Dans la cuvette fermée par le Puy Chavirangeas et son acolyte le Puy Cherfau, la jeune Vézère et les ruisselets qui l'alimentent ne parviennent pas à absorber toute l'eau qui s'y amasse. Il en est ainsi depuis la profondeur des âges ; ce qui a donné à la tourbière du Longeyroux le temps de se constituer, de prendre de l'épaisseur et de la consistance. Les sphaignes, le trèfle d'eau, le comaret, la canneberge et toutes autres plantes spécifiques ont colonisé l'endroit, réduisant à néant toute tentative d'installation arborée. Le pâturage, cependant, n'y a jamais perdu ses droits.
Il fallait être bien nanti, autrefois, pour posséder un troupeau de cent bêtes à cornes. Et peut-être était-il seigneur de quelque fief voisin, celui qui avait envoyé sa jeune bergère garder sur ces fonds, entre les puys. La pauvrette ne s'y trouvait pas trop fière, au milieu de son grand troupeau.
Alors, le jour où vint le terrible orage, où les éclairs se suivaient sans relâche et où les coups de tonnerre faisaient trembler le sol tourbeux, instinctivement elle se mit à prier. Ne prie-t-on pas, dans les moments de détresse ? Ni le Bon Dieu, ni la Sainte Vierge ne paraissant l'entendre, elle s'adressa à saint Roch, à saint Blaise qui, on le sait, ont privilège de conserver la santé des bestiaux. Rien n'y faisait. Les éclairs étaient toujours aussi violents ; et sous les coups de tonnerre, la tourbière remuait de plus belle. De guerre lasse, terrorisée au possible, la bergère ne pouvait plus se contenir. Elle laissa échapper le juron fatal. Per moun arme ! Sur mon âme ! L'Autre avait entendu ; et aussitôt il était intervenu, arrêtant coup sec l'infernale besogne. L'Autre, chacun le sait, se dit aussi Satan. C'est le Diable, quoi !
Qu'en fut-il ? Qui croire, maintenant ? D'aucuns vous diront que la pauvrette qui avait ainsi donné son âme au Diable se retrouva le lendemain matin, indemne, étalée sur le sol de l'étable vide de son maître. Certains autres jureront qu'ils la reconnaissent, couchée sur le Longeyroux, parmi les bêtes de son troupeau. Quoiqu'il en soit, les échines de granite allongées sur la tourbière, au nombre de cent d'après ce que l'on affirme, portent témoignage du plus gros orage qui roula jamais sur ces hautes terres.
La tourbière du Longeyroux paraissait immense à n'en plus finir, plus étendue, plus désolée que jamais, sous la clarté blafarde de la pleine lune. Seules à percer le poignant silence, les petites bulles des fonts bulidières égrenaient leur interminable chapelet. Un peu plus bas, étrange, l'eau scintillait sur une courbe de la Vézère qui, à cet endroit, se passe d'une enjambée. Le pauvre petit berger du village de Celle attendait.
C'était soir de Noël. Dans la bergerie où il l'avait laissé sur la couche de paille qu'ils partageaient, le berger avait tenu un discours à son chien, qui avait compris. Dans sa jeunesse, il avait appris un peu de catéchisme, le berger ; et voici que l'autre nuit il venait de recevoir la visite de son ange gardien. L'ange l'avait réveillé. Mais l'avait-il vraiment réveillé, pour lui proposer un merveilleux moment ? Enfin, ne lui avait-il pas demander de se trouver sur le Longeyroux, la nuit de Noël, au moment où dans les églises du pays les prêtres élèveraient au-dessus de leur tête la Sainte Hostie et le calice ? Et ne lui avit-il pas promis d'y découvrir, bien à lui, la plus belle crèche du monde ? Non ! Pas un âne et un boeuf pour le réchauffer, comme le petit Jésus, mais tout un troupeau !
Le berger connaissait bien le Longeyroux. Il savait y retrouver l'emplacement de la vieille église disparue, dont la cloche est conservée à Celle et sonne quand le village en a la nécessité. Il connaissait évidemment l'histoire de la bergère qui, un jour d'orage, avait donné son âme au Diable pour être sauvée. Il savait que si la pauvrette s'en était tirée, de son troupeau de vaches il n'était resté que des croupes étranges, éparpillées sur la tourbière où, suivant les conseils de l'ange, il venait d'arriver. Tout à coup, il s'alarmait. Et si tout ce troupeau affalé sur les mouillères venait à se réveiller à minuit, que saurait-il faire, lui qui n'avait jamais gardé que des moutons ? Pourtant, il avait confiance. Il se mit à compter : ici une vache, et là un taureau, et puis deux veaux, et sûrement une bourette… Mais comment bien compter, dans un tel mêli-mêlo ? Le berger était inquiet.
Tout à coup, dans le grand silence de la nuit, sous le ciel étoilé, un son de cloche fit vibrer l'air. Bientôt, il les reconnaissait toutes, les cloches des alentours, la petite de Celle, mais aussi celles de Chavanac, de Millevaches, de Saint-Merd… Quelle fête soudain ! Il imagina les gens qui pressaient le pas sur les chemins, qui allaient prier, chanter devant l'Enfant-Dieu. Au milieu des cierges allumés, partout maintenant les prêtres montaient à l'autel. Le berger entendait les cantiques, tantôt la voix de l'ange et tantôt celle des bergers. Minuit ! Il grelottait de froid, sur la tourbière. Mais il savait que le troupeau allait se réveiller et venir le réchauffer. Il claquait des dents et pourtant, bon berger, il continuait à compter : une vache par ci, un taureau par là, et encore deux veaux…
Lorsqu'au petit matin de Noël le jour filtra par la lucarne de la bergerie, à Celle, le chien s'étira sur sa paille. Il chercha la main qui le caressait d'habitude, cette main qui aussi partageait le quignon de pain, et ne la trouva pas. Alors, le pauvre chien se mit à aboyer, à hurler : ce qui, sur ces hautes terres, annonce le malheur.
Depuis ce temps là, quelquefois, un voyageur attardé sur le chemin du loup aperçoit dans le Longeyroux une flammèche qui va, qui vient, qui erre… C'est l'âme du berger de Celle qui compte encore le troupeau des Cent pierres, sur la tourbière.
Simon Louradour