Sans trahir de grand secret, on se trouve souvent ici ou là, à se lamenter du fait que nous n’avons plus de prise ni de poids politique sur rien, nous “habitants“. Entre des communautés de communes géantes qui gèrent des territoires dans lesquels personne ne se reconnaît, dans des régions géantes dirigées depuis des métropoles, avec des administrations qui déménagent petit à petit à Bordeaux, les lieux de pouvoirs s’éloignent. Dans cette ambiance “tout fout le camp ma bonne dame“, il ne nous restait donc plus que les communes et leurs mairies comme espace politique institué.
Au creux du mois d’août, toute la presse nationale et locale s’est justement emparée du sujet brûlant de l’avenir des “petites communes“ et donc des communes rurales, mais sous un angle assez nouveau :
“Démission de maires en série“ sur France info le 1er août 2018 ;
“Vague de démissions“ dans Les Échos le 2 août 2018 ;
“Maires démissionnaires, des élus à bout de souffle“ sur France culture le 6 août 2018 ;
“Vague inédite de démissions chez les maires“ Le Figaro le 9 août 2018 ;
“Démission en série chez les maires“ L’Express le 10 août 2018 ;
“Démission en cascade“ BFM le 10 août 2018 ;
“Moi maire je baisse les bras“ dans Le Journal du dimanche le 14 août 2018 ;
“ Je crains pour ma santé“ : quand les maires préfèrent démissionner“ Ouest France le 16 août 2018 ;
“Vague de démission chez les maires : l’Indre épargnée“ nous rassure La Nouvelle République le 17 août 2018 ;
Et finalement, ce titre (dans les pages politiques et pas astrologie !) du Parisien Aujourd’hui en France : “En 2020, des communes n’auront pas de maire“.
Vague, série, cascade… Nous subissons donc un mouvement de submersion inéluctable : les communes se vident même de leurs maires. La suite logique de la prophétie du Parisien est assez claire : plus de maires, plus de communes. On pourrait considérer cette vaste série d’articles comme le sujet d’aubaine qui permet de remplir les pages des journaux au mois d’août. Sauf qu’il est repris mi-novembre par un sondage qui annonce que la moitié des maires ne veulent pas se représenter en 2020 (la moitié de ceux qui restent on imagine…), et notamment dans les petites communes, et qu’entre ces deux séries d’articles, la désormais célèbre préfète de la Creuse est passée à l’action.
Cette dernière écrit le 17 septembre 2018 à 70 communes (aux maires de ces communes pour être précis) pour leur suggérer de se regrouper. On fera attention à ne pas dire “fusionner“ et encore moins “disparaître“ mais “se regrouper“ parce que c’est plus chantant. Dans ce courrier, elle leur propose des idées d’autres communes avec lesquelles elles pourraient s’entendre1. Ainsi, du côté de la Montagne limousine, elle propose un regroupement “Felletin, Saint-Quentin, Moutier-Rozeille et Saint-Frion“ et un autre “Vallière, Saint-Marc-à-Loubaud, La Nouaille et Saint-Yrieix-la-Montagne“. Il s’agit juste pour les maires de répondre oui ou non car tout est prêt. La préfète leur laisse jusqu’au 26 septembre 2018 pour répondre, soit quand même dix grosses journées en comptant le week-end, et peut-être un peu moins si on considère les jours d’ouverture des mairies. Si c’est oui, la préfecture soumettra aux communes concernées dès le lendemain un projet de périmètre qui devra être validé en 3 mois pour une fusion effective au 1er janvier 2019. Emballé, c’est pesé !
Dans la lettre adressée aux maires, la préfète explique cette soudaine urgence. D’abord, il ne pourra pas y avoir de fusion en 2019 parce que les élections municipales seront trop proches (2020). Ensuite il y a de l’argent à gagner ! Elle promet en effet “une dotation forfaitaire et des dotations de péréquations (DSU, DSR, DNP) au moins égales à la somme des dotations forfaitaire des communes fusionnées l’année précédant leur fusion ainsi qu’un bonus de dotation forfaitaire de 5%“. Dit comme ça, il y a de quoi se laisser tenter…
Enfin, la préfète prend soin de rappeler que ses arguments sont “purement techniques“ ; il s’agit de créer des communes de 1 000 habitants à partir d’une commune de 750 habitants. À ceci près que pour l’exemple du regroupement “Felletin, Saint-Quentin, Moutier-Rozeille et Saint-Frion“, la commune de Felletin compte déjà à elle seule 1 700 habitants…
Interviewée sur France bleu Creuse quelques jours plus tard, la préfète reconnaît qu’elle n’a reçu aucune réponse favorable et elle exprime son dépit : “Ce courrier je l’avais envoyé effectivement dans l’objectif de l’intérêt général et pour le dire simplement je me suis retrouvée sur ce sujet face à un mur, celui d’une posture politique en réalité dictée par le niveau national et je me suis heurtée disons-le franchement à des positions dogmatiques.“2 C’est vrai que c’est dur quand personne n’est d’accord avec l’intérêt général… Passons donc sur les arguments techniques (les chiffres) et cherchons des arguments politiques à ces fusions de communes.
Dans une réunion publique l’hiver dernier en lien avec la préparation du “plan particulier pour la Creuse“, le seul et unique député du département a déclaré, catégorique : “Les communes de moins de 150 habitants c’est une aberration.“ Aberration (définition) : accès de folie, égarement, grave erreur de jugement. Donc si on prend la liste des communes creusoises, ça fait 60 communes dont les quelques 6 400 habitants sont plongés dans un accès de démence, qui pataugent dans l’erreur la plus totale en vivant tout simplement là où ils vivent, et peut-être même en y ayant de la joie.
Sur facebook, parmi les multiples commentaires sur le sujet des fusions de communes il y les arguments d’un responsable d’une “grosse“ mairie de Creuse qui résume assez bien l’esprit global : “En dessous de 500 habitants ça n’a plus trop d’intérêt“ écrit-il en changeant donc de seuil par rapport au député sans que l’on sache vraiment pourquoi. Puis il interroge : “À quoi servent des communes qui n'ont que 4 sous pour boucher les nids de poule et ne peuvent faire des projets concourant au développement du territoire ?“ Donc avec le seuil de 500 habitants on passe à 200 communes creusoises sans intérêt et pas moins de 42 000 habitants qui n’ont effectivement aucun intérêt si l’on considère que leur seule obsession quotidienne est de reboucher les nids de poule…
On retrouve donc toujours cette idée que plus c’est gros, plus c’est important, plus c’est moderne, et que dans ce monde moderne qui se doit d’être complexe, les affaires politiques ne peuvent qu’être confiées à des gens particulièrement intelligents, compétents et influents… donc pas à nous… Dans toutes ces affirmations sentencieuses, parsemées d’une bonne dose de mépris et de quelques insultes, difficile de trouver des arguments sensés sur la “nécessaire“ fusion des petites communes avec des plus grosses. C’est tellement nécessaire que l’on ne sait plus pourquoi ça l’est. C’est tellement dans l’intérêt général que personne n’en veut. Difficile donc de savoir où se situe le débat et donc difficile d’y participer, éventuellement.
S’agissant de cet aspect “technique“ du seuil de population, on peut relever avec intérêt qu’en Creuse 236 communes ont moins de 1 000 habitants actuellement, avec 70 000 personnes qui y vivent. Seules 22 communes ont plus de 1 000 habitants avec au total 50 500 personnes qui y vivent. On peut donc raisonnablement en conclure que plus de la moitié (la majorité) de la population creusoise (60 %) a choisi de venir ou de rester vivre dans une commune de moins de 1 000 habitants. Et on peut envisager l’hypothèse qu’ils ont une bonne raison d’avoir fait ce choix, raison autre que psychiatrique a priori.
S’agissant de l’argument politique, laissons nous aller à citer un philosophe des Lumières… “Quand on voit chez le plus heureux peuple du monde des troupes de paysans régler les affaires de l’État sous un chêne et se conduire toujours sagement, peut-on s’empêcher de mépriser les raffinements des autres nations, qui se rendent illustres et méprisables avec tant d’art et de mystères ?“3 Pour Jean-Jacques Rousseau, la seule démocratie envisageable c’était la démocratie directe, celle des assemblées et des débats publics de la communauté villageoise réunie sous un chêne.
Les mystères d’aujourd’hui s’appellent probablement SCOT, SRADDET, CLECLT, DSU, DSR, DNP, CIF, DETER, FDAEC… Autant de sigles, de démarches, de dossiers, de procédures qui nous ont petit à petit dépossédés de notre capacité à comprendre et donc à débattre. L’art d’aujourd’hui c’est celui si délicat de dépouiller la commune de ses compétences et de ses moyens tout en faisant croire que c’est ça “l’intérêt général“, “la modernité“. Pour Rousseau, la démocratie ne pouvait au contraire s’organiser que sur des espaces, des territoires restreints, à l’échelle d’un village, d’un canton.
Vue de la Montagne aujourd’hui, la commune reste en effet l’espace, administratif certes, mais surtout humain dans lequel s’inscrivent assez spontanément des expériences et des actions politiques originales. Voisins, sans être forcément amis, c’est l’espace dans lequel on se croise, se réunit, dans lequel on se donne les moyens de réfléchir à une vie commune, de répondre à nos besoins et nos envies. L’avenir de la commune, de nos communes, se jouera très probablement en grande partie lors des prochaines élections municipales. Mais d’ici là, à force d’entendre ces discours grossiers, méprisants mais lancinants sur les communes rurales, le risque est de se laisser peu à peu hypnotiser par toutes ces fausses évidences.
Hélène Mathiot