J’apprends, il y a peu, qu’un projet de création de seuils et de micro-centrales électriques est actuellement en cours autour d’Eymoutiers. Les intentions des porteurs de projets sont on ne peut plus politiquement correctes : concertation avec les habitants, retrouver une cohérence et une souveraineté de production énergétique à un niveau local, plus « propre », plus « sain ». Le tout pour trouver une place dans le désastre écologique en cours, trouver une voie de sortie, une projection.
J’ai habité deux ans dans une autre vallée, en Normandie : la vallée de la Vire. Mes parents y avaient acheté une maison éclusière. L’écluse servait à l’alimentation d’une micro-centrale du type de celle que les porteurs de projet d’Eymoutiers voudraient voir créer dans le cours de la Vienne : une toute petite centrale, toute mimi. Cette centrale avait été construite au début du XXe siècle, dans le cours du déploiement de la production électrique nécessité par les progrès de la IIIe République. Elle s’était implantée sur un seuil existant, qui avait eu pour fonction auparavant de rendre la rivière navigable. Dans les premières décennies du XXIe siècle, les relevés d’ensablement dans les marais du Cotentin et du Bessin, en aval de la Vire, montrent que l’ensablement est en partie dû au manque de débit de la rivière, en partie causé par les retenues effectuées pour alimenter 7 micro-centrales électriques. On ne parle pas là d’aménagements monstrueux. La centrale elle-même fait 45 m², le canal d’amenée 300 m et le canal de sortie 150 m. L’aménagement est donc léger. Toutefois, il est multiplié par les 7 centrales similaires présentes sur un segment d’une trentaine de kilomètres. Il est donc un des facteurs qui occasionne la sédimentation des marais et leur asphyxie lente, avec pour perspective certaine la mort d’un écosystème riche.
La décision est donc prise de « rendre à la Vire son cours naturel ». Un des arguments en faveur de ce projet est également que les saumons, autrefois pléthoriques (il y a 70 ans environ, puisque mon voisin de l’époque ne pouvait plus voir un saumon en peinture, gavé qu’il en avait été dans son enfance), ont disparu aujourd’hui du cours de la Vire. Disparition occasionnée non seulement à cause de leur sur-pêche dans la Manche dans laquelle débouchent les marais et, en amont, la Vire, mais également à cause de l’ensablement qui rend le cours d’eau impraticable pour leur espèce, de la baisse du débit de la rivière, qui la rend moins attractive à la remontée (les saumons ont besoin d’un courant fort pour se reproduire), et, enfin, à cause de l’inefficacité des « échelles à saumons » installées dans les retenues, dont l’une devant ma maison, mal conçue et par conséquent impraticable pour les saumons.
Ce qui est intéressant est ce qui se passe ensuite. Pour « rendre à la Vire son cours naturel », des porteurs de projet, avec les mêmes belles intentions que ceux d’Eymoutiers, forment un projet de design écologique pour « réparer », « reconstituer », « restaurer » ce cours d’eau. Il s’agit non seulement d’abattre la retenue d’eau, mais également de combler le canal d’amenée et d’araser le canal de sortie – en récupérant la terre alors extraite pour, précisément, remblayer le canal d’amenée. Le canal d’amenée, inutilisé depuis longtemps lors de notre entrée dans les lieux, est bordé par une haie d’aulnes noirs dense et touffue. Par conséquent, son eau est stagnante, ce qui est propice aux reproductions, propice également à la vie de batraciens : une mare, par conséquent, de 300 m de long, sur 7 m de large et 6 de profondeur. Un étang pour ainsi dire. Le canal de sortie est une zone de la même teneur. Un système de débordement d’un des canaux dans l’autre maintient un courant faible qui empêche l’asphyxie des deux étangs ainsi formés, qu’habite une riche vie végétale et animale : pas de signe d’asphyxie après 4 ans d’inactivité, ni de l’un ni de l’autre étang.
Les travaux sont donc effectués au plus chaud de l’été 2019. Des semi-remorques de terre, des bulldozers et des tractopelles effectuent leur œuvre de mort devant la maison, et nous sommes aux premières loges pour observer un véritable cataclysme écologique. Bernard, notre voisin paysan, que les écologistes de France Nature Environnement avaient échaudé avec leur projet, leur donne une leçon d’écologie en mentionnant la destruction du lieu de vie naturelle d’une espèce rare de grenouille. Qu’à cela ne tienne, les porteurs de projet ont pensé à tout ! Deux mares seront créées en aval de l’ancien seuil, à l’endroit du canal de sortie, qui formait donc « originellement » (c’est-à-dire quand nous sommes arrivés) une mare courante de 150 m de long. Nous passons l’été à nous désoler de ce ravage avec les voisins. Mon père, une personne fragile, pas facile, au cœur des préparatifs de cette apocalypse, a eu la bonne idée de se pendre dans l’ancienne centrale, alors démantelée, un an auparavant. On apprend, entre autres, lors de ce démantèlement, que la turbine est conservée pour être « redéployée » dans le centre de la France, sur un affluent de la Loire. La poussière vole tout l’été. Les limons de la rivière, tassés par le passage des engins, terres légères, s’envolent et tourbillonnent en tous sens, et nos émotions avec eux. L’air est parfois irrespirable. Je construisais une grange pour cette maison cet été là. J’utilisais de vieux bois stockés depuis des lustres par mon grand-père, des vieux chênes de haie, tordus. Je travaillais à ma manière, sans outils électriques, avec des méthodes d’un autre temps, sans bruit, sans plans, mais avec savoir-faire. Je portais un masque antipoussière et essayait de me concentrer au milieu du vacarme de ce qui me semblait alors une plaine aride, venteuse et poussiéreuse de l’Arizona. Les limons ne suffisent pas, alors les entrepreneurs en travaux publics, ces poètes, importent des terres « végétales » issus d’excavations plus ou moins lointaines, d’un peu partout en fait, et beaucoup d’une carrière de schiste en amont. Ils comblent, ils retournent, ils tassent, ils excavent ici pour reboucher là. À l’image de nous-mêmes, pauvres humains bien en peine d’imaginer autre chose que de chier là et d’enterrer nos merdes ailleurs, pour que ça sente moins mauvais pour nous, mais toujours autant pour d’autres. C’est ça, la merveilleuse communauté de l’espèce homo sapiens !
La terre devient tout à fait stérile. L’armoise envahit tout. J’adore l’armoise, ma fille porte son nom en l’honneur de cette vaillante et utile plante pionnière, pas difficile en conditions, qui se nourrit de peu pour soigner beaucoup : un paradigme de ce que devrait être notre époque. Néanmoins, l’armoise est aussi un indicateur d’une terre très pauvre quand elle est présente en grandes quantités. Dans le même temps, moitié moins de pécheurs fréquentent les trois hectares que nous possédons et qui longent la rivière : en été, période de pêche, la Vire est réduite à un filet d’eau rare où le poisson se fait prudent, voire absent. Dans le même temps, en discutant avec les moniteurs du club de kayak, à quelques kilomètres en aval, eux aussi me font part de leur désarroi. Dieu sait que je n’appréciais pas particulièrement les touristes qui hurlaient en prenant la descente de canoë aménagée dans la retenue d’eau pour pouvoir glisser et se faire une petite frayeur bon enfant. Mais pour eux, la destruction de ces lieux sera le signe de la fin de leur activité : en saison pleine, la Vire a désormais à peine assez d’eau pour un canoë de front, et pas assez de profondeur pour un canoë chargé de deux adultes. Il reste l’hiver à ces amoureux de la pagaie, plaisirs solitaires qu’ils ne seront plus en mesure de partager avec le voyageur de passage... Et moi, je me prends à regretter les manifestations certes bruyantes, mais joyeuses, de mes congénères touristes.
En aval de la centrale désaffectée, dont le bâtiment constitue désormais mon atelier, les deux mares sont un échec cuisant, l’entreprise de travaux publics, tellement poète qu’elle ne sait même pas respecter le mètre de sa poésie (le plan de niveau), a creusé 1,5 m trop bas sur 3000 m². Les mares se retrouvent donc sous le niveau de l’eau tout l’hiver. Elle disparaissent donc rapidement, arasées et sédimentées par le cours hivernal de la Vire. On n’entend plus le chant des grenouilles. Ainsi meurt la vision bucolique qui s’offrait au voyageur sur le Pont de la Roque, dans un cul-de sac grandiose. Les seuls qui habitent encore les prés dévastés, ce sont Ginette, Bernard et leurs vaches, qui refusent le jonc, mais se nourrissent du peu d’herbe qui arrive à traverser la couche de limon comprimé. Espérons qu’elles sauront fertiliser à nouveau cette friche. En elles résident notre espoir.
Voilà le portrait de ce qui se passera dans cent ans, du coté d’Eymoutiers, dans la Vienne. Dans cent ans je ne serai plus, je l’espère (il existe encore des terriens qui n’ont pas peur de la mort, qui n’est qu’un moment de la vie). Ma fille elle-même, cette petite armoise, aura certainement disparu. Si elle a des enfants, et si le projet calamiteux de la mairie voit le jour, j’espère que ces jeunes, que j’espère également fous, sauront utiliser tous les moyens nécessaires pour stopper les machines, les enrayer, les détruire enfin tout à fait. Car mieux vaudra, alors, des seuils et un cours de rivière qui aura appris à devenir nouveau sous notre horrible contrainte, à un nouveau désastre qui sera alors motivé par l’ensablement de la Loire. Depuis que je suis petit, j’entends parler de l’asphyxie progressive de la Loire par le sable, dont est responsable le seul vrai projet d’énergie “écologique” en France : la proprette « filière nucléaire ». Les bévues locales d’Eymoutiers se révéleront dans cent ans pour ce qu’elles sont aujourd’hui : la caution locale, démocratique et renouvelable du Grand Projet National, secret défense et extractiviste – le nucléaire Français. On ne plante aujourd’hui des micro-centrales que pour pouvoir argumenter que le « mix énergétique » se tourne vers le renouvelable, tout en augmentant toujours la capacité de charge nucléaire dudit mix. Les cours d’eau ne sont pas comme nous : il acceptent l’adversité, ils intègrent la mort, les rochers trop durs à casser, alors que nous cassons des cailloux pour y trouver de quoi brûler dans les réacteurs, pour finalement empoisonner notre planète pour « seulement » 1 million d’années... Les rivières et les fleuves trouveront donc d’autres moyens de couler si nous les contraignons à le faire. Mais je me rappelle toujours cette parole d’une zoologue qui travaille sur l’appréciation de la musique par les oiseaux. Selon elle, les oiseaux préfèrent la musique classique au rap (même si elle ne s’est peut-être pas questionnée sur le biais interprétatif induit peut-être par ses propres goûts musicaux, reflet de sa classe d’appartenance). Mais, selon elle, ce qu’ils préfèrent à toute autre musique, c’est le silence. Ce que préfère la terre, c’est notre participation silencieuse à ses mouvements, plutôt que notre mise en mouvement cacophonique.
C’est tout le leurre du « local » : on déploie localement, dans l’ignorance totale, volontaire et construite, des projets qui ont déjà échoué lamentablement ailleurs. Le local, l’autochtonie, est aussi l’excuse de l’ignorance. À trop regarder près de chez soi, à trop bien y connaître, on ignore toujours trop bien ce qui se passe ailleurs. Et c’est ainsi que fonctionne le colonialisme capitaliste : quand les oppositions se font trop sentir dans une de ses sphères, alors il ruine la sphère, et il ouvre un nouveau front pionnier ailleurs. Ce n’est pas parce que la surface terrestre est connue dans son ensemble que les fronts manquent à cette guerre sans relâche faite au vivant et aux terriens par le capitalisme de mort. Dans les années 1970, les ouvriers et ouvrières, trop bien organisés, ou désorganisés, selon les tendances, font trop de bruit dans les rues émeutières, sous les enseignes de la révolution, partout en Europe. Le capital part alors produire ailleurs, ouvrir de nouveaux fronts de production dans d’autres parties du globe, plus pauvres, où on ne l’ouvre pas.
Aujourd’hui, parce que beaucoup de terriens, je veux dire : des homo sapiens conscients de la crise écologique que nous habitons, naissent en Occident, le capitalisme part extraire ses saloperies ailleurs et polluer d’autres sols, dans d’autres colonies. Mais il a trouvé, en Occident même, une meilleure stratégie encore : le capitalisme industriel « de proximité », auquel chacun peut participer dans la joie ineffable de la démocratie participative concertée par le biais de la communication non violente ayant pour but l’établissement gentil d’un consensus : que tout change, pour que rien ne change! C’était encore il y a peu l’excuse des grosses boites industrielles d’éoliennes, jusqu’à ce que tout le monde comprenne la blague.
Les profits, tant énergétiques, culturels, sociaux, que financiers, iront toujours dans les mêmes poches. Et même si elles allaient dans des poches locales, ce ne serait pas dans celle de la communauté, car la communauté n’a pas de poches : elle n’a que des mains ouvertes. Elles iraient dans les poches des accapareurs locaux, ceux dont on pourrait croire qu’ils vivent parmi nous, mais s’en fichent bien, de la communauté. C’est le pharmacien normand de Mme Bovary. La question n’est pas de produire de la musique plus belle, plus en accord avec la conception que nous autres humains, gavés d’absurdités par la science et ses prêtres, nous faisons de l’oreille des perruches emprisonnées contre leur gré. La question n’est pas de produire différemment de l’électricité, car la question n’est pas de participer au remplacement de la civilisation du carbone pétrolifère par la civilisation de l’électricité nucléifère. La question est de refuser, dès maintenant, partout, le déploiement de l’idéologie électrique comme la continuation de l’idéologie pétrolière. La question est de refuser l’électricité et le pétrole, en trouvant la seule énergie dont nous disposons vraiment en propre, celle de nos bras, de nos jambes, de nos têtes et de nos langues, de nos cœurs. En inventant cette énergie que nous avons toujours cherché à fuir en inventant l’esclavage des animaux, l’esclavage des humains, l’esclavage des minerais et des hydrocarbures. En trouvant une manière de vivre en utilisant notre énergie propre, de manière concertée, de manière répartie équitablement entre les membres de la communauté. Et en écoutant ceux qui ne veulent pas voir le Limousin devenir un front pionnier du micro-capitalisme prédateur et colonial.
Tant que nous n’aurons pas compris que notre rôle, terriens, aujourd’hui, n’est pas d’imaginer un autre aménagement pour le désastre, mais d’apprendre à nous taire, à ne pas faire de barrages, ne pas produire plus, alors il y aura des enfants et des petits enfants de tous âges pour saboter les projets des maudits porteurs de projets, pour faire barrage, non plus aux rivières, mais au seul véritable ravageur terrestre : le satané humain en chacun de nous.
Arthur Virage