L’enseignement est une tradition solidement établie à Felletin. Dès le XVI° siècle la ville ouvre après Limoges et Brive le troisième collège limousin. Fort de sa renommée, ce collège ecclésiastique se considère intouchable au moment de la séparation de l’église et de l’état en 1905. Sa direction parvient à se liguer avec les notables du Conseil municipal pour s’opposer à la loi. Face à cette subversion le préfet de la Creuse est sommé par le ministère de l’instruction publique et des cultes de rétablir la légalité républicaine. Avec beaucoup d’habileté ce serviteur de l’état entreprend de mobiliser la minorité radicale de la municipalité pour inventer une réponse adaptée à la région. Il propose aux élus de valoriser l’enracinement de cette tradition éducative en l’orientant vers des formations professionnelles au bénéfice de la population masculine qui depuis des lustres pratique la migration saisonnière sans le recours à une solide formation technique et pratique. Dès octobre 1910 il obtient la création d’une école primaire supérieure pour les jeunes filles et en octobre 1911 la naissance de l’école Pratique d’Industrie avec trois sections : bâtiment, tapisserie et taille du diamant.
Pour la mise en œuvre de cette école du bâtiment, la première en France, le maire et l’administration préfectorale sollicitent l’aide de la fédération du bâtiment de Paris et plus particulièrement d’un entrepreneur d’origine creusoise très attaché à l’apprentissage des métiers de la maçonnerie : Auguste Despagnat. Celui-ci au mois de mars 1914 crée une Société d’encouragement de l’école Professionnelle du Bâtiment et des Travaux Publics de Felletin, et obtient le soutien du patronat parisien de la maçonnerie et du béton armé.
La guerre de 1914-1918 et ses prolongements amplifient les besoins en ouvriers qualifiés et l’état se préoccupe de pourvoir à une “éducation professionnelle“. Seule, la municipalité felletinoise n’est plus en mesure de parer aux problèmes de cette instruction technique. Dès 1922 elle fait appel aux élus nationaux pour solliciter de l’état l’appui du monde des employeurs. En lui attribuant le titre d’école de métiers du bâtiment (EMB) la direction de l’Enseignement technique engage en quelque sorte la Fédération nationale du bâtiment à impulser sur Felletin les techniques d’apprentissage qu’elle expérimente dans l’école qu’elle vient de créer à Paris rue Saint Lambert. A compter de cette date pendant trois quarts de siècle (1922-1997) les entreprises parisiennes de la maçonnerie et du béton armé orientent et gèrent les méthodes d’enseignement de l’EMB en vue de s’assurer le vivier d’une main d’œuvre très qualifiée et façonnée aux exigences de leurs chantiers.
En 1932 s’ouvre une nouvelle ère de fonctionnement de l’école où la ville de Felletin est écartée de toute fonction administrative. Par convention l’EMB est placée sous le double patronage de l’état, par la direction de l’Enseignement technique, et des organisations professionnelles du bâtiment de la région parisienne. Ces dernières se dotent d’un outil pour diriger les différentes écoles qu’elles contrôlent, et créent en 1931 la chambre d’apprentissage de la maçonnerie, du béton armé et des fournisseurs de matériaux (CAMBA). Ainsi à partir de 1932 et jusqu’au 31 décembre 1997 la CAMBA exerce une tutelle hégémonique sur les destinées de l’EMB. Certes en partenariat avec l’état, tantôt en collaboration étroite, d’autres fois en se déjouant des règles nationales pour affirmer sa singularité. Plusieurs exemples illustrent cette stratégie. Lorsque le gouvernement de Vichy sous l’emprise de l’autorité allemande participe au contrôle de la jeunesse postscolaire, la direction du ministère de l’éducation met en place un dispositif pédagogique d’enseignement technique d’état et transforme quelques centres de jeunesse en centre de formation professionnelle. Dès mars 1942, Felletin accueille à côté de l’EMB un centre artisanal pour les métiers du bâtiment. Ses élèves sont hébergés et nourris dans des lieux dispersés de la ville mais suivent les mêmes enseignements que les apprentis de l’EMB. À partir de cette double structure, en 1943, le directeur national de l’enseignement technique au ministère et la fédération nationale du bâtiment propose, à la municipalité les plans d’un projet de construction pour un établissement modèle destiné à la formation des métiers du bâtiment. Les négociations sont conduites par deux entrepreneurs d’origine creusoise : Pierre Noël, vice-président de la CAMBA et inspecteur de l’enseignement technique du département de la Seine avec Gustave Degaine et la collaboration de Jean Pierre Paquet, un architecte parisien né à Limoges. Ils obtiennent de la mairie la donation des terrains de la colline des Granges où ils programment pour le 4 juin 1944 la pose de la première pierre de cette école capable de recevoir 1 000 élèves recrutés à l’échelle nationale.
Après la Libération, pour se protéger des risques de la nationalisation des établissements d’enseignement technique la fédération du bâtiment précipite la réalisation du projet et en octobre 1946 débute sur le site des Granges la construction des ateliers pour les travaux pratiques de maçonnerie et de taille de pierre. C’est le coup d’envoi de cette extraordinaire aventure de la construction de leur école par les élèves-apprentis du bâtiment. Sur une période de 20 ans (1946-1966) surgissent progressivement les somptueux bâtiments1 tels que nous les voyons aujourd’hui.
Deux chefs d’établissement choisis par l’éducation nationale sont les artisans de cette réussite. Edmond Bernard nommé en 1945 travaille en étroite coopération avec le maire pour enraciner les deux écoles dans la vie felletinoise. Il exige d’en assurer la double direction et construit un projet pédagogique ambitieux pour assurer une solide formation technique et citoyenne associée à des travaux pratiques où les élèves acquièrent la fierté d’être les bâtisseurs de leur école. Lucien Audouze prend sa suite et assure les inaugurations successives des bâtiments qui accueillent chaque année de plus en plus d’élèves. Les effectifs passent de 275 élèves à la rentrée de 1946 à 960 en 1966 venus de toute la France. Cette montée en puissance correspond à “l’explosion scolaire“ de la période de l’expansion économique et à la nécessité d’élargir les formations vers des brevets techniques.
Une évolution vers laquelle la CAMBA ne se précipite pas. Elle entend maintenir exclusivement à Felletin des formations élémentaires (CAP et BEP) pour les entreprises du gros œuvre. Elle ne souhaite pas élargir ses compétences à des secteurs d’activité du bâtiment mobilisant des compétences diversifiées et techniques comme l’électricité et l’électronique, le chauffage et la climatisation, le sanitaire et toute la gestion des fluides. C’est tardivement qu’elle ouvre des sections pour les métiers du bois ou les constructions métalliques. De même qu’elle attendra 1986 pour offrir des préparations au diplôme de technicien supérieur, alors que ces BTS existent à l’échelle nationale depuis 1962 ! Parmi ces occasions manquées, les professionnels rejettent en 1990 la proposition du groupe Legrand de Limoges d’ouvrir une classe de BTS domotique, avec le soutien du rectorat. Elle ferme toute possibilité pour l’EMB d’accéder à l’enseignement supérieur. Ce refus catégorique de s’ouvrir aux technologies du futur illustre cette hégémonie professionnelle. Elle ne cesse de créer un climat de tension qui vire au conflit avec les personnels de l’éducation nationale et aboutit à la “grande peur“ des années 1994-1997. Celle-ci se termine par le retrait peu glorieux de la CAMBA. Après de rudes négociations, pour sauver l’EMB, la région Limousin prend le relais de sa gestion.
Voilà maintenant plus d’une décennie que le Lycée des Métiers du Bâtiment est le cinquante deuxième lycée à la charge du Conseil régional. À l’aube du troisième millénaire “l’art de bâtir“ est au carrefour de nombreux bouleversements scientifiques et technologiques dans l’usage ou la création de matériaux. Cela appelle une somme d’innovations pédagogiques de la part des partenaires de la région, du rectorat et de la profession pour faire prévaloir l’originalité et la vocation singulière du LMB. Son cadre exceptionnel et sa situation privilégiée offrent cette ouverture sur l’avenir. Une chance à saisir, un chantier à défricher à l’heure où la dimension culturelle et citoyenne de l’apprentissage des savoir-faire professionnels est remise en cause par le MEDEF, en osmose avec les ministres de l’éducation nationale depuis 2002.
Alain Carof