Au delà du recueil de témoignages sur la vie de Sans Papiers, ce livre est une suite de portraits, bien loin de tout misérabilisme, où, au fur et à mesure d’entretiens, Pierre Linguanotto réussi à faire émerger chez les intervenants leur pensée profonde sur leur expérience de Sans Papiers.
En gardant l’aspect brut de l’oralité, Pierre Linguanotto fait apparaître la singularité du rapport à la langue. Car chacun ici, maîtrisant plus ou moins bien le français, se retrouve, pour exprimer sa pensée, dans la position de celui qui crée une langue. Tournures de phrases, formules, apparentes contradictions, mots utilisés pour un autre : autant d’indications de la pensée de chacun, ce qu’un livre ré-écrit aurait fait disparaître dans le lissage de la langue. C’est ainsi qu’à travers cette langue qui ne se cache pas, dans le courant du récit factuel, surgissent des moments de vérité, de brusques jaillissements de la pensée.
Ce parti pris de l’oralité, qui est le respect de la pensée de l’autre, est également un parti pris politique. Cette parole est l’expression d’une liberté, celle dont on manque lorsque l’on est Sans Papiers. Car au même titre que l’impératif de sortir pour manifester et parler en public (Fodé Savane), cette parole fixée par écrit apparait libératrice. En outre, elle est l’affirmation de leur vie ici en France, ce qui en fait un acte politique face à l’Etat.
Le titre du livre vient d’une parole de Fodé Savane. L’aventure, qui est un mot récurrent dans la bouche des intervenants, est l’angle mort de ce que l’Etat désigne par ”immigration”, et que ce dernier ne pourrait sans doute pas entendre. Car partir ”en aventure”, cela n’équivaut pas à être ”demandeur d’asile pour raison politique”, ni même seulement ”immigré pour raison économique”. L’aventure c’est sans doute davantage l’expression d’une trajectoire personnelle où l’on fait l’expérience et la connaissance du monde, avec ce que cela comporte d’initiation, d’apprentissage et d’émancipation. Voici donc des personnes qui, en prononçant ce mot qui est le leur, affirment pleinement leur existence, en tant qu’elle est toujours singulière, en se soustrayant aux catégories orientées (et en dehors du réel des gens) des discours administratifs, et en balayant les représentations que l’opinion, les médias et les politiques peuvent ou veulent se faire de personnes qui un jour se retrouvent Sans Papiers.
Si les intervenants parlent beaucoup du travail c’est qu’il s’agissait, dans l’histoire de leur lutte face à l’administration, du point d’inscription en France qu’ils pouvaient espérer faire valoir. En effet, la plupart des résidents des foyers étaient considérés par l’Etat comme ”célibataires sans charges de famille”, catégorie qui leur donnait peu de chance de voir leur régularisation aboutir. Or l’histoire montre que le débat politique sur la question des Sans Papiers s’axe principalement sur le registre du sentiment. Il est en effet un peu plus aisé d’avoir le soutien de l’opinion pour défendre la régularisation d’une famille, d’enfants (car cela cristallise les sentiments de l’opinion), qu’un ouvrier célibataire vivant dans un foyer de travailleur migrant. Ainsi la question du travail, parfois teinté d’ouvriérisme, est sans doute plus à entendre comme un argument intériorisé par les intervenants qu’une réflexion sur celui-ci.
Cette thématique ne doit pas masquer une idée importante du livre qui, par ailleurs, circule dans leurs manifestations et leurs tracts : ”on est ici, on est d’ici”. Ainsi, ce pourquoi chacun est ici, et ce qu’il y fait, devrait ne pas être un point déterminant pour l’Etat. Au fond, ce qui importe est le fait d’être ici, et que cela soit pris en compte. Les quatre intervenants de ce livre affirment leur être ici.
Emmanuel Gratadour