50 ans plus tard
Venant d’un milieu urbain, j’étais fasciné par les paysages du Plateau, par son ensauvagement, son réensauvagement, devrait-on plutôt dire, car la déprise agricole qui atteignait alors son apogée, laissait un territoire abandonné : très peu d’habitants, plutôt âgés, beaucoup de maisons en ruines et des terrains agricoles où la nature avait repris ses droits. On était pris d’une envie de réinventer une façon de vivre à partir des vestiges qu’avaient laissés ceux qui avaient habité ici avant nous.
La seule manifestation du monde extérieur dans le spectacle de ce délaissement était l’enrésinement qui traçait des lignes droites, des rangées d’épicéas au milieu des volutes végétales, des méandres et des jaillissements des ruisseaux et des chaos de granit. Des exemptions d’impôts fonciers rendaient la plantation de sapins dans les terres agricoles attractive pour ceux qui en avaient hérité et qui ne les exploitaient plus, étant partis travailler en ville. C’était aussi un des débats polémiques de l’époque qui opposaient alors les paysans aux forestiers. C’était encore une des uniques possibilités de trouver un emploi en restant sur le Plateau, une autre étant offerte par la création de nombreux établissements spécialisés dans l’accueil des handicapés.On commençait à voir aussi des initiatives des collectivités locales pour développer le tourisme : un circuit de calèches était proposé aux vacanciers à partir de Meymac dès 1974. Par la suite, à partir des années 1980, des facilités financières contribuèrent à la rénovation de nombreux bâtiments qui s’écroulaient. Moyennant l’engagement à louer en gîte pendant dix ans, on pouvait obtenir des subventions (jusqu’à 50 %, je crois) pour les travaux d’une maison. En 15 ans, beaucoup de ruines disparurent du paysage, réhabilitées le plus souvent ou rasées quelquefois. Le tourisme resta cependant limité, la plupart des gens venant en vacances sur le Plateau y ayant des origines familiales et ayant transformé la maison familiale en résidence secondaire.
De rares « néoruraux » (comme nous) s’installèrent mais le phénomène post-soixante-huitard de « retour à la nature » – comme on disait alors – concernait davantage des régions comme le Larzac ou l’Ariège. Nous avions des relations rares et diverses avec la population autochtone mais les meilleurs rapports que nous ayons liés nous faisaient fréquenter les personnes les plus âgées : nous avons noué des liens amicaux avec elles, témoins d'une agriculture vivrière diversifiée, et riches en transmission de savoir faire. La génération plus jeune semblait nous voir comme des facteurs de régression, fascinés qu’ils étaient par le progrès technique et le modèle américain.Peu à peu, on a vu disparaître les petites et moyennes exploitations, le phénomène s’accélérant à partir des années 1990 à la faveur de l’agrandissement de quelques-unes (souvent une par village, voire moins). La fenaison qui restait le travail important, qui nécessitait beaucoup de main d’œuvre et qui, par conséquent entretenait des relations de voisinage, passa vers cette date de la botte carrée de moyenne densité d’une dizaine de kilos à la balle ronde de plusieurs centaines de kilos. Ce changement technique soulagea la peine des travailleurs agricoles mais fut un des facteurs qui, à mon avis, referma définitivement la page de l’entraide entre voisins. Chaque paysan travaille désormais seul et n’a plus besoin de son voisin comme autrefois. Par ailleurs, les productions vivrières de chaque ferme devinrent marginales, les exploitations se concentrant sur une spécialité comme le veau d’Italie.
Dans le secteur forestier, une évolution similaire, peut-être un peu plus tardive, fit quasiment disparaître les bûcherons au profit des abatteuses. Dans les années 1970 et 1980, il était encore assez facile de trouver du travail dans les bois. Une campagne avait alors fait venir des personnes de Turquie, car on manquait, semble-t-il, de travailleurs forestiers. La mécanisation que la tempête de fin 1999 a précipitée, a mis fin à la plus grande part de ces emplois.Concernant la forêt, il convient aussi d’évoquer le ramassage des champignons. Jusque dans les années 1990, les cèpes constituaient pour la plupart des habitants un complément de revenu assez substantiel. Il donna lieu aussi à des crispations territoriales entre gens du Plateau et « étrangers » et même entre habitants de communes voisines. La population turque qui travaillait dans les bois s’intéressa naturellement de près à cette ressource et fut parfois désignée comme responsable de la diminution des récoltes. Cette « guerre des champignons » s’éteignit d’elle-même du fait de la baisse des cours d’une part et de la substitution des plantations de pins Douglas qui n’en produisent pas à celles d’épicéas. Beaucoup moins actifs, la cueillette et le commerce des myrtilles sauvages permirent un temps un revenu d’appoint.Par ailleurs, les paysans devenant souvent forestiers, ou en tout cas les deux communautés se mélangeant, l’opposition entre elles disparut. La forêt semblait avoir atteint ses limites et l’agriculture, financée largement par la PAC pour l’entretien des terres ne voulait plus céder de terrain ; on ne voyait plus guère de terres en friche comme auparavant. Le clivage autochtones/néoruraux parut un moment s’atténuer (les paysans contestant l’enrésinement étant souvent les nouveaux arrivés). Mais une nouvelle division apparut entre productivistes agricoles ou forestiers et « écolos ». Dans les années 2010, on commença à voir des champs de maïs sur le Plateau et, parallèlement, les étendues orangées des terrains traités au désherbant chimique. Jusqu’alors, les paysans se consacraient presque exclusivement à l’élevage et à la production de fourrage ; les intrants chimiques se limitaient à un peu d’azote pour accélérer la pousse de l’herbe. Le blé noir (ou sarrasin), qui était de moins en moins cultivé, reprit de l’intérêt avec le marché bio : le bio n’était plus une fantaisie des néoruraux mais avait rejoint les autres productions dans le marché capitaliste ; il devenait source de profit et par conséquent pouvait séduire les agriculteurs en quête d’une meilleure rémunération.L’avenir de l’agriculture est, comme partout en France, un sujet d’inquiétude. Les paysans, qu’ils se soumettent aux directives productivistes ou qu’ils tentent de promouvoir des formes locales de subsistance, ont beaucoup de mal à vivre décemment de leur travail. Les industriels qui lorgnent sur le profit agricole et accaparent les terres, vont-ils s’intéresser à des sols aussi pauvres que les nôtres, ajoutant la spéculation agricole à la spéculation forestière ?Depuis le début des années 2020, et même un peu avant, un nouveau marché du bois a émergé : les bois de feuillus, complètement négligés auparavant, intéressent les investisseurs du fait du développement du chauffage au bois et surtout des chaudières à plaquettes ou à pellets. La pression du lobby forestier sur le paysage, déjà énorme avec les coupes rases des abatteuses, suscite une opposition d’une partie de la population : en s’attaquant à des parcelles où les arbres ont poussé spontanément à la suite de la déprise agricole, elle menace des coins de nature sauvage auxquels nombre d’habitants sont attachés. L’exemple du Bois du Chat illustre leur réaction viscérale.
Étant donné le taux démographique très faible, le vieillissement de la population restée au pays et le déclin de l’entraide agricole jadis indispensable, la vie sociale des villages était quasiment réduite à zéro dans les années 1970. Les contacts entre voisins étaient souvent limités à des bavardages sur la place en attendant les commerçants ambulants qui approvisionnaient encore beaucoup d’habitants : l’épicier, le boulanger, le boucher et le poissonnier passaient encore chaque semaine dans les villages et les hameaux dans les années 1970. Quelques bals et matchs de foot avaient encore lieu mais uniquement lors de la saison estivale. Un regain se profila néanmoins à partir de 1990/2000 environ sous la forme de bals « trad » qui faisaient venir un public parfois éloigné et réunissaient tous les âges tout au long de l’année.Depuis une dizaine d’années, une nouvelle population est venue habiter – le plus souvent provisoirement le Plateau : les demandeurs d’asile. Des Centres d'accueil de demandeurs d'asile (Cada), comme à Peyrelevade, et d’autres structures apparentées hébergent des personnes des quatre coins du monde en attente d’une régularisation de leur droit d’asile. La majorité d’entre eux, régularisés ou non, repartent vers les grandes villes mais une part non négligeable entrevoit dans ce pays presque désert, l’opportunité de commencer une nouvelle vie. Ce peut être l’occasion de fixer de nouveaux habitants qui viendront enrichir la diversité des manières de vivre sur ce territoire. La faible densité démographique facilite les échanges entre personnes de cultures différentes et génère des liens affectifs qui les dépassent. Pourtant, l’enfermement et l’individualisme alimentés par les technologies informatiques et relayés par les médias mainstream font que, sur un territoire où, avant les années 2000, on ne croisait aucune personne racisée (je précise au passage la définition de ce terme un peu gênant et souvent mal compris : racisé : personne touchée par le racisme, la discrimination, selon le Robert), de nombreux habitants ressentent ces nouvelles arrivées comme une menace d’usurpation.
Malgré les menaces multiples qui pèsent sur les paysages ensauvagés du Plateau, le pays a réussi jusqu’à aujourd’hui à conserver son caractère particulier en raison de l’absence d’industries et du peu d’intérêt que représentait ce territoire pauvre et quelque peu austère pour des investissements de tourisme à grande échelle. L’« enclavement » (relatif) du Plateau l’a aussi préservé du pire. Néanmoins, les projets miniers et de production d’énergie « verte » (celui de l’usine à pellets de Bugeat par exemple) se multiplient et requièrent une vigilance continuelle. Avant que la France ne délocalise sa production d’uranium vers le Niger ou d’autres pays moins regardants sur l’écologie, le Plateau était un gisement convoité. Je me souviens d’une manifestation de quelques dizaines de personnes qui n’a pas empêché l’ouverture de la mine du Longy (commune de Millevaches). Après avoir produit pendant quelques années (trois, je crois) la mine ferma et il y a quelques années, il a fallu encore se battre pour empêcher Areva d’y entreposer des matières radioactives.
Bien que relativement isolé, le Plateau a accusé une certaine baisse de la biodiversité. Les grenouilles qui pullulaient dans les années 1970 sont devenus plus rares. Le vol élégant des busards a disparu du ciel, remplacé par celui des milans. Les écrevisses indigènes ont cédé la place à des écrevisses californiennes. Les lichens, pourtant, sont toujours là, habillant les pierres des maisons et les sous-bois d’une atmosphère mystérieuse et chevelue. Certaines espèces signent un air absolument indemne de pollution. Saurons-nous les préserver ?