L’essentiel tient en quelques lignes succinctes portées par les curés sur les registres paroissiaux – ou tracées par des témoins dans des cahiers de souvenirs, dits “livres de raison“. On y lit par exemple :
“Il est sorti une bête du côté de Faux, faite en guise de renard et de la même longueur, qui mangeait les gens, mais surtout les petits enfants. remarque qui doit faire prendre garde un chacun à soi“ (Livre de raison, M. Arfeuillère, avocat à Guéret, 1699)
Le même phénomène est alors repris en 1700, par le curé de Banize (Creuse) :
“Inhumation de Louise Ponsat, 4 ans, égorgée hier environ les 3 heures du soir par une bête féroce et inconnue“ (26 septembre 1700).
Un bourgeois de Millevaches (Corrèze) reprend ces informations :
“La dite année (1698), il est sorti une bête de la grandeur d’un grand loup qui dévore le monde, grands et petits, du côté de Saint Léonard et Bujaleuf, et les loups s’attroupent qui font de grands ravages aux bestiaux. Tout cela est de méchantes marques et les dits loups n’appréhendent pas le monde quoiqu’ils soient aux armes“ (Registre domestique de Léonard Magimel).
Cette documentation peut paraître bien maigre au regard des milliers de lignes qu’un phénomène comparable produira plus tard en Gévaudan. Elle permet toutefois un parallèle édifiant et pose le débat en termes identiques :
Compte tenu des études zoologiques, il semble acquis que le loup n’attaque pas l’homme, à l’exception notable des loups enragés. On notera que dans les lignes ci-dessus, les attaques des loups ne concernent que les bestiaux. Le loup, seul ou en meute, "accompagne" d’autres malheurs des temps, qui étaient pour lui pourvoyeurs de chair fraîche. Loup anthropophage sans doute, loup meurtrier sûrement pas.
Les morts “en série“ ont pu être exagérées : 12 personnes “tuées“ pour la commune de Vallières dans une seule année, sur une population de quelques 200 habitants (cité dans un ouvrage de 1919). Les archives fiables, les registres paroissiaux, n’en gardent aucune trace. On a là un symptôme de la psychose. Quant aux personnes dévorées avec certitude, quel animal peut en être responsable ? Si l’on veut bien relire les témoignages, on remarquera qu’ils ne se ressemblent que sur un point unique : la bête n’est pas un loup. Cet animal était assez répandu à l’époque pour que nos ancêtres en connaissent la silhouette et les caractéristiques. Un troisième texte apporte encore une autre version :
“Cette bête est d’une grosseur considérable, et à peu près celle d’un veau de deux ou trois mois, mais fort déliée et agile ; elle a la tête d’une médiocre grosseur, et depuis les yeux jusqu’au museau comme un lévrier, au poil rougeâtre ; elle a une marque noire comme deux cornes : selon la relation de ceux qui ont été blessés par elle, elle a la langue fort douce" ( Le catéchisme des peuples des villes et des campagnes , 1699).
Renards, panthères, voire veaux ou lévriers ? les hypothèses semblent assez variées pour refléter la circulation des témoignages selon le processus de la rumeur. Voici ce qu’en dit J.M. Teulière, du centre nature “La loutre“ :
“De nombreux chroniqueurs et historiens contribuèrent à faire, de ce qui reste un mystère avéré de l’histoire, un mythe. Simultanément, de nombreuses bêtes fantastiques firent leur apparition un peu partout en France“.
La dimension surnaturelle de “la bête“ étant ainsi soulignée, il convient d‘interpréter ses actes à la lumière de la conjoncture socio-économique du temps, comme à la réalité du cadre naturel, des paysages, des habitudes agraires, qui sont ici fondamentaux.
J’explique la survenue de ces phénomènes par un contexte général de dépression économique, entraînant une situation de misère physiologique et matérielle, mais aussi psychologique. Comme en Gévaudan plus tard, différents témoignages évoquent ce contexte dramatique . Les différents rapports officiels le cernent ainsi :
“En rêvant dans mon carrosse aux misères extrêmes du peuple du Limousin, il m’est venu à l’esprit …“ (le conseiller du roi, d’Aguesseau)
ou encore :
“Si le prix des blés n’a pas encore augmenté, la seule misère en est la cause … Il n’ y a que deux ans que cette généralité s’est vue à la veille de périr par la famine … Il n’ y a rien de plus précieux (…) que la conservation d’un grand nombre de sujets qui périssent par la faim dans cette province … » ( l’intendant Bernage, de 1698 à 1701).
“les fonds accordés par le roi ne suffiront point à réparer ce désastre ; par suite, il sera impossible de forcer les paroisses à subvenir à la subsistance de leurs pauvres et empêcher ceux–ci d’émigrer pendant l’hiver“ ( Barnage, 22 octobre 1700).
De nombreux documents témoignent de l’importance de cette pauvreté absolue et du nombre de vagabonds courant les campagnes. Ces gens sont à la fois des victimes et des coupables potentiels de vols, ou d’agressions. Le fait que la grande majorité des victimes soit de sexe féminin est un indice.
La cause principale des morts doit être reliée à la situation de misère : les victimes ont pu mourir de froid, de faim, voire d’accidents déclenchés par une fuite sous l’emprise de la panique (les sols sont très accidentés). Ils ont pu être victimes de meurtres aux motivations diverses. Dans ces cas, les loups n’ont été que des mangeurs de cadavres. Les bêtes sauvages ont dû être attirées plus près des terroirs habités, par la terrible situation sanitaire. L’état des corps, comme l’observation de loups les dévorant, a pu être à l’origine de peurs paniques propices à la naissance de rumeurs sur la qualité de ces “dévoreurs“.
Soixante ans plus tard, certains crurent que “la bête du Limousin“ avait pu réapparaître en Gévaudan. Au début des méfaits de l’autre animal démoniaque, en 1764, on interrogea officiellement les autorités limousines pour connaître les moyens mis en œuvre pour sa recherche et sa destruction. Si la réponse n’a pu être retrouvée, on peut sans risque relever la situation décrite dans d’autres rapports. Elle montre une évidente amélioration. Dès août 1701, le même intendant de Bernage écrivait :
“L’élection de Limoges n’a pas recueilli beaucoup de seigle qui fait sa principale récolte, mais les pâturages y ont été assez bons. Les blés noirs et les raves sont d’une belle espérance…“
La nombreuse documentation concernant les malheurs du Gévaudan a permis d’élaborer des hypothèses plus précises. De celles–ci on peut retenir qu’une large majorité des nombreuses observations disculpent le loup. On y ajoutera tout ce qui tourne autour de loups-garous, d’hommes déguisés en loup ou de grands fauves dressés.
Partout, nous lisons la patte de l’homme. Quelles que soient leurs motivations, qu’ils aient été réunis en bandes, ou agissant seuls, on ne peut que rapprocher ces théories du célèbre dicton : “l’homme est un loup pour l’homme“.
Michel Patinaud