Quelque vingt-cinq ans après avoir écrit Comprendre le pays limousin, prolongé très vite par Comprendre le pays limousin… et y vivre, j’ai senti le besoin de les actualiser. Car l’arrivée dans la région de populations nouvelles, baptisées successivement « hippies », « baba cool », « néoruraux », - ce qui signifiait que leur installation était désormais prise au sérieux -, n’avait fait que s’accentuer. Elle n’a pas manqué de provoquer rapidement interrogations, malaises et tensions. Tout en développant les propositions d’explications du premier travail, il me fallait enquêter à nouveau en allant chercher ailleurs, plus loin, d’autres éléments de réponse.Née en pays colonisé, revenue en Lorraine maternelle et formée à l’anthropologie, j’ai peut-être saisi de ce pays des choses dont les Limousins eux-mêmes avaient peu conscience. J’ai eu besoin de les partager avec eux d’abord, ensuite avec ceux qui avaient entrepris de s’y installer. Un tout premier livre, Pays et paysans du Limousin, avait déjà tenté de répondre à ces questions : « Pourquoi, comparée à d’autres, une terre si belle, si pauvre, si peu connue ? Pourquoi, chez tous, un tel souci d’égalité et une telle défiance envers ceux qui font autrement ? Pourquoi des cœurs si ouverts à ceux qui passent, si fermés à ceux qui veulent rester ? » Il m’a semblé avoir compris, alors, que la richesse de ce pays de petites propriétés foncières durement gagnées, trouvait justement sa source dans le combat mené par ses habitants pour se rendre maîtres et garder, à force de peines et de détermination, et au prix de l’émigration saisonnière, ce sol pauvre délaissé par les riches.Il fallait le redire, en m’adressant cette fois, et en premier, à tous ceux qui, ayant « débarqué » sur cette sorte d’île qu’est le Limousin sans en rien savoir, prenaient peu à peu conscience que leur installation n’allait peut-être pas être si simple ; en second à « ceux d’ici » pour que, au-delà des clichés colportés, ils acceptent d’admettre que la vitalité apportée par les premiers, même si elle les bousculait quelque peu dans leurs propres façons de penser, de faire, d’agir, était quand même une chance pour le pays.
Parce que ce Limousin, toujours si dénigré, est devenu, aux yeux de tous ceux qui ont décidé de tout quitter pour donner un autre sens à leur vie, le pays rêvé. Ces jeunes urbains, arrivés souvent en couple, parfois en groupe, avec un projet longtemps discuté, imaginé à deux ou à plusieurs copains, un projet plus ou moins fantasmé de vie nouvelle, où ils pourront voir grandir leurs enfants loin de la pollution, dans une école « de village » où ils pensent l’enseignement différent et plus conforme à leurs vœux… Imprégnés de valeurs écologistes, ils entendent les appliquer à tous les aspects de la vie : cultiver, produire, se nourrir, habiter, échanger… autrement ; dire ce qui ne va pas et tenter d’y remédier… Et pour cela s’unir, créer des associations, s’organiser, se réapproprier les lieux… En un mot, « vivre en mode totalement alternatif » : le Limousin semble bien, en définitive, pouvoir répondre à toutes leurs attentes.Cet idéal a tout pour hérisser « ceux d’ici », à qui on avait toujours fait comprendre que leur pays ne valait rien, qu’il valait mieux pour eux aller trouver des emplois en ville, que partir était la seule solution. Et voilà que ces jeunes arrivent, qui n’y connaissent rien… et qui s’imaginent… alors que leurs propres enfants ont dû partir... C’était comme un affront.Les chiffres sont effectivement éloquents. L’émigration saisonnière, on le sait, avait, au cours des siècles, vidé le pays. Mais 1945 a enclenché une nouvelle chute : fascinés par l’avancée agricole et technologique allemande révélée par la guerre, Pétain puis de Gaulle avaient décidé de moderniser l’agriculture en même temps que l’industrie française, et pour cela de favoriser la concentration des terres, de couper les aides aux petits propriétaires poussés vers les usines, pour n’encourager et ne subventionner que les gros. Exode rural, dit-on. Non ! Expulsion planifiée des petits paysans, pour permettre l’avènement de la PAC (Politique agricole commune) et des « Trente glorieuses » … Et c’est toute la civilisation paysanne qui s’effondre.
Pourtant, voilà qu’avant la fin du siècle, les responsables politiques régionaux prennent conscience de la désertification du pays. Il fallait absolument le repeupler ! Les « grands lacs » et le tourisme n’étaient pas la solution. Il fallait désormais accueillir. Un Collectif Villes-campagnes fut créé en 1996 à Limoges pour mettre en place une politique d’accueil. En 1999, la Région créa la Direction de l’accueil et de la promotion, et lança son slogan « Limousin, terre d’accueil ». Les initiatives fusèrent de partout : création en Limousin d’une chaîne de télévision dédiée à l’emploi (Demain ! antenne de Canal +) ; organisation tous les deux ans, entre 2001 et 2007, d’une « Foire à l’installation en milieu rural » avec trains affrétés de Paris pour acheminer les candidats à l’installation ; soutien aux créateurs d’entreprises innovants avec les « Créanautes »… « Venez, leur disait-on, le pays s’est vidé, on vous trouvera terres et maisons, on facilitera vos démarches, votre arrivée lui redonnera une nouvelle jeunesse, vous allez le redynamiser… »Et ils sont arrivés, comme porteurs d’une mission, celle de revitaliser un pays qu’on leur offrait, une sorte de « terre promise ». Ce titre renvoie aussi, bien sûr, à l’image de cette terre que Dieu promettait de donner aux descendants d’Abraham, des éleveurs nomades, s’ils croyaient en lui. Or cette « terre promise où coulaient le lait et le miel » était le pays de Canaan (la Palestine d’aujourd’hui… !), où vivaient des agriculteurs sédentaires. Encore fallait-il la conquérir ! Comment ? par la puissance de leur Dieu. Pour conquérir une terre, il faut être mené par le rêve d’une vie meilleure et une foi profonde en quelque chose de supérieur… C’est le propre de l’homme d’imaginer qu’existe quelque part cette terre où il fera bon vivre, et de tout faire pour y prendre pied et y trouver sa place…
Il ne faut pas être naïf. L’idée de la recherche de terres nouvelles où s’installer m’a forcément ramenée à celle de « colonisation », de même qu’aux expériences de vie qui furent les miennes en pays colonisés, Algérie, puis divers pays d’Amérique Latine. L’Algérie surtout, où je vécus enfant, où j’avais vu la maîtresse donner des coups de règle sur le bout des doigts des fillettes de ma classe qui avaient eu le malheur de dire un mot de kabyle ou d’arabe. Arrivée en Limousin, j’entends décrire dans les mêmes termes la punition infligée aux élèves qui parlaient « patois ». Le terme de colonisation appliqué cette fois au mouvement néorural peut sembler un peu fort, voire anachronique et décalé, mais je ne suis pas la seule à l’avoir employé. Il faut pourtant se souvenir que les colonisateurs de tous les temps, armés de moyens techniques et culturels supérieurs, sont toujours partis à la conquête de pays beaucoup moins bien équipés et placés souvent en position de faiblesse.Même si les néoruraux, forts de leurs convictions, et pour la plupart de leur niveau d’études, ont l’impression d’avoir obéi à des mobiles purement personnels, ils ont participé à un vaste mouvement de repeuplement des campagnes mené par l’État, la Région… « Loin de moi l’idée… » disent-ils. « Quoique… ».Ce mouvement d’immigration, il faut le souligner, vient en majorité de la moitié nord de l’hexagone, de culture d’oïl, qui a, depuis les Francs, colonisé sa moitié sud, de culture d’oc. Ce n’est pas anecdotique. Tout mouvement d’immigration concerne deux sociétés : celle de départ, celle d’arrivée. Or, les sociologues qui ont étudié les mouvements de population des villes vers les campagnes qui se sont produits depuis 1980, ont essentiellement parlé des circonstances et des mobiles qui ont poussé les citadins à venir s’installer en milieu rural, et très peu de la façon dont les ruraux, auxquels on n’avait pas demandé leur avis, ont pu ressentir l’intrusion chez eux de ces populations nouvelles, certes françaises, mais si différentes dans tous leurs schémas mentaux et culturels. Ils n’ont pas souvent perçu le fait que les migrants en terres d’oc étaient quasiment tous originaires de ces pays d’oïl - de cette France des Francs qui depuis treize siècles y avaient imposé leur domination culturelle, économique, linguistique. Eh oui, le fameux traité de Villers-Cotterêts, puis la Révolution française, puis l’école obligatoire… qui avait entraîné la disparition des langues maternelles d’oc, encore couramment parlées jusqu’au milieu du XXe siècle ! De même que la France qui a imposé le français dans tout le monde de la « francophonie », en Afrique comme en Limousin.Parmi ces jeunes, envoyés quasiment en mission pour revitaliser le Limousin et ignorants de sa riche culture, certains se sont senti le droit de montrer aux autochtones, supposés englués dans leurs traditions, comment faire pour sauver la planète, pratiquer l’échange, cultiver les terres en commun, voire abolir la propriété. Imaginez les réactions…
Je l’ai dit, les terres limousines peu favorisées par la nature, abandonnées par les possédants, s’étaient au fil des temps partagées en petites propriétés paysannes : la terre est devenue le bien absolu. Le transmettre, obligatoirement indivis, et le garder, obligeait à partir s’embaucher dans les villes. Tout ce système a été admirablement mis à profit, voire suscité, du XVIe au XIXe siècle, par les immenses besoins des gigantesques chantiers de construction des monarques puis des empereurs : une main-d’œuvre payée à vil prix, dont une bonne partie reviendrait au pouvoir sous forme d’impôts ! Dans certains secteurs, quasiment tous les hommes étaient absents de leurs terres neuf mois sur douze, ce qui achevait de les appauvrir.Et puis, coup de grâce dans ces années d’après-guerre où il fallait se moderniser à tout prix : l’exode programmé. Expulsion pure et simple des petits propriétaires vers les villes, soutiens aux plus gros pour développer la production. Ne restaient que les vieux, privés de leurs descendants : « Pars. Ici, il n’y a plus d’avenir pour toi », leur disaient-ils, la mort dans l’âme.Ils n’eurent pas le choix et ne sont pas partis de gaieté de cœur. Ils seraient restés à la terre s’ils l’avaient pu. Mais priorité aux gros. C’est ainsi que l’État, la PAC, la JAC (jeunesse agricole chrétienne), la FNSEA occupèrent le terrain. On ne s’en souvient même plus… Il est plus facile de parler d’« exode rural » comme d’une fatalité.
Oui, tout finit par se niveler, et c’est encourageant. Ils ne participent pas aux mêmes fêtes, le « faire autrement » des « néos » continue à agacer ceux d’ici qui y sentent comme une remise en cause de ce qu’ils avaient toujours fait, ils admettent toujours mal les méthodes souvent expéditives de ceux qui, par impossibilité de se loger, en viennent à s’installer dans des locaux non habités (ça finit souvent par se régulariser plus tard), ils supportent toujours mal les pratiques de ceux qui, en groupe et munis d’arguments affûtés, s’en prennent aux engins abatteurs de forêts, terrasseurs de zones humides, et à tous les projets théoriquement créateurs d’emplois mais portant atteinte à l’environnement, - sans parler de « l’affaire Tarnac », qui les conforte toujours dans leurs certitudes (« pas de fumée sans feu… »). Pourtant, une communauté de pratiques rurales, les amitiés de voisinages, les échanges de procédés, de plants, de petits services finissent par rapprocher les uns et les autres… Le « chabatz d’entrar », si révélateur du Limousin, fonctionne : on observe, on s’observe, ça peut durer un certain temps, on apprend à se connaître, à s’apprécier, on demande des nouvelles, on rend service, et alors peut venir le « finissez d’entrer ».
Je pense qu’il se fera dans l’apaisement. Car une école qui ouvre ou se maintient, un café-épicerie qui est repris, un garage qui rend service à tous… grâce aux multiples associations dont chacune répond à un besoin, sont autant de facteurs de rapprochement des uns et des autres. Et puis, « ils n’ont pas toujours tort… Ici tout le monde « faisait du bio », comme ils disent, on ne pouvait pas faire autrement, c’était naturel… »Les personnes âgées disparaissent peu à peu. D’ici une génération, on ne saura même plus qui est d’ici, qui pas d’ici. Restés, partis, revenus… On ne se posera plus la question. Même s’il n’y a plus beaucoup de jeunes du pays, tout va sûrement se mêler, s’emmêler dans des unions, des naissances… Il faudra peut-être bientôt des historiens pour établir la généalogie des familles de la Montagne limousine… Souhaitons-le !