L’expression peut-être perçue comme un oxymore, puisque le terme « roman » renvoie à la notion de fiction, tandis que l’Histoire est tentative de se rapprocher de la vérité objective du passé ! Le roman historique, ce sont des histoires (« h » minuscule) dans l’Histoire…
On peut discuter la validité de cette étiquette de « roman historique ». Tout roman (œuvre de fiction longue de plusieurs centaines de pages) n’est-il pas « historique » par un contenu qui s’éloigne de l’époque et du vécu du lecteur à mesure que le temps passe ? Envisagée sous un angle aussi général et englobant, la notion perdrait tout sens et toute valeur heuristique. De ce fait, les spécialistes de l’histoire littéraire et des formes romanesques s’accordent le plus souvent pour parler de « roman historique » dans un sens plus restreint. Dans cette seconde acception, l’écriture et la lecture des œuvres envisagées se construisent autour de trois temporalités : celle des personnages du passé, historiques ou pas, mis en scène par le romancier, celle de ce dernier, forcément décalée dans le temps, celle du lecteur. Ainsi, le roman historique pourrait se définir de la manière la plus simple possible comme une œuvre dont l’auteur n’a pas vécu à la même époque que ses personnages.
Sous cet angle, et c’est un cas-limite, on s’accorde généralement pour classer parmi les romans historiques Les Chouans ou La Bretagne en 1799 (1829) de Balzac (1799-1850), alors que Le Père Goriot (1835), dont l’action commence en 1819, fait partie des « Études de mœurs » qui procèdent d’une observation directe par l’auteur de ses concitoyens et de la société de son temps, celle de la Restauration.
En Europe, la vogue du roman historique naît avec l’écrivain écossais Walter Scott (1771-1832). Amateur d’objets et de livres du passé (c’est le sens du terme « antiquaire » au début du XIXe siècle), Scott écrit des romans dont l’action se déroule au début du XVIIIe siècle lors des conflits entre Angleterre et Écosse (Waverley, 1814), puis d’autres dans un cadre médiéval : Ivanhoe (1820), Quentin Durward (1823). Il essaie de donner au lecteur une reconstitution très vivante et aussi fidèle que possible du passé (modes de vie, coutumes, objets, paysages), compte tenu de l’état des connaissances historiques de son époque. Il a une vision dynamique de l’Histoire. Ses personnages, individus moyens (donc non « historiques », mais fictifs) représentent cependant les forces historico-politiques qui préparent le futur (le chevalier saxon Ivanhoe sert le roi normand Richard, dit « Cœur-de-lion », incarnant ainsi le processus d’unification qui va fonder la nation britannique).
Le succès immense de Scott en France et en Europe dans la première moitié du XIXe siècle tient en partie à un besoin d’exotisme temporel, de fascination pour la couleur locale, notamment médiévale. Balzac, Hugo, Dumas père, Mérimée et bien d’autres y seront sensibles. Chacun va trouver dans le roman historique une forme d’évasion vers un passé souvent plus rêvé que réel, mais aussi l’espoir de mieux comprendre l’Histoire comme moyen de réflexion sur le présent.
Du côté de l’évasion, une subdivision du roman historique, le roman dit « de cape et d’épée » (Dumas et Les Trois Mousquetaires, Féval et Le Bossu) connaîtra un succès populaire immense par l’intermédiaire des publications quotidiennes en feuilleton. Plus tard, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’avancée des sciences préhistoriques et des théories darwiniennes de l’évolution donnera naissance au roman « préhistorique » (Rosny aîné et La Guerre du Feu). Ces différentes formes romanesques ont eu une nombreuse descendance jusqu’à aujourd’hui, même si la fiction emprunte de plus en plus le support médiatique du cinéma et de la télévision. Nécessité romanesque oblige, elles prennent pour fond de décor les périodes les plus troublées et les plus hautes en couleur de l’Histoire (Moyen-Âge, guerres de religions, Révolution, guerres mondiales…) et les régions les plus diverses du globe : ainsi, le roman et le film westerns peuvent s’inscrire dans cette généalogie culturelle, avec, aux origines, Fenimore Cooper, l’auteur du Dernier des Mohicans (1826), qu’admirait tant Balzac.
Avec l’évolution de la recherche historique, de l’Ecole des Annales, du développement de l’Histoire des sensibilités et des mentalités, on notera pour finir que les romanciers
« historiques » ne se contentent pas de mettre en scène les grands de ce monde, monarques, généraux, figures connues et, de ce fait, délicates à manier, mais prennent aussi pour personnages les gens ordinaires, issus des classes populaires, à la manière de Georges-Emmanuel Clancier (1914-2018) qui, dans Le Pain noir (1956-1961), romance l’histoire de sa famille au XIXe siècle en Limousin.
Daniel Couégnas
La belle Rochelaise est l’œuvre d’un romancier bien connu en Limousin, Jean-Guy Soumy. Ce roman raconte les aventures d’Annibal, un gars de Pigerolles, sur le Plateau. Michel Patinaud nous invite à suivre ce héros qui nous en dit beaucoup sur sa région il y a 200 ans...
L’histoire commence en 1831. Elle est une pure fiction mais dans un cadre historique et social bien précis et très crédible. C’est en cela que l’intrigue est historique, bien que les personnages et événements soient fictifs. Je le qualifierai plutôt de pur roman, dans un contexte historique, qu’on pourrait rattacher à des œuvres comme Les Misérables de Victor Hugo, certains romans des Dumas, de Balzac ou Zola. Voici ce qu’en dit son auteur dans une préface consacrée à un autre roman : « Ce livre n’est pas un roman historique, mais une fiction qui s’inscrit dans l’Histoire. Il s’inspire librement de situations avérées qu’il transpose. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé serait fortuite. » Ces phrases s’appliquent parfaitement à La belle Rochelaise.
Nous sommes en septembre 1831, sous le règne de Louis-Philippe. Annibal a 20 ans, il vit au hameau de Combe-Meille, dans la commune de Pigerolles. « Beau, vif et audacieux, il est fait pour l’aventure et les grands espaces. Pas pour l’existence confinée que lui promet ce mariage. » Son malheur commence en effet avec un mariage arrangé par la famille, destin qu’Annibal fuit le jour-même de la cérémonie. Voici comment le non-marié justifie sa désertion auprès du curé et des invités de la noce : il a déjà une fiancée qui l’attend dans un port de la côte charentaise. De cet énorme mensonge, le hasard va faire une réalité. Pour échapper aux reproches et à une vie dont il ne veut pas, il part vers les forêts de Saintonge avec une troupe de scieurs de long. C’est là qu’il va croiser Ester, une belle esclave antillaise en fuite, qu’il aide à échapper à ses maîtres négriers. Dès lors, lui-même sera recherché et sa traque folle favorisée par la rencontre d’une troupe de théâtre itinérante qui parcourt le Périgord, et, au-delà, le Limousin.
Ce voyage mouvementé ramènera finalement le couple vers le Plateau de Millevaches où son village de Pigerolles découvre alors avec stupeur la « belle Rochelaise ». Sa beauté n’est pas en cause, mais c’est une « négresse », par qui le scandale arrive. Les amoureux seront bel et bien mariés – au milieu d ‘une grande agitation. Pour s’éloigner des réactions hostiles, leur fuite reprend. L’histoire finira au-delà des mers, en Afrique... Dans ce récit agréable, alerte et prenant, on s’immerge dans une grande aventure, écrite dans une très belle langue, où l’amitié, l’amour et l’espoir triompheront de l’adversité.
L’histoire commence au pied du Puy des Charrauds, en 1809, puis se déroule autour de Pigerolles, Féniers et Gentioux, avec de rares écarts jusqu’à Felletin. Là, une vieille femme prénommée Clarisse, « qui venait de perdre son troisième enfant en couches », était allée chercher un enfant confié à elle en tant que nourrice, en l’occurrence celui qu’on surnommerait toujours Bramefain, tant il était goulu. Ce garçon, abandonné à la naissance, devenu homme colossal, sera l’ami et le compagnon du héros Annibal tout au long de l’histoire. Nous apercevons là le destin de la plupart des femmes de l’époque : malheurs familiaux renouvelés et rôle social incontournable, une forme de prison. Quand Bramefain se retrouve à nouveau orphelin, il hérite de la masure et doit louer ses bras ici ou là, devenant journalier pour ne pas mourir de faim. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les piliers d’une société rurale immuable : le notaire, aux opinions politiques ultra-royalistes, le curé très conservateur et moraliste, le maire, un noble, qui n’est pas élu mais nommé. La Révolution était passée par là, mais n’avait rien changé à la vie des plus humbles.
C’est avec l’apparition d’Annibal qu’on découvre le cadre de vie, la pauvreté des sols et la rudesse de la nature, un labeur ingrat : « une vie simple, entre quatre murs fendus, sur trois arpents de genêts ». Et au milieu, un destin qui vous échappe, même pour le choix d’une épouse. Le décor peut être résumé ainsi : « des pans de forêts agrippés aux flancs des puys, sur la lande mauve », qui ressemblaient à « des tapisseries lourdes, avec des velours foncés de sapins et des lainages de chênes drus», au milieu desquelles « le vent posait des parfums de tourbe ». Ce tableau peut nous sembler poétique, mais que dire de la rudesse du climat ? Elle est évoquée à travers la vie de la jeune bergère Chloé, qu’aime Bramefain. « Aux derniers jours de septembre, des pluies glacées ruinèrent l’embrasement des feuillages… les fougères gelèrent, chaque matin, la glace refermait les lèvres des rigoles… le froid saisissait la lande… des crevasses entaillaient les doigts de la petite bergère. »
Comme les pesanteurs sociales, ce milieu naturel était un carcan – séculaire - que la majorité des habitants supportait avec résignation, mis à part quelques hommes épris de liberté.
La perspective d’une vie misérable avait fait naître la nécessité pour les hommes de migrer une grande partie de l’année vers les grands chantiers urbains. Les plus nombreux étaient maçons, d’autres étaient scieurs de long ou charpentiers. Les premiers allaient vers Paris et Lyon, de mars à novembre. Les seconds étaient attendus dans les forêts et les ports atlantiques, d’octobre au printemps. À Gentioux, un groupe de sept scieurs se constitue, autour d’un noyau d’anciens, encadrant les plus jeunes. Compte tenu de sa situation familiale, pour Annibal, c’est une aubaine, et Bramefain le suit. Le voyage, les rencontres, le travail… le roman est un véritable reportage sur une vie illustrant parfaitement cette célèbre maxime : « les scieurs de long n’iront pas en enfer, ils l’ont déjà connu sur terre ». On les accompagne dans un long voyage de neuf jours, qui passe par Eymoutiers, Limoges, Chasseneuil, jusqu’à Beurlay en Saintonge ; voyage riche de découvertes, pour les ouvriers comme pour nous. On y croise d’autres groupes de travailleurs migrants. Auparavant, il aura fallu se munir d’un passeport délivré par le maire, connu sous l’appellation de « livret ouvrier », créé sous Napoléon en 1803. Ce document était un moyen de contrôle social pesant qui ajoutait aux contraintes de la société d’origine restée archaïque. Le plus spectaculaire me semble être la cohabitation en forêt avec les bûcherons et les charbonniers. Tout ce monde laborieux est mal perçu des autochtones parce que leur présence réduit leurs droits à glaner le « bois de chique », à ramasser les bois morts, à cueillir quelques fruits sauvages : on n’est pas très loin de l’ancienne société féodale. Sur les chantiers, on découvre la dureté du travail avec le chevalet et les immenses scies, tâche commençant bien avant le jour, finissant à la nuit. Un personnage surnommé Branche d’Or le résume ainsi : « scier n’est pas un métier, c’est un crève-corps ». Une vie quotidienne aussi rude, l’inconfort des cabanes, un labeur aussi long et âpre, rendent salutaires quelques bons moments. Ainsi, c’est en revenant d’une soirée à l’auberge qu’Annibal et Bramefain vont croiser leur destin en la personne d’une belle esclave en fuite, Ester. Commence alors la traque qui les ramènera à Pigerolles.
La révolution de 1830, dite des « Trois glorieuses », vite confisquée aux manifestants républicains, avait remplacé un roi, Charles X, par un autre, Louis-Philippe. Nos aïeux vivaient désormais sous le régime de la Monarchie de juillet, et l’année 1831 voyait une crise économique terrible. Dans les campagnes, comme celles du Plateau, on l’avait constaté avec l’arrêt des chantiers des grandes villes : les hommes - les maçons - étaient rentrés au pays précocement,
« désargentés et tourmentés par la colère qui couvait dans la capitale, plus miséreux qu’ils étaient partis ». Les villages du Plateau étaient tous touchés par ces retours « d’ouvriers défaits, et se retrouvaient eux-mêmes atteints d’une exaspération indéfinissable ». Une raison de plus pour de jeunes hommes comme Annibal, de partir pour une autre quête, les métiers et le commerce du bois n’ayant pas encore été touchés par la crise. On suivait avec lui un ancien emblématique. Jean Coergne, du hameau de Meymat, avait connu les campagnes militaires de l’Empire, jusqu’en Espagne et en Allemagne, et en restait nostalgique. Plus tard, il avait participé aux Trois Glorieuses et leurs barricades, puis il avait dû fuir. C’est à travers ces anciens qu’on découvre le contexte politique : on ne parlait pas république, on vénérait encore Napoléon, on ne croyait plus à un changement.
Ainsi, le Code forestier de 1827, interdisant les usages ancestraux de la forêt, faisait des propriétaires de nouveaux privilégiés. Ce même code provoqua en Ariège la grande révolte populaire dite « guerre des demoiselles ». Nous en découvrons les conséquences avec les scieurs qui sont d’une certaine façon les otages d’un conflit entre gros propriétaires et population sédentaire. Le roman de Soumy éclaire un point essentiel : la soumission aux autorités, religieuses, politiques, économiques et les résistances engendrées, font irrésistiblement penser à cette expression qui ferait florès plus tard : « classes laborieuses, classes dangereuses ».
Voyons maintenant l’histoire d’Ester. Les récentes – et honteuses à mon sens – célébrations du bicentenaire de la mort de Napoléon ont permis de remettre en lumière ce (for)fait : l’empereur avait rétabli l’esclavage dans les colonies. C’est justement de là que venait Ester. Jeune esclave antillaise, elle avait réussi à fuir ses maître-négriers. On est en 1831 et la traite, bien que condamnée, survit encore dans les ports de l’Atlantique. Les différents héros de cette aventure avaient donc de multiples malheurs à affronter ou à fuir. Mais, je l’ai dit plus haut : l’histoire finit bien.
Tous les amateurs de lecture devraient aimer ce roman, dont l’intrigue centrale est pourtant assez invraisemblable. Sur le Plateau, avant le départ et au retour, notre légendaire « chabatz d’entrar » prend du plomb dans l’aile. Toutefois, aborder l’histoire de cette manière est particulièrement agréable et le résultat très réaliste. Si on souhaite plus de rigueur historique, on peut toujours se documenter dans les nombreux ouvrages écrits par de « vrais » historiens, plus sérieux peut-être, plus ennuyeux probablement. À chacun son plaisir, à vous de voir.
Michel Patinaud