"Notre planète et nos sociétés ne survivront que dans la diversité. Celle-ci ne peut pas venir du modèle industriel et libéral qui homogénéise la vie et les relations humaines. La diversité se trouve principalement dans le monde rural en raison de la très grande variété d'écosystèmes et d'organisations sociales qui y existent encore. Les modes de construction des maisons, les types de vêtements, les coutumes, les façons de préparer les aliments sont très diversifiées selon les environnements. A-t-on par exemple pensé à comparer la cuisson sur une cuisinière à gaz avec la multiplicité des modes de cuisson qui existent dans le monde : sur des branches, sous la pierre, dans les feuilles de bananier, dans des récipients en terre… Les relations sociales sont aussi très variées et l'anthropologie nous en donne chaque jour des exemples intéressants. Faut-il vraiment les détruire ? Il ne s'agit pas ici d'avoir une position de conservation, il s'agit de laisser vivre des sociétés différentes des nôtres parce qu'elles ont beaucoup à nous apporter. Le modèle occidental qui rase tout sur son passage ne cesse de s'appauvrir. Cet appauvrissement s'accroît quand nous détruisons des paysanneries, qu'elles soient de Chine, d'Afrique ou d'Océanie. Nous devenons plus pauvres quand disparaissent des connaissances et des savoir-faire. Cet appauvrissement est invisible mais n'en est pas moins réel. Nous devons apprendre à respecter les autres comme nous devons apprendre à respecter la nature. Cela passe par la nécessité de redonner un espace et une place aux paysans. C'est pour nos sociétés une question de survie.
(…) Or s'il est aujourd'hui une nouveauté, c'est précisément ce "retour des paysans". Ils ont toujours été là mais, silencieux ces dernières années, ils veulent aujourd'hui se faire entendre. Ils agissent à tous les échelons. Au niveau international, ils protestent contre l'OMC et la libéralisation des échanges, contre les politiques agricoles communes qui ne sont là que pour accompagner ce mouvement. Il se battent un peu partout contre les multinationales : celles des semences bien sûr mais aussi celles du secteur chimique et de l'alimentation. Ils cultivent en préservant les équilibres naturels. Ils demandent des terres, et au besoin les prennent, ainsi que des moyens pour les travailler. Pour cela ils donnent de leur temps, de leurs moyens, parfois ils donnent leur vie.
En fait, ce qui se pose à nous est sans doute un véritable problème de civilisation. La nôtre est mortifère. Face aux "nécrotechnologies" dont parle Jean Pierre Berlan - détruisant la terre, les semences et les hommes tout en employant du travail mort et en épuisant les énergies fossiles - les valeurs du monde paysan sont du côté de la vie : régénération de la nature, utilisation de travail vivant, développement des semences, articulation des tous les systèmes vivants pour assurer la production d'aliments et emploi d'énergies renouvelables.
La société industrielle a mené un combat sans merci contre la paysannerie, que ce soit sur le plan économique, social ou culturel. Il semble aujourd'hui urgent d'appuyer au contraire tout ce qui peut permettre à la paysannerie de survivre et de se développer. Bien des citoyens, hors du monde paysan proprement dit, commencent à comprendre l'importance de ce combat. Les appuis aux luttes pour la terre, aux arrachages d'OGM, au maintien des prix agricoles et d'une agriculture de qualité en témoignent. Mais il faut sans doute aller plus loin et lutter contre tout ce qui contribue à faire disparaître les paysans. Il faut l'avoir en tête, le penser sans cesse comme un "agenda caché" de l'action politique, se donner cette "grille de lecture". Par exemple, les raisons de s'opposer à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne ne devraient pas être politico-culturelles. L'argument principal devrait être que ce pays compte encore 30 % de paysans qui disparaîtraient dans leur très grande majorité si l'intégration se faisait. Autre exemple, lors de la mise en place d'un programme économique et social, à quelque niveau que ce soit, pourquoi ne pas se demander si cela va permettre l'installation de davantage de paysans, l'instauration d'une agriculture paysanne, l'accroissement de l'autonomie alimentaire de la région, etc. ?
De fait, nous sommes tous concernés par la question paysanne. D'elle dépend notre alimentation et une grande partie de notre environnement, d'elle dépendra dans un futur proche notre mode de vie, notre culture même. Peut-être ne redeviendrons nous pas tous paysans, mais il est peu probable que nos sociétés aient un avenir sans une paysannerie nombreuse et forte. "
Silvia Perez-Vitoria