour du bourg de la première moitié du XIXe siècle à la fin du XXe siècle.
La perception de la forêt et de ses impacts n’est pas statique et évolue au fil du temps. L’enfermement qui peut être choisi au début, à un pas de temps court, devient par la suite un enfermement subi, lorsque le temps de sédentarisation dans la clairière devient plus long.
A l’échelle de la saison notamment estivale, l’enfermement est plutôt choisi. L’habitant, bien souvent résident secondaire ou néo-rural, s’isole pour son bien-être dans un “coin tranquille“, un lieu en pleine nature, ou perçu en tant que tel. Or à l’échelle de l’année, la perception de la proximité forestière change : “quand je suis arrivé ici, je trouvais ça sympa, mais à force c’est oppressant“. En effet, cette échelle temporelle fait prendre conscience à l’habitant, d’une part, d’une certaine inertie apparente des paysages du fait de l’absence d’un cycle phénologique visible de la très grande majorité des conifères plantés, et d’autre part, des impacts paysagers quotidiens cités précédemment. Les années passent et l’habitant remarque que “la végétation pousse à une vitesse pas possible“, en cela aidée par la gestion forestière révélant le caractère industriel de la forêt : “on rase tout et on recommence“ ; la forêt est au demeurant comparée à “un champ de maïs“.
L’évolution perceptive de la forêt par les habitants est en corrélation avec la temporalité industrielle de celle-ci. En témoignent trois extraits d’entretiens qui relatent cela : “Quand les sapins étaient petits, c’était joli“ ; “aujourd’hui c’est tout bouché“ ; “j’espère qu’ils les auront coupés avant qu’on soit mort !“.
Les risques tempête et particulièrement incendie, pourtant faibles sur le Plateau, mais très présents dans les esprits, donnent une ampleur particulière au sentiment d’enfermement, comme l’affirme une habitante de Gentioux : “s’il y a le feu, on est mal “. Les dessertes routières et les entrées du bourg sont effectivement toutes bordées de forêt. Cette configuration spatiale laisse penser aux habitants qu’en cas d’incendie de grande ampleur, le bourg serait encerclé par les flammes et il ne serait pas alors possible d’en sortir.
Enfin il existe un autre pas de temps que la forêt millevacoise atteint tout juste, c’est le siècle qui est l’échelle de l’assimilation culturelle. Les Millevacois ont connu les anciens paysages ouverts de landes et s’en souviennent avec nostalgie : “Ce qui faisait mal au cœur parfois, c’était de savoir qu’une prairie avait été cultivée pendant des générations et des générations et puis un beau matin, on arrivait et on voyait planté un sapin tous les dix mètres“. D’autres ont bien moins connu ces paysages, mais ils ont reçu en héritage l’ancienne culture du Plateau encore très prégnante dans les esprits.
Seuls les propriétaires forestiers qui s’impliquent dans la gestion de leur patrimoine, sont porteurs d’une culture forestière naissante ; l’extrait d’un échange entre un propriétaire et un non-propriétaire est très éloquent à ce sujet :
- La propriétaire : “On a rejeté la forêt ici parce que nous sommes une région jeune en forêt. Si vous êtes dans le Jura ou les Vosges, tous ces pays qui ont déjà vécu du bois, les gens l’acceptent. On accepte le bois parce que le bois y est depuis X temps. Donc ils ont appris à savoir exploiter la forêt. Ils en sont à la forêt jardinatoire, c’est-à-dire que ça ne se replante plus là-bas, ça se fait de génération en génération. On est arrivé ici, qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Tous ces arbres ont le même âge, donc ce qui fait, comme c’est uniforme, qu’on en a marre. Si on avait du dégradé : des jeunes, des moyens… on aurait pas cette homogénéité qui écrase. Donc vous l’accepteriez dans votre paysage, vous trouveriez ça sympa“.
- Le non-propriétaire : “On a connu autre chose, c’est la transition qui a du mal à passer“.
- La propriétaire : “On essaye de faire aussi une région forestière“.
- Le non-propriétaire : “Au bout de trois générations, vous voyez ça différemment“.
Ce n’est pas tant le peuplement forestier lui-même qui enferme que ce qu’il représente, c’est-à-dire une identité autre que celle, agrospastorale, qui est associée au Plateau : “on est en train de transformer la Corrèze en Vosges avec tous ces sapins !“ ; et qui a été engloutie sous la voûte forestière : “Quand j’étais petit, il y avait des collines entières, violettes de bruyère. C’était magnifique. Aujourd’hui, il faut aller les chercher !“
Pourtant, habiter la forêt n’est pas nouveau et cela n’entraîne pas nécessairement un sentiment d’enfermement. Dans les régions anciennement boisées et habitées, il existe une véritable culture forestière. La problématique de l’enfermement ne se pose pas, ou tout du moins, ne se pose pas de la même façon. Dans les Vosges du Nord et les Maures par exemple, où les taux de boisements sont supérieurs (respectivement 60 % et 62 %) à ceux du Plateau de Millevaches (40 %), la forêt n’est pas perçue de prime abord enfermante, car traditionnellement son foisonnement végétal et clôturant a toujours été maintenu à distance par les pratiques sylvo-agropastorales. Sur le Plateau où l’effet clôturant d’une forêt était depuis longtemps annihilé par la dent du mouton, les reboisements se sont effectués au gré des abandons des exploitations paysannes sans se soucier des problèmes de fermeture paysagère et d’enfermement à moyen et long terme. La méconnaissance de l’effet clôturant de la forêt, due non seulement à l’absence de culture forestière mais aussi à la disparition de pratiques paysannes qui auraient pu tenir la forêt éloignée des lieux de vie comme dans d’autres territoires forestiers, a entraîné une distribution spatiale entre les secteurs agricoles, par définition ouverts, et les secteurs fermés forestiers qui ne satisfait pas à la nécessité d’ouverture des sites habités et mènent au sentiment d’enfermement.
Evolution de l’étirement de l’ombre portée sur terrain plan d’une lisière de 15 mètres de haut au cours de la journée et de l’année.
Exemple établi à partir de l’ancienne ferme isolée du Mazet, commune de Gentioux-Pigerolles.
La forêt apparaît donc comme un écran manifeste : un écran aux champs visuels, un écran à l’ensoleillement, un écran aux vents froids, un écran, également, à la mémoire, au passé du plateau. Cependant elle demeure aussi et avant tout un écrin, un cadre idéal à l’habitat, car la forêt symbolise fondamentalement la nature. Les habitants du plateau aiment la forêt, “mais pas trop près“ et ils ont tout à fait conscience de la richesse qu’elle apporte à leur territoire.
Entretien à plusieurs voix :
- “C’est l’ensemble du Plateau que j’aime. C’est les tourbières, c’est les bruyères, c’est les forêts, j’adore les forêts !“ […]
- Malgré les sapins, on en est amoureux de ce pays.
- Tu m’étonnes ! C’est parce qu’on est amoureux de ça, qu’on est si exigeant aussi.“