L'une de ces gravures les plus fortes montre une foule vue de face, un alignement et étagement de visages horrifiés, hurlants, résignés, interdits, recueillis devant on ne sait quel spectacle ou plutôt, certainement, devant le spectacle du monde comme il va, ne va pas, devant le monde - nous - qui les observons avec inquiétude, essayant de deviner sur leurs lèvres le péril, dans notre dos, qui nous menace, à moins que nous ne servions-nous-mêmes de spectacle d'affliction et de détresse... Elle sert de couverture à une petite plaquette de 2005, Street Papers, qui présente, sur des papiers journaux de récupération arabes, chinois, etc. en petit format, des gravures de large respiration dont chacune exhibe un monde humain quelque part sur la planète - l'Afrique Noire, le Moyen-Orient, l'Amérique du sud, les Etats-Unis, la France - sur lequel l'artiste porte un regard acerbe, sans complaisance ni jugement : estropiés, du corps et du cerveau, mélange des bêtes et des motocyclettes au Bénin, association du tchador, du rouge à lèvre et du portable au Caire, jogger halluciné dans une ville américaine, mendiants de Sao Paulo… séquences entrecoupées de grands portraits isolés qui reflètent ou plutôt concentrent dans la singularité d'un visage travaillé par la caricature, les maux et les passions des foules si disparates qui peuplent la vaste terre.
Une série exécutée précédemment (2000-2001) est entièrement constituée d'illustrations de comptes rendus de faits divers collectés dans les journaux. En voici quelques uns : " La police recherche un pirate qui, après avoir détroussé les passagers d'un Airbus philippin, […] les menaçant avec une grenade rouillée, équipé d'un parachute artisanal, hésitant, poussé dehors par l'équipage, il a finalement sauté, jeudi 25 mai, au-dessus de Manille " ; " En sortant d'un magasin d'alimentation de San Diego, Nicholas Anthony Vitalich a rossé son amie avec le thon qu'ils venaient d'acheter. 60 cm 9 kg. " ; " Nous ne savons pas vraiment ce qui s'est passé, alors nous les gardons tous en détention " a déclaré le porte-parole de la police nigériane, qui maintient sous les verrous treize personnes et deux chiens, depuis qu'un prétendu sorcier du quartier d'Oko- Oba, à Lagos, a échappé de justesse à un lynchage pour avoir transformé deux écoliers en chiens " ; " Le soldat Jeffrey Martins, poursuivi pour détournement de mineure, écroué à la prison de Knox County dans l'Ohio, vivait depuis trois semaines sous le toit d'une adolescente à l'insu des parents dans un placard ". Chaque récit concis contient au moins ce qu'on appelait au XVIIe siècle une " pointe " ; une rencontre paradoxale, ahurissante, abnorme, que la gravure saisit par la caricature : le pirate borgne plonge d'un avion avec un parapluie ouvert, la valise du butin dans l'autre main et une grenade à la bouche ; l'homme au thon triomphant pose le pied sur le corps de sa fiancée au tapis ; les deux chiens, qui n'ont plus d'écolier que leurs cartables, sont chassés à coup de pieds de l'école ; coincés entre les quatre parois du placard/chambre à coucher le couple illicite copule sous la lampe…
Par ses éclats d'univers, monstrueux, cocasses, cauchemardesques, vaguement familiers et largement improbables, la brève journalistique, ramassée en quelques traits de plume, obsède l'imaginaire ; il s'agit en fait de micro-fictions, dont la force réside dans l'apparente factualité, essentiellement produite par les coordonnées précises (lieu, dates, noms…) de scénarios plus ou moins invraisemblables, mais dont tous les éléments, pourtant, sont bien arrachés à la réalité la plus proche et la plus triviale, comme les chimères, monstres réputés fantastiques, sont constituées néanmoins des parties d'animaux réels. Les gravures de Cros extraient et portent au regard les perles disséminés dans ces haïkus du pauvre, que Félix Fénéon en d'autres temps avait su élever au rang de chef-d'oeuvres (Nouvelles en trois lignes). L'outil formel du travail d'extraction est la caricature. La caricature réduit, concentre encore les informations données par le texte, en ne retenant que la " pointe ", en ne conservant de l'événement, singulier, particulier, faux ou/et vrai peu importe, que ce qu'il contient d'universel et donc de proche, mais par le forçage du trait, la " charge " (caricatural est l'art qui, littéralement, charge son objet), son effet est double : comique et cathartique. La caricature fait rire en effet, ce que la brève n'est généralement pas sensée faire ; l'excès du trait crée une distance salutaire, un pas de côté, qui montre en même temps la bêtise du récit et la nature foncièrement dérisoire de la réalité humaine qu'il exploite, mais ce faisant, il provoque aussi la catharsis qu'Aristote attend de la tragédie : la purgation de la pitié et de la peur ; ces sentiments que ne peuvent pas ne pas susciter ces exemplaires d'humanité, dénués de tout ce qui pourrait nous les faire considérer comme étrangers, lointains et dénués de rapport avec notre propre vie. Toutes ces horreurs sont bien susceptibles d'arriver " près de chez nous ", où plutôt, leur représentation caricaturée, nous révèlent en fait que la même chose, les mêmes choses ne cessent de se produire autour de nous, de nous arriver à nous-mêmes, qu'elles sont le tissu le plus familier de notre vie, réalisme terrifiant en vérité, mais qui contient, par le rire (en fait l'autodérision) son propre remède, sa propre purge.
Un ensemble plus récent, Voilà ce qu'ils nous disent, est basé sur des slogans publicitaires détournés : " Vous en rêvez ", " parce que je le vaux bien ", " être re ", " votre argent n'a pas de temps à perdre ", " deux pour le prix d'un "... Ils servent de titre ou plutôt de devise à une série de gravures à la fois terribles et d'une grande beauté formelle : la couleur, qui fait son apparition, vient baigner ou cerner des figures solitaires, entièrement nues, engagées dans des actions dérisoires, triviales : enfiler une aiguille, mettre une chaussette… des êtres misérables, dépouillés de tout, exhibant leurs pauvres sexes, leur pauvre chair, épuisés par la vie, abattus, atterrés… Par cette impitoyable confrontation avec ces exemplaires d'humanité séparés, dénudés, démunis, dépressifs le slogan est ramené à son absolue dérision ; entreprise de démystification radicale du discours publicitaire, renvoyé, à chaque fois, comme un poing dans la gueule, à la nudité de ces vies dépossédées d'elles-mêmes.
Ces dernières années, parallèlement à son travail sur lino, Cros s'est attaqué à la réalisation de gravures de grands formats à la tronçonneuse sur des panneaux de bois de récupération. Évidemment, ce n'est pas la même chose de travailler sur de petits formats, dans le silence, avec la minutie de la gouge et le canif qui creusent la matière tendre du linoléum et de batailler à la tronçonneuse sur de grands panneaux de planches dépareillées, dans un bruit assourdissant, sous une volée de copeaux, l'odeur d'essence et d'huile de chaîne... A ses yeux cependant, la pratique artistique est la même, celle de la taille directe, confrontée à deux supports et surtout deux types d'outils complètement différents. L'unité stylistique des oeuvres démontre sans aucun doute que la démarche est foncièrement identique ; même solitude et nudité de l'humain, mêmes gestes cocasses, mêmes visages hachés, mêmes expressions tragiques, mais la taille (aux deux sens du terme), la lumière du jour et le grand air communiquent aux figures une force et une vie nouvelle, comme si ces êtres dérisoires, humiliés, dégradés, dans le dénuement le plus absolu, retrouvaient eu eux la vigueur et la beauté de grands animaux sauvages.
Cros s'est lui-même posé la question : " Pourquoi avoir opté pour cette machine bruyante, dangereuse et imprévisible ? ". Voici sa tentative de réponse : " Ce choix s'inscrit dans la continuité de ma démarche de libération du trait et de retour à une inspiration " primitive ". En effet, plus l'outil est grossier et le matériau rétif, plus le motif échappe à la volonté, plus la représentation s'efface au profit du hasard, plus se construisent les surprises graphiques du dérapage organisé. De la planche inerte surgissent des personnages insoupçonnés qui n'attendaient peut-être que la lame de la tronçonneuse pour se révéler à nous.
Comme pour mes gravures sur lino, ces personnages sont issus d'un univers expressionniste : danseurs hésitant entre grâce et torture, visages entre grimaces et éclats de rire, silhouettes entre douleur et surprise. Il est question ici de l'inquiétude face au tragique du monde, d'êtres solitaires errants dans la nuit. " R. Cros souligne aussi, comme déterminante dans le choix de la tronçonneuse, la simplicité et la rapidité d'exécution : " Quelques vieilles planches assemblées, avec toutes leurs blessures, leurs trous, leurs éclats et leur patine, une couche de peinture noire sommairement badigeonnée sur l'une des faces, un dessin jeté à la craie, après quoi vient la gravure elle même usant de toutes les audaces de la chaîne qui parfois effleure juste la surface, parfois creuse profondément ou découpe les contours. Il suffit de deux heures à peine pour graver deux mètres carrés de vieux bois. La brutalité et la spontanéité font ici partie du geste artistique ".
Pour les étrennes 2007, R. Cros a réalisé une plaquette confidentielle, intitulée le Nouvel abécédaire incomplet : On y trouve le "A" comme "Autodiktat", pauvres pantins conducteurs accrochés dans le vide à leurs automobiles suspendues à des fils ; "C" comme "Clandesclaves", réseau labyrinthique de tuyauteries enfermant les visages résignés d'ouvriers préposés à leur entretien… "S" comme "Sarkochemar", le tribun ouvre grand la gueule et bâillonne de sa main la bouche de son plus proche voisin, qui lui même fait la même chose au suivant, à l'infini, magnifique représentation graphique de la servitude volontaire. Entre temps le Sarkochemar est devenu réalité : l'artiste a toujours un temps d'avance, pour le meilleur, et surtout pour le pire !
Jean-Pierre Cavaillé