A propos de l’émission de France 2 du dimanche 8 janvier consacrée au Plateau “des” Millevaches.
S'il vous arrive encore d'allumer votre poste de télévision, peut être avez-vous toujours l'idée que les programmes diffusés par les chaînes un tant soit peu publiques ont la volonté de vous traiter de meilleure façon que les programmes de celles qui ne le sont pas.
Cela a sans doute été vrai jadis, mais les choses ont bien changé. Pour ceux qui continueraient d'en douter, France 2 a su avec talent en faire la démonstration un dimanche du mois de janvier, en direct de Beaumont du Lac, à 13 heures trente précises, et remettre à l'heure les pendules de nos illusions cathodiques.
La prouesse technique sera c'est vrai admirable : faire pénétrer en direct chez l'habitant, mairie, habitation, café… " au plus près des gens " comme le précisera l'animateur, des caméras de télévision, précédées du dit personnage, qui engagera avec eux la conversation. Ceux qui suivent le tour de France savent, et c'est bien fait pour eux, ce que cela représente en nombre de caméras, techniciens, cars régie, antennes paraboliques et autres satellites qui se trouvent mobilisés, immobilisés même, pour l'occasion. Et l'on s'attendait donc à ce que le contenu soit à la hauteur d'un évènement si habilement créé par la télévision elle-même.
Et c'est bien de cela qu'il va s'agir pendant 30 minutes : de la Télévision se mettant elle même en perspective, se donnant en vain spectacle, sans guère de soucis autre que celui de se mordre la queue, dans une succession de situations propres à satisfaire les différents registres à l'aide desquels le journaliste-présentateur-amuseursympa entendait " vous donner la parole ".
Spectacle plat, formaté, convenu, pour tout dire navrant dans lequel les intervenants sont figés dans un décor qui n'est plus le leur mais celui imposé par la mise en scène, malheureusement dépossédés de l'essentiel de leur substance et à ce stade contraints bon gré mal gré de se plier aux " exigences du direct ". Le présentateur est chez lui, c'est son émission, il sait le mettre en évidence, et il n'y aura plus que des " invités " dans leur propre village, invités à se conformer à ce qu'on devine être les consignes de la production.
Arrêt sur image :
A moi il me semblait que cet exceptionnel là venait sous mes yeux de s'achever à l'instant. Je me serais trompé ? Peut être que je ne regarde pas assez la télévision et ne vois pas l'exceptionnel où il faut le voir. Je n'aurais pas fait tant d'histoires avec tout ça, si après le malaise ne m'était venu quelque chose qui doit approcher la colère.
C'est que encore une fois la parole qui pourrait, qui devrait être juste, précise, chaleureuse, utile ou que sais-je d'autre, est confisquée, détournée sans vergogne. La télévision ne fonctionne plus avec d'autres règles qu'en de rarissimes occasions, soumise qu'elle est au besoin de porter au loin les choses de la façon la plus consensuelle, la plus insignifiante possible, de ne s'écarter jamais du sens commun, et d'être à ce point conforme qu'aucune forme n'existe plus.
Ni aucun sens.
Nous le savons bien, mais savons nous que faire, ou même ne pas faire, avec ?
C’est avec un article de lui qu’il y a six ans nous ouvrions, comme une profession de foi que nous partagions, le premier numéro d’IPNS. Titre du texte d’Alain : “Pour un plateau vivant“. Et ces lignes, qui sont les siennes, et qui disent tout ce qui le motivait à agir ici : “J’ai acquis la certitude que l’avenir de notre pays est plus dans les représentations que nous en avons que dans les statistiques : l’optimisme ou le pessimisme, la confiance ou la défiance, notamment entre catégories professionnelles, la solidarité ou le corporatisme. Le développement est d’abord dans les têtes. Ce sont ces sentiments, ces conceptions partagées ou non du territoire et de son devenir qui sont à mon sens la source de tout le reste“.
Et cette source, Alain Fauriaux n’a cessé de l’alimenter en lançant de nombreuses initiatives devenues de véritables bornes dans le paysage culturel et associatif du plateau : les fêtes du chemin il y a 20 ans, les bistrots d’hiver qui célébreront leurs dix ans en 2009, le festival “Chemin de rencontres“. Au sein de l’association Pays Sage qu’il avait créée et qu’il présidait, il n’avait de cesse de relier sur le plateau les initiatives et les hommes. Son souci constant – son obsession oserais-je dire – était de réunir, rassembler les populations différentes du plateau (anciens et néos, agriculteurs et artisans, résidents permanents et secondaires, habitants et vacanciers, jeunes et vieux). Son credo : créer les conditions d’une conscience commune du territoire comme espace d’avenir et de créativité. Son attention aux dynamiques culturelles était liée à la conviction qu’il avait que la culture était devenue aujourd’hui l’élément moteur d’une forme possible de renaissance.
Il lui fallait convaincre, expliquer, convertir les uns et les autres à cette vision du pays, mais toujours avec patience, tolérance et attention aux autres, en particulier celles et ceux qui avaient le plus de mal à comprendre des mutations souvent déstabilisantes. Lui, l’enfant de Flayat élevé dans la boulangerie paternelle, il avait quitté le plateau pour les études et le travail (il enseignait à l’université de Clermont-Ferrand et se rendait souvent en Chine dans le cadre d’un partenariat avec une université chinoise). Je le revoie encore animer dans les années 1980, au bord de l’étang de la Ramade, une réunion d’information pour expliquer l’intérêt d’un PNR sur le plateau. Je le revoie l’année dernière, à Masgot après un superbe concert tzigane des bistrots d’hiver haranguer les spectateurs en leur disant en quoi le pays pouvait revivre par la culture. Je le revoie enfin, tout récemment – c’était fin juillet lors du festival Folie ! les mots – nous parler de ses nouvelles fonctions de maire de Flayat auxquelles il venait d’être élu. Il se préparait à affronter une charge lourde et écrasante, mais qui le passionnait, et il se réjouissait d’avoir quelques jours plus tôt réuni dans un moment de fête une large partie de la population de sa commune : toujours ce besoin de rassembler et d’agir ensemble.
Ce sont encore ses mots, dans le n°9 d’IPNS : “Sur la Montagne limousine, il y a de la musique, des rêves, du courage, de l’action. Un nouvel imaginaire se développe, présent, vital, et qui trace le début d’un incertain mais possible avenir“. Un avenir qu’il ne pourra partager avec nous, mais que, sans conteste, il aura largement contribuer à construire.
Nous nous sommes efforcés, depuis 2021, de parcourir l’ensemble du Plateau afin de produire un maximum de photographies qui rentrent dans nos critères. Mais quels sont nos critères ?Le premier vocable qui nous vient à l’esprit est l’adjectif vernaculaire dont la définition est la suivante : « Propre à un pays, à ses habitants. » Notre démarche intellectuelle face à la réalité du terrain est, à partir d'un regard naïf, de déconstruire le beau avec sa notion connotée concernant l’esthétique.
Pour cela nous nous sommes appuyés sur l'exemple du photographe Eugène Atget (1857-1927) le pionnier en la matière. Sa conception de l’image vernaculaire fut elle-même reprise par un groupe de photographes de diverses nationalités. Depuis plus de 50 ans ils sont connus sous la dénomination de « New Topographics ». Qu’est-ce qui se cache réellement derrière ce vocable « Nouvelle Topographie » ? Ces précurseurs ont commencé à nous sensibiliser en exposant en 1975, à Rochester (USA), à la George Eastman House (musée de la photographie) des photographies du paysage modifié par l’homme. C’est donc une évolution primordiale de la représentation des paysages contemporains, urbains comme ruraux.
Après 1975, ce courant américain est revenu en France par l’intermédiaire de Jean-François Chevrier en 1984, soit 10 ans après une commande publique ayant pour objectif « de représenter le paysage français des années 1980 ». Ce projet, véritable évènement dans la sphère culturelle française, fut initié par des décisions prises le 18 avril 1983 par le comité interministériel d’aménagement du territoire (Cita). Pour le grand public ce projet est plus connu sous la dénomination de « mission photographique de la délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (Datar). » S’il y avait un nom à retenir ce serait celui de Lewis Baltz car il a eu un pied dans chaque projet : « New Topographics » et « Datar ». Il est le seul photographe à avoir eu cette reconnaissance plurielle sur les deux continents. Parmi les 28 autres photographes de la mission photographique de la Datar se trouvait Bernard Birsinger.
Aujourd’hui, cette écriture spécifique en photographie est perpétuée par des photographes contemporains tels Thomas Struth de « l’École des Becher » à Düsseldorf. Qu’y a-t-il de plus vernaculaire dans le paysage qu’un château d’eau ? C’est cet édifice qui aura été la « marque de fabrique » de Bernd et Hilla Becher qui en ont photographié des centaines. Cet édifice du XIXe siècle trouva un successeur dans le corpus photographique d’Edward Ruscha avec « Twenty six gasoline stations » (1962) ou « Thirty our parking lots » (1967). Par l’intermédiaire des Becher et de Ruscha nous comprenons ainsi l’évolution sociologique d’un pays quel qu’il soit nous conduisant étape après étape sur le chemin de l’individualisme.
Étant imprégnés par ces illustres prédécesseurs et contemporains, notre écriture perpétue cette vision qu’on pourrait qualifier d’iconoclaste puisque ne répondant pas aux critères primaires du beau. Nous essayons de compléter ce premier élément de notre corpus avec d’autres images glanées au quotidien, des portraits d’habitants, matérialisant leur raison de vivre sur ce territoire. Cette reproduction serait la représentation spontanée ou non de la place qu’ils veulent tenir sur le Plateau. Nous nous efforçons de représenter tous les types de populations. De ce fait, entre « Plateau, réveille-toi » et « Plateau réveillé », nous espérons présenter ainsi une vision différente de ce territoire vers lequel penche toute notre affection.
Michel Lulek (IPNS) : Lorsque je suis arrivé sur le Plateau dans les années 1980, Marius Vazeilles était mort depuis une dizaine d'années. À l'époque, son nom revenait sans cesse quand on parlait de l'histoire locale et bien évidemment lorsqu'on s'intéressait à la forêt. En 2023, quelle mémoire laisse-t-il encore sur le Plateau ?
Marie-France Houdart : Quand nous-mêmes sommes arrivés en Corrèze, en 1975, deux ans après le décès de Marius Vazeilles, le plateau de Millevaches était entré depuis 1955 dans une période de reboisement intensif (douglas, épicéa) avec le financement du Fonds forestier national, car la France manquait de bois et les bois résineux exploitables étaient alors de piètre qualité (pin sylvestre). Cet effort de reboisement attira des investisseurs extérieurs à la région. Tout cela dépassait déjà le projet de forêt paysanne de Marius Vazeilles dont nous avions connaissance, de son arboretum et de tous les efforts qu'il avait déployés pour freiner l'émigration et développer une forêt paysanne.Les plantations qu'il avait préconisées et contribué à développer, donnaient en plus déjà lieu à polémiques. On se posait la question de savoir si le Limousin avait été autrefois boisé ou bien s'il n'avait jamais été couvert que de landes, et donc si ces boisements étaient bien légitimes. Question à laquelle Marius Vazeilles s'était pourtant attaché avec passion.La polémique suivante, virulente, concerna les effets néfastes des résineux, accusés d'acidifier les sols et de fermer le paysage. Entre temps de jeunes entreprises s'étaient créées, dans l'esprit de la forêt paysanne, pour valoriser localement des bois résineux dénigrés (par exemple à Lamazière-Basse, une entreprise de construction artisanale de maisons en bois massif, à Faux-la Montagne une scierie et entreprise de construction à ossature bois, et d'autres projets en Limousin tandis qu'une thèse d'un géographe parue en 1998, voulut prouver que Marius Vazeilles s'était complètement trompé, que cette forêt n'aurait jamais la capacité de production industrielle, que les rendements ne pouvaient pas être compétitifs, que les bois étaient médiocres, et que « les chefs d'entreprise issus du terroir avaient du mal à intégrer les rouages du capitalisme » (!) : on sait ce qu'il en est aujourd'hui. Aujourd'hui, pour la jeune génération, la forêt fait partie du paysage. Vazeilles ? Connais pas.
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Marius Vazeilles est sans conteste une personnalité, sinon la personnalité du plateau de Millevaches. Beaucoup de personnes aujourd’hui âgées se souviennent de cet homme, en parlent avec respect et souvent ils s’empressent de mettre, sous forme de sous-entendus, des réserves à leur enthousiasme. Parler de Vazeilles ferait débat. Pourquoi ? En réalité cela n’est que très rarement abordé ; nous vivons encore sur des interprétations, des « qu’en dira-t-on », des relents de cabales à son égard. Certes il a pu faire des erreurs d’appréciations, d’analyses dans les temps troublés du début de la guerre en 1939. Des anciens amis lui ont tourné le dos, de nouveaux opportunistes se sont servis de lui. Quant au forestier, on lui reproche, à tort, d’avoir enrésiner le plateau. Seul consensus, et encore..., l’archéologie. Même dans ce secteur on vient aussi lui chercher des poux. Vazeilles, homme d’engagement, dérangeait et il dérange encore.
IPNS : Vous avez écrit une pièce qui lui est consacrée : Ma vie sur un plateau. Comment est née cette pièce ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Dans le cadre du 50e anniversaire de la mort de Marius Vazeilles, le musée archéologique et du patrimoine Marius Vazeilles de Meymac a passé commande à notre compagnie théâtrale, La Kélidône, d’une lecture-spectacle. Une importante documentation a été mise à notre disposition pour cerner l’homme et son œuvre. Jusque-là nous n’avions que des échos contradictoires du personnage et de son action sur le Plateau de Millevaches. En effet les témoignages vivants empreints tantôt de silence, tantôt de commentaires passionnés, ont excité notre curiosité et nous ont encouragé à prendre le temps de marcher dans les pas de cet homme pour faire la part des choses. C’est à partir de ses écrits, des monographies existantes, des documents iconographiques en possession du musée, des témoignages vivants des habitants que nous avons élaboré notre spectacle.En nous plongeant dans les récits de l’action menée par Marius Vazeilles, nous avons découvert trois vies en une : celle du forestier, celle de l’archéologue et enfin celle de l’homme politique.Ces trois facettes de Marius Vazeilles s’entremêlent tout au long de sa vie. Lorsqu’il est nommé en 1913 Garde général du plateau de Millevaches, il a pour mission le reboisement de la lande. S’interrogeant sur les espèces arboricoles à introduire sur ce sol, il analyse la structure de la terre et c’est à cette occasion qu’il met à nu de nombreux vestiges gallo-romains et néolithiques. Une passion naît de cette découverte : l’archéologie agraire à laquelle il va donner tout son essor.Touché par la pauvreté du monde paysan sur ces terres arides, il va s’efforcer de convaincre les agriculteurs de « planter » pour constituer une source de revenu supplémentaire, autre que celle de l’élevage ovin. Cette démarche le conduit naturellement à s’engager dans le syndicalisme paysan et dans la vie politique.Marius Vazeilles a traversé une très grande partie du XXe siècle. Il a connu deux guerres mondiales, la Révolution russe, le Front populaire, le CNR… La brutalité des événements a mis en lumière son engagement humaniste. De fait il s’est érigé en pionnier de toutes les actions entreprises. Il a pris sa part dans le développement économique du plateau de Millevaches et de la Haute-Corrèze. Pour ce qui est de l’archéologie, un musée porte aujourd’hui son nom et abrite ses collections. Enfin, il a défendu la cause des paysans haut-corréziens en se préoccupant de leurs conditions en tant que député communiste en 1936.Il a réalisé un arboretum constituant son terrain d’expérimentation pour le choix des essences à introduire. Il a construit une cabane-musée pour réunir ses nombreuses trouvailles archéologiques. Il a créé un syndicat paysan qui servira d’exemple pour d’autres territoires ruraux en France.Tels sont les grands ouvrages qui témoignent de sa capacité à dynamiser et à fédérer les énergies locales pour un progrès futur.
IPNS : Quel était le projet forestier de Marius Vazeilles et est-il très différent de ce qui s'est passé sur le Plateau au cours du XXe siècle en la matière ?
Marie-France Houdart : Le projet forestier de Vazeilles était bien particulier et ce qui s'est passé depuis et jusqu'à maintenant avec l'enrésinement du Plateau ne correspond pas vraiment à ce qu'il espérait. S'il revenait aujourd'hui, je pense qu'il serait heureux
IPNS : Pourquoi quitte-il l'administration des Eaux et Forêts en 1919 ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronet : L’état du paysage renvoie à la condition du paysan. Travailler sur la justice sociale s’impose donc à lui ; et de ce fait la politique le rejoint. Contemporain de la Révolution Russe, l’espérance ou la foi en un monde nouveau se dessine. En 1915 il adhère au Parti Socialiste SFIO, dès lors il s’investit dans le syndicalisme et la politique. Le politicien du secteur a pour nom Arthur Delmas. Delmas est un élu radical à peu près intouchable cumulant depuis 1898 les sièges de député, conseiller général et maire de Meymac. Les élections de 1914 ont mis fin à son mandat de député et celles de 1919 à celui de maire, mais il a trouvé un successeur en la personne de son petit neveu, le maire de Neuvic, Henri Queuille, aussitôt propulsé sur l‘avant scène du radicalisme en Haute-Corrèze.Marius Vazeilles par sa proximité avec le monde paysan et ses engagements humaniste et politique fait ombrage à ces notables. Comme il est fonctionnaire de l’Administration des Eaux et Forêts il est assez facile de lui proposer une mutation à Bar-le-Duc, dans la Meuse, qui l’éloignera du Plateau de Millevaches. Il refuse l’affectation, demande sa mise en disponibilité et quitte la fonction publique. Dès lors il ira jusqu’au bout de son projet de reboisement et d'aménagement rural du Plateau. « On espérait toujours que je serais amené à quitter le pays, on pouvait toujours espérer... J’avais acquis en 1914 onze hectares au Puy Chabrol, près de Barsanges, que j’ai pu plus tard agrandir, en achetant les parcelles qui se libéraient autour... » Il crée ainsi un véritable arboretum dans lequel il procède à l’essai de plus de 400 espèces forestières des zones tempérées, dont plus de 200 ont résisté aux conditions locales. Il participe à la création de plusieurs pépinières scolaires, il reçoit l’aide de plusieurs instituteurs du Plateau.Concernant le reboisement proprement dit, le slogan de Vazeilles à toujours été : « Il faut assainir les fonds des vallées, arroser les versants pour obtenir de belles prairies, reboiser les crêtes en feuillus et résineux. Je suis persuadé des bienfaits de l’alliance de l’arbre et de l’herbe... »Il comprend la synergie qui existe entre le milieu et l’homme. Il milite pour un équilibre agro-sylvo-pastoral. Cette manière qu’il a d’observer le monde le conduit à le penser dans sa globalité. En parcourant le pays où il visite les maires et les premiers reboiseurs, où il parle avec toutes les personnes qu’il rencontre, il réussit à persuader de nombreux paysans du bien fondé de nouvelles plantations : « La forêt définitive doit être constituée d’essences susceptibles de se reproduire naturellement. En numéro un je place le douglas pour sa vigueur, sa rusticité et la qualité de son bois. Parmi les feuillus je préconise, en plus des essences locales (hêtres, chênes, bouleaux) le chêne rouge d’Amérique du Nord. »Le boisement actuel du Plateau, parfois critiqué, est assez éloigné de celui que Marius Vazeilles avait imaginé, les propriétaires ayant choisi le plus souvent des plantations simples et rentables. Une croissance rapide a été privilégiée d’où la rareté des feuillus contrairement à ce qu’il avait préconisé. Par ailleurs les subventions ont été attribuées essentiellement pour planter le douglas et l’épicéa, suivant les directives données à ses débuts par l’Administration des Forêts. Aujourd’hui Marius Vazeilles serait fou de rage de voir ce qu’est devenu le Plateau. Toutes ses recherches, tout son travail patient, méticuleux, intelligent, ont été foulées au pied pour laisser place, en grande partie, à une forêt industrielle qui ne voit que l’intérêt économique au détriment d’un équilibre agro-sylvo-pastoral. En 1957 l’École forestière de Meymac voit le jour, sa création doit sans aucun doute beaucoup à l’action de Vazeilles pendant plus de 40 ans. Il est d’ailleurs étonnant que cet établissement ne porte pas son nom, il faut croire que même 50 ans après sa mort il dérange toujours.
IPNS : Il est aussi connu en tant qu'archéologue...
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Première, deuxième ou troisième passion pour Marius Vazeilles ? Difficile de répondre, en réalité l’archéologie a été présente tout au long de sa vie. Mais elle prendra le pas sur le reste lorsque Marius Vazeilles s’effacera du champ politique. C’est en effectuant sa recherche fondamentale en sylviculture qu’il est amené à étudier la nature des sols. Et c’est en disséquant la composition de cette terre qu’il découvre les origines du Plateau. C’est ainsi que peu à peu il rejoint l’archéologie, et avec elle l’étude des civilisations présentes. D’autre part il comprend de suite que le Plateau était autrefois boisé et habité bien plus qu’il ne l’était à son arrivée en 1913. Et que c’est par la déforestation progressive que les habitants ont dû abandonner les habitations livrées aux caprices des vents et du climat. « La forêt a précédé l’homme ; la lande l’a suivi » dit-il. Homme de terrain il devient un des pionniers de l’archéologie agraire.Une archéologie à la croisée des sciences de l’homme et de la nature. Il sera un archéologue reconnu et travaillera avec les plus grands comme les deux abbés préhistoriens Buissony et Breuil. Aujourd’hui à Meymac, un musée portant son nom rassemble ses découvertes. Il s’est toujours intéressé à l’histoire du pays, il voulait comprendre comment et dans quel environnement vivaient les anciennes peuplades du Plateau. Il savait que c’est à partir de ces découvertes qu’il pouvait imaginer ce que pouvait devenir ce pays. Pour lui tout est lié : l’archéologie pour comprendre le passé, la forêt de demain et la politique pour mettre en mouvement l’ensemble.
Marie-France Houdart : À côté de l' « archéologue » que l'on a vu en lui, j'ajouterais l' « ethnologue ». La preuve : tous les objets de la vie quotidienne, agricole et artisanale, qu'il a collectés et qui constituent le troisième étage du musée Vazeilles, le plus visité. Sa petite fille, Danièle Vazeilles, anthropologue elle-même, nous le disait, c'était un chercheur pluridisciplinaire, pour lequel au centre est l'homme : dans ses modes de vie, de croire, de se grouper, de s'allier, de transmettre, à travers les temps, dans ses combats. Il ne suffit pas de vivre proche des paysans pour comprendre le système qui les enserre. Sa vie militante en faveur du sort des paysans repose sur l'analyse en profondeur de l'engrenage politique, économique, social qui a mené à l'émigration, d'abord saisonnière puis définitive.
IPNS : Dans les Mélanges Marius Vazeilles publiés en 1974, un an après sa mort, par la Société des Lettres, Sciences et arts de la Corrèze, Jacques Chirac, alors ministre de l'Agriculture et président du conseil général de la Corrèze, écrit une préface dans lequel, lui aussi, parle des « trois domaines » qui caractérisent la vie de Vazeilles : la forêt, l'archéologie et... l'érudition. Disparaît dans cet hommage la vie militante et syndicale de Vazeilles qui fut pourtant importante puisqu'il accéda à de très hautes fonctions, y compris au sein de l'appareil communiste international puisqu'il fut même président du Praesidium du Conseil international paysan, et bien sûr député communiste de la Corrèze de 1936 à 1939 dans la circonscription même où Chirac sera élu plus tard. Est-ce que cette partie de la vie de Vazeilles dérangeait tant pour qu'on l'oblitère ainsi ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : D’abord il faut dire ce que Vazeilles dit de lui-même : « Mon socialisme était purement sentimental, il l'est d’ailleurs resté. » Il s’est toujours donné à fond dans les engagements qu’il avait choisis. Comme syndicaliste d’abord, puis en votant pour la IIIe Internationale et en étant député communiste en 1936. Ses prises de paroles à l’Assemblée Nationale sont là pour attester de l’engagement qui était le sien pour défendre les intérêts des habitants de la Haute-Corrèze. Seulement la guerre éclate en 1939 alors qu’il est député communiste et que le parti sera interdit. C’est une période trouble pour chacun. Il se détourne du Parti Communiste et dès lors il est accusé de complaisances à l’égard du Maréchal Pétain. La réalité n’est pas aussi simple et Chirac, en bon politique, parle de ce qui ne fâche pas et surtout essaie de récupérer « une image de Vazeilles » forestier et archéologue qui fait moins débat. Peut-être Vazeilles, malgré lui, fut un inspirateur pour Chirac, notamment dans le rapport au monde paysan. Il ne faut pas oublié que Vazeilles était la référence politique du PC pour le monde agricole et qu’il aurait pu être en 1936 ministre de l’Agriculture si le Parti Communiste avait donné son accord. La vie de Vazeilles aurait pu prendre un tournant plus prestigieux s’il n’y avait pas eu la guerre. Vazeilles avait toutes les qualités pour faire carrière mais visiblement, à la différence de Chirac, il était très éloigné de cette quête.Sur l’engagement et le désengagement politique de Vazeilles chacun se montre discret préférant les sous-entendus à une analyse plus approfondie. Pourquoi Vazeilles se détourne du PC alors qu’il n’a pas démissionné en septembre 1939 ? Cède-t-il au maréchalisme, ce culte sentimental dont Pétain a été l’objet de la part de l’immense majorité des français ? Pourquoi Vazeilles se détourne-t-il de la politique et se fait élire conseiller municipal sur une liste qu’il aurait autrefois combattue ? De nombreuses questions auxquelles on essaie de répondre dans notre spectacle et dans le livre qui a été édité pour la circonstance.
IPNS : Marius Vazeilles, lorsqu'il est nommé garde général pour le reboisement du Plateau de Millevaches en 1913, dessine une carte du Plateau pour cerner le territoire sur lequel il devra agir, et en particulier sur lequel il octroiera des subventions pour effectuer des plantations. Cette carte a longtemps fait référence, d'autant qu'il semble qu'auparavant on avait une définition beaucoup plus floue de ce qu'on appelait le plateau de Millevaches. En ce sens, peut-on dire que Vazeilles est l' « inventeur » du plateau de Millevaches ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Totalement d’accord, Vazeilles à été l’inventeur du plateau de Millevaches. Cette carte du Plateau a été, en son temps, largement commentée par ses pairs, comme une référence qui fait encore autorité. Il a contribué, effectivement, par divers aspects à façonner le territoire en profondeur. En ce sens il devrait occuper une autre place que celle qu’il a dans « la mémoire » du Plateau. Marius Vazeilles ne faisait jamais les choses à moitié, il se donnait à fond dans tout ce qu’il entreprenait, faisant preuve d’une force de travail et d’une acuité intellectuelle exceptionnelle. Le philosophe Marcel Conche dit de lui : « L’humanisme de Marius Vazeilles veut que l’amour ne se restreigne pas au clan, à la patrie, mais soit bien l’amour de l’humanité. De là, sa détestation de la violence, sa condamnation de l’inutile brutalité. »
Marie-France Houdart : « Inventeur du plateau de Millevaches », qui a « contribué à l'identité du territoire » ? Sans doute, si l'on considère que lui-même a englobé sous le terme « plateau de Millevaches » un espace beaucoup plus vaste que le « plateau » qui porte ce nom. Un territoire aux confins de trois départements que l'on appelle plutôt désormais « Montagne limousine ». La preuve, c'est à Peyrat-le-Château, à presque 50 km au nord ouest de Millevaches, que se tient cette année la « Fête de la Montagne limousine ». Merci Marius !
Pour mieux comprendre notre écriture photographique, nous vous invitons à entrer dans le concret. Nous allons nous essayer au « Jeu des 2 Adams ».C’est très simple si vous possédez un photo-téléphone ou un appareil photo numérique. Pourquoi les « 2 Adams » ?Ansel et Robert sont deux photographes Nord-Américains qui ont travaillé essentiellement en noir et blanc, pour le premier à partir de la première moitié du XXème siècle, pour le deuxième jusqu’à maintenant. Vous trouverez facilement sur la toile toutes les informations.Voici la règle du jeu.Vous décidez arbitrairement d’un point de départ et d’un point d’arrivée soit A et B situés sur un parcours de votre choix. Vous sortez de chez vous, marchez, regardez, photographiez dans un premier temps toutes les images qui retiennent votre attention, vous viennent à l’esprit spontanément, sans restriction de quantité. De retour chez vous, vous sélectionnez, sur la totalité, 10 images qui vous « tiennent à cœur ». Puis, quelques jours après, une seule. Le temps de maturation aura fait son œuvre. Ce sera votre « cliché Ansel ». Il est fait de votre conditionnement à l’image (voir bibliographie) depuis votre enfance, des livres d’école en passant par les journaux, magazines, musées, audiovisuel, iconographies murales…etc.Pour vous cette photo est BELLE ! Elle représente la quintessence de votre esthétique en mêlant tous vos désirs inconscients, frustrations à peine révélées.Après cette première étape, vous ressortez pour parcourir le même itinéraire. Mais, cette fois-ci, votre regard doit être totalement différent. Oubliez tout critère esthétique et recherchez maintenant « un sens » à votre prise de vue. Avez-vous quelque chose de différent à dire, à montrer qui ne soit pas seulement et uniquement dans la « beauté » ? C’est ainsi que votre expression sera personnelle et non pas conventionnelle (vous saurez aussi outrepasser le « politiquement correct »), empreinte de clichés rebattus et tellement banals. Vous procédez à l’identique pour les sélections de cette série. Ce sera votre photo « Robert » !Maintenant, vous disposez de deux visions différentes pour un même parcours. Il ne vous reste plus qu’à choisir celle qui sera collée dans le cadre, page 12. Vous conserverez le numéro 87 de ce trimestriel IPNS toute votre vie. Vous saurez ainsi si vous êtes plus Ansel ou plus Robert !Dans les pages 10 et 11 Claude Garel vous donne 4 exemples, en noir et blanc, de son écriture photographique, tous puisés dans son travail sur le Plateau et plus précisément sur le parc naturel régional de Millevaches, comme ce fut le cas pour Bernard Birsinger dans le n° 85.Par exemple celle intitulée : « Felletin. Gare » nous envoie en pleine figure une paire de rails. Quatre coupures accentuent l'idée d'ABANDON mais plus encore, certains peuvent y voir « un cul de jatte », une amputation irréparable. Le fauteuil roulant n'est pas loin... bien plus près que le ferroutage tant espéré par la planète… Cette photo documentaire répond parfaitement à notre injonction : « Plateau réveille-toi ! ». Cette photo à un sens.C’est en 1975 que la photographie s’est détachée définitivement de la peinture grâce à la persévérance des « New Topographics » même si Eugène Atget a été le pionnier mondial dans l’écriture documentaire de 1877 à 1927.
L'Amicale Mille Feux, c'est une bande d'artistes, récemment diplômé·es, venu·es s'installer à Lacelle, sur la Montagne limousine, il y a un a un an et demi. Elle nous raconte pourquoi elle a atterri ici et ce qu'elle compte y faire.
À Paris, où l'on s'est rencontré·es, on s'est investis politiquement lors du mouvement contre la loi travail en 2016 en construisant des châteaux communs sur la place de la République, en lançant une occupation dans l'école des Beaux-arts, et en tissant des amitiés avec qui partageait la même envie de se réapproprier un espace politique. L'isolement urbain, avec ses minuscules chambres sous les combles, avec son décorum de sirènes hurlantes, nous a décidé à ouvrir un espace de vie collectif, de travail et de fête à Pantin (Seine-Saint-Denis). Pendant cette année, on a accueilli des ami·es, on s'est doté de grands espaces pour travailler, pour être ensemble et pouvoir s'organiser.
La manière que nous avons eu d'arriver dans cet endroit inoccupé depuis des années a révélé qu'il est difficile de s'installer là où on ne nous attend pas. Nous nous sommes alors efforcé·es de nous réunir avec le voisinage et d'ouvrir les espaces au plus grand nombre. C'est à travers des fêtes de quartier et des bourses aux plantes que nous avons réussi à nouer des liens avec le quartier qui nous accueillait.
Quand l'expulsion a été déclarée, trois d'entre nous voulions quitter Paris pour la campagne, et c'est ainsi que nous avons rencontré Lacelle. Le Plateau ne nous connaissait pas, mais nous, nous connaissions, un peu, le Plateau. Nous étions attentifs, par exemple, à ce qui se passait à Tarnac, au travail de Peuple et Culture Corrèze, à la fête de la Montagne limousine, à l'école de la Terre, bref, à l'effervescence politique et philosophique de ce pays. Ce n'est sûrement pas un hasard si deux groupes d'ami·es de Paris se sont installés dans la région au même moment, et sans que nous nous soyons concertés : les uns font du théâtre à Eymoutiers, les autres ont lancé l'occupation du centre de vacances abandonné du Chammet.
Nous avons trouvé, à Lacelle, ce vieux et grand bâtiment à vendre sur la place du village qui nous convenait bien. Il était suffisamment grand pour y créer des espaces de vie, des ateliers, et surtout il s'ouvrait sur la gare et jouxtait la route principale, il n'était pas reclus. La mairie nous a fait confiance et nous a tout de suite aidé en nous apportant son soutien. Pour nous, Lacelle, ce n'est pas la ville saturée d'espaces inaccessibles et calibrés, ce n'est pas non plus le charmant petit village de province englué dans le pittoresque, loin de là. C'est un village dépeuplé dont le charme réside chez ses habitants et ses habitantes qui ont en commun cette folie joyeuse de regarder les camions passer plutôt que les arbres pousser. C'est un village en transition mais qui revit avec, entre autres, le garage associatif GASEL, l'espace créations de la gare et les fêtes du syndicat agricole MODEF. Il semble que cette terre soit belle et bien fertile.
Notre présence ici nous permet enfin de travailler dans nos domaines respectifs, avec l'envie de créer quelque-chose collectivement, de prendre le temps de nouer des liens dans un territoire dans lequel on se sent bien, dans lequel on peut grandir. Ici l'existence redevient tangible. Si on aime être plusieurs, on aime aussi être pluriels et différentes choses nous tiennent à cœur. Grâce au soutien de l'Arban, nous pouvons nous projeter à long terme dans cet espace. Une fois l'acquisition de la maison assurée, nous aimerions créer des espaces d'accueil pour des séjours adaptés à des enfants et des adultes en situation de handicap mais aussi pour des résidences artistiques, en supposant la prodigalité de ces futures rencontres. En somme, réunir au sein de l'Amicale, ce que l'on a fait depuis plusieurs années ailleurs et de manière séparée.
Nous souhaitons également créer des espaces de travail, des logements mais aussi, faisant le malheureux constat que le bar du village ferme ses portes dans les prochains mois, nous avons envie de réhabiliter l'ancien bar de notre bâtiment pour maintenir un lieu d'échanges et de convivialité dans le village. Nous ne sommes pas venus pour nous isoler mais, bien au contraire, pour rencontrer le village, la Montagne limousine, et tous ceux que ce projet intéresse. Gageons que nous nous rencontrerons d'ici peu, autour d'un café matinal ou d'une bière dansante. Le contrat d'occupation qui nous lie aux propriétaires arrive à son terme cet été et nous avons donc fait appel à l'Arban pour rassembler la somme nécessaire, gérer l'acquisition puis les travaux d'aménagement en accompagnement. Nous serons tous et toutes présent·es le samedi 30 mars, accompagné·es par la plupart des camarades qui nous ont aidés ou portés depuis. Nous lancerons alors la campagne de don autour d'un goûter, d'un repas et d'une soirée de soutien que l'on souhaite festive. Venez en nombre !
L'ancienne colonie du lac Chamet sur la commune de Faux-la-Montagne, qui était abandonnée depuis dix ans, est à nouveau habitée. Le collectif qui s'y est installé veut en faire un lieu d'étude. Mais de quoi pourrait-il s'agir ? Leur réponse sous forme d'un petit “Discours de la méthode“...
Pour celles et ceux qui se demandent ce qui se passe dans l’ancien centre de vacances du lac du Chamet, il ne suffira pas de dire qu’on y est depuis juillet 2018, qu’on a retapé trois bâtiments, que dans l’ancien “accueil“ renommé “la soucoupe“ on garde un piano comme un trésor volé aux dieux, et que dans ce qui fut la maison du directeur une bibliothèque est en train de naître. Il ne suffira pas non plus de dire quels sont les projets qui se dessinent, et comment seront les mois à venir. Tout se passe vite, et en même temps on apprend la lenteur juste, le rythme propice. Car c’est la fin d’un monde qui jalonne les commencements de ce lieu d’étude. Voici quelques pistes.
De même qu’il est impossible de continuer à penser sereinement la planète comme un stock de matières premières qui sert notre développement et notre Progrès, il est impossible de continuer à considérer que c’est d’engranger un stock de connaissances qui fait devenir plus intelligent·e. L’idée de l’exploitation infinie de la nature et celle de l’empilement infini des expertises dans une tour d’ivoire savante appartiennent aux mêmes mythologies et pulsions d’accumulation.
Descartes, du fond de son lit où il avait l’habitude de faire la grasse matinée jusqu’à 14h, s’appliquait à écarter de son esprit toutes les impuretés qui l’entouraient, choses trivialement matérielles ou êtres bassement émotifs : les bruits qui arrivent par la fenêtre, les sensations, mais aussi la femme qui lui a préparé son petit-déjeuner, les gens qui ont construit sa maison et son lit... À force d’écarter toutes ces choses vivantes confuses, à force de se rendre méticuleusement indifférent à ce qui l’entoure, à force d’opiniâtreté pour anéantir l’empathie et la curiosité, Descartes a fini par trouver ce dont il était sûr : il existe... Ce départ de la pensée moderne ne pouvait être que de mauvais augure.
La méthodologie de la tabula rasa, transmise explicitement ou implicitement pendant de longs siècles, a participé à rendre acceptable l’idée, appliquée à plein de situations, qu’il faut d’abord commencer par raser : il faut raser ce à quoi l’on croit avant de commencer à raisonner, il faut raser les forêts pour les replanter bien droites, il faut raser les poils pour que les peaux soient comme des statues, il faut raser le Chamet pour conjurer une Zad (dixit la Préfète).
Mais voilà qu’au Chamet on a pris le parti des broussailles : on préfère les attachements et les volutes des branches aux horizons plats et vides, comme on préfère l’indisciplinarité aux champs académiques rectilignes.
Ce que la science objective démontre le mieux aujourd’hui, ce sont ses propres impasses ; on pourrait donc abandonner, en même temps que l’objectif, les méthodes qui le soutiennent. Par exemple, on pourrait changer nos rapports aux concepts et aux définitions. Le besoin de commencer toute réflexion ou action par une recherche de définition est généré par la vieille conception moderne du savoir comme accumulation, et produit généralement surtout de l’anxiété. Ainsi, souvent, l’anxiété n’est pas existentielle mais épistémologique : non pas due à la vie même, mais à ce que la pensée a fait d’elle.Il y a d’autres manières de commencer à penser. Partir des mots que l’on entend, des êtres que l’on rencontre. Partir de ce dont on a envie. Faire confiance à ses désirs, non pas en tant qu’objectifs à accomplir ou assouvir coûte que coûte, mais en tant qu’impulsions justes.
Les principes immuables ne sont plus garants de justesse, dans le chaos qui s’annonce. Pour être à la hauteur des enjeux de notre époque, mieux vaut miser sur nos capacités de bond et de rebond. Ce qui est nuisible, on le sent : un geste juste pourrait être d’arrêter de faire ce qu’on n’aime pas faire.
Les ressources pour étudier autrement pourraient être celles-là mêmes que la modernité a méprisées, dédaignées, mises au rebut : les sensations, les anecdotes, les points de vue des femmes, l’imprévu. Si la pensée moderne se caractérise par sa volonté de tenir à distance les éléments qu’elle ne maîtrise pas, alors c’est à l’accueil des bouleversements qu’on peut travailler : accueillir l’inouï, l’exode, les récits, les formes du vivant.
Pour accueillir pleinement les transformations, mieux vaut faire le deuil de ce qui n’existe déjà plus : une planète en pleine forme, un avenir simple, les pyramides en verre du Chamet intactes... Comme pour le deuil d’un être aimé, faire le deuil d’un monde permettra de libérer des énergies engourdies. On préfère éviter, en tout cas, la science critique ou analytique de la fin du monde : ce serait en rejouer les causes.
Nous avons commencé à habiter le Chamet sans autorisation. Nous avons aimé le mouvement de se saisir de ce lieu abandonné ou dévalorisé pour le réhabiliter et le réinventer, ici et maintenant. Mais le destin du site du Chamet n’est pas dissociable du pays où il est. En ce moment la contestation s’étend dans le temps et dans l’espace, chaque contrée peut trouver des formes qui correspondent aux situations présentes et à venir. La construction du syndicat de la Montagne limousine ou l’assemblée des gilets jaunes du plateau de Millevaches en donnent des exemples. Étant donné la pluralité et l’imprévisibilité des événements, plusieurs fronts sont et seront à tenir.
IPNS - Selon vous, toute l'histoire provient d'une femme, Eugénie Cloup. Qui était Eugénie Cloup ?
Jim Stevenson - Eugénie, c’est une grande bonne femme que j’ai rencontré complètement par hasard l'année dernière en cherchant des champignons du côté de St-Merd-les-Oussines. Apparemment, j’étais dans son bois...et ici on ne rigole pas avec ça . Elle était pas fine la vieille… Et puis on a discuté, c'était marrant elle m'a invité chez elle quand elle a vu que j'étais américain. Elle m’a d’abord remercié de l’avoir délivrée des allemands, moi j’y étais pour rien…et puis elle m’a tout dit. Je crois qu’elle s’est confiée parce que j’étais américain et puis c’était le lendemain du 11 septembre, elle pensait que c’était la fin du monde. Je pense que c’est pour ça qu’elle s’est livrée.
IPNS - Et qu’est ce qu’elle vous a dit ?
Jim Stevenson - Elle m’a longuement parlé d’un certain Jean qui habitait à côté de chez elle et avec qui elle aimait jouer quand elle était petite.
IPNS - Et qui était ce Jean ?
Jim Stevenson - Jean était apparemment le fils d’un maçon creusois, qui avait fait fortune à Lyon et qui, de retour au pays, avait fait construire une grosse propriété entre St Merd les Oussines et Bugeat. Il portait un nom bien de chez vous, il s’appelait Vaches : Jean Vaches. (Jim rit de toutes ses grandes dents en prononçant ce nom de famille avec son accent d’américain sûr de lui).
Chez les Vaches, la richesse ne venait pas tant du patrimoine qu’avait bâti le père mais plutôt d’un service en étain qui se transmettait depuis la nuit des temps de générations en générations.
IPNS - Un service en étain ?
Jim Stevenson - Oui, d’après Eugénie, une sorte de plateau avec des verres et une carafe (Jim fait des signes pour être sûr de bien se faire comprendre). Seulement, depuis douze générations, le service se transmettait de père en fils. Et depuis ce temps là, du service il ne restait que le plateau. Lorsque le Jean Vaches décéda, le plateau qu’Eugénie avait toujours vu placé sur le buffet ne quitta pas sa place. Il revint à son fils Emile.
Emile avait 21 ans quand il hérita du précieux plateau. Il était enfant unique et sa mère avait pris la foudre le lendemain de sa naissance. Emile était donc le seul héritier d’une propriété imposante, mais c’était surtout le nouveau propriétaire du plateau. Pendant 25 ans, le plateau ne quitta pas sa place sur le buffet. Il n' y eut pas un jour où Emile n’eut pas un regard pour ce plateau qui à lui seul symbolisait toute l’histoire de la famille. D’après Eugénie, il en prenait soin, il y tenait plus que tout.
IPNS - Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir ?
Jim Stevenson - D’après Eugénie ça s’est passé le jour des Rameaux
IPNS - C’est quand, le jour des Rameaux ?
Jim Stevenson - J’en sais rien je vous dis juste ce que m’a dit Eugénie. Emile était parti acheté du vin à Bugeat…
IPNS - Il buvait ?
Jim Stevenson - Non, apparemment pas plus que ça, mais c’était pour lui la rare occasion qu’il avait de sortir. La ferme lui fournissait tout ce dont il avait besoin, il avait tout sur place, sauf le vin. Et d’après Eugénie, il limitait les sorties afin de pouvoir garder toujours un œil sur son “trésor”. Naturellement ce qui devait arriver arriva.
Lorsqu’il rentra chez lui, le plateau avait disparu. De savoir qu’il ne restait désormais plus rien de ce que lui avait transmis son père, Emile s’est pendu.
IPNS - Et le plateau...?
Jim Stevenson - En fait, on ne le lui avait pas volé. Lorsqu’il est rentré, Emile était saoul, il avait bu toutes ses bouteilles. Il était tellement rond que lorsqu’il est arrivé chez lui, est entré dans l’étable, n’y trouvant pas son plateau il s’est donné la mort croyant qu’on l’avait volé.
IPNS - Et le plateau, on l’a retrouvé ?
Jim Stevenson - Oui, c’est le fils d’Eugénie qui l’a récupéré.
IPNS - Eugénie a un fils ?
Jim Stevenson - Oui, il a aujourd’hui 54 ans, il s’appelle Emile comme son père.
IPNS - Comme son père, parce que... ?
Jim Stevenson - Oui, tu as tout compris, Emile est le fils d’Emile. Eugénie avait eu de temps en temps quelques liaisons avec Emile. Elle était enceinte le jour du drame. Lorsqu’elle apprit la mort d’Emile Vaches, elle cacha le plateau pour qu’il revienne à son fils Emile. Tu comprends ?
Le petit Emile porta le nom de son père. Il était complètement légitime qu’il hérite de ce plateau, n’est ce pas ?
Apparemment, aujourd’hui, personne n’est au courant de ce récit et pourtant c’est la véritable histoire du plateau d’Emile Vache.
Une sonnerie de téléphone retentit brusquement
- Oui, salut c’est Michel, t’en es où de ton article sur l’origine étymologique du Plateau de Millevaches que tu devais préparer pour IPNS ?
- Oh, merde ça fait combien de temps que je dors moi...
La migration est un phénomène fascinant et complexe. Il y a une part d’inné dans ce comportement (inscription dans le patrimoine génétique). Le jeune Coucou gris élevé par une famille de Bergeronnettes grises doit par exemple trouver tout seul la route pour aller hiverner au sud de l’Afrique.
Voies Migratoires en France
Le principal mécanisme poussant les oiseaux à migrer est l’influence des saisons climatiques sur la disponibilité en nourriture en un lieu donné. La plupart des espèces sont migratrices au moins partiellement. En général on parle de migrateurs partiels pour les espèces qui au sein d’une même population présentent des individus sédentaires et des migrateurs. On parle de migrateurs au long cours lorsque la quasi-totalité de la population n’occupe pas les mêmes zones en période de nidification et d’hivernage. Les mouvements migratoires ne sont pas toujours visibles par l’homme. Par exemple, il y a une grande partie des passereaux insectivores qui migrent la nuit pour profiter des conditions météorologiques plus clémentes et éviter les prédateurs. Morphologiquement les oiseaux sont très bien adaptés pour se déplacer sur de grandes distances, il n’est donc pas simple de savoir si le Rougegorge familier observé dans le jardin en hiver vient du bois voisin ou de Scandinavie.
En France, les principales voies de migration sont le littoral atlantique, la vallée du Rhône et la diagonale qui va de la Champagne aux Pyrénées-Atlantiques. C’est cet axe qui passe dans le Limousin et par le Plateau de Millevaches. La présence des deux grandes vallées, la Vézère et la Vienne avec leurs affluents, va canaliser les migrateurs au moment de leur arrivée sur les marges du Plateau. Ce n’est pas une barrière importante à franchir mais la diversité des habitats favorise les haltes alimentaires et l’observation de différentes espèces : bécassines dans les tourbières, bruants, gobemouches, rougequeues dans les landes et les haies, fauvettes dans les friches forestières, pinsons dans les forêts de hêtre, tarins dans les boisements d’aulnes, grives dans les landes arbustives à sorbiers, pipits et alouettes, merles à plastron dans les prairies, tariers et traquets dans les pelouses… Des rapaces peuvent aussi faire une pause pour faire des réserves de gras, vitales pour compenser les pertes énergétiques liées à la migration : les balbuzards pêcheurs s’alimentent dans les étangs, les busards chassent au-dessus des landes et tourbières, les faucons (émerillon, hobereau et pèlerin) suivent leurs proies (des oiseaux) dans leurs déplacements et les milans profitent des labours pour chasser des vers de terre.
Les passages sont plus marqués pendant la période postnuptiale de fin juillet à novembre. En été on peut observer différentes espèces qui vont hiverner en dessous du Sahara et qui ont donc une longue route à parcourir (les migrateurs transsahariens) : Milan noir, Bondrée apivore, Martinet noir, Hirondelle rustique… En automne on va pouvoir observer des migrateurs partiels : Grue cendrée, Pigeon ramier, Milan royal, Pinson du nord. Les oiseaux dont les effectifs sont les plus importants à cette période sont le Pigeon ramier et le Pinson des arbres. Autour du 18 octobre, la fameuse Saint-Luc, des effectifs de plus de 500 000 pigeons ont pu être observés sur une seule journée sur la marge est du Plateau, à Saint-Setiers et Féniers. Le pic de passage pour le Pinson des arbres à lieu de fin octobre à début novembre. À cette période on peut croiser des groupes posés au bord des routes là où il y a des hêtres et des faînes à manger. Chez les rapaces, la star de la migration d'automne est le Milan royal avec des journées où l’on peut voir plus de 100 individus depuis un point d’observation stratégique au sommet d’un puy. Ce sont des oiseaux d’Allemagne, de Belgique, de Suisse et du nord de la France qui vont passer au-dessus du Limousin pour aller hiverner jusqu’au Pays Basque ou en Espagne. Depuis quelques années, on constate que les effectifs nicheurs de cette espèce augmentent en Europe et pour la première fois en hiver 2022/2023 un dortoir d’une trentaine de milans a pu être observé au cœur du plateau de Millevaches. Il s’agit bien d’un migrateur partiel qui peut profiter des hivers plus cléments ou des pullulations localisées de rat-taupiers pour limiter ses déplacements et pouvoir regagner au plus vite ses sites de nidification à la fin de l’hiver. Le passage du Milan noir et de la Bondrée apivore dans l’été est moins visible car les oiseaux profitent des ascendances plus importantes pour passer plus haut en altitude.En général des mouvements importants de grues cendrées se font par le nord de la Creuse et de la Haute-Vienne vers la Charente et la Dordogne, le secteur des lacs autour de Vassivière n’est pas loin de cette voie, c’est une zone intéressante pour les observer entre octobre et novembre et en février/mars à la remontée. Quelquefois des oiseaux peuvent y faire halte.
En hiver des rassemblements importants d’oiseaux migrateurs peuvent s’observer. Ces regroupements sont conditionnés par la rigueur de l’hiver et par la fructification des arbres à baies et à fruit (sorbiers, houx, hêtres, aulnes…) aussi bien sur le territoire que plus en amont sur la route des migrateurs. Il n’est pas rare d’observer des regroupements de plusieurs centaines de grives (litornes et mauvis) certaines années sur le Plateau dans les secteurs de landes ou de fourrés avec des sorbiers, des houx ou des genévriers alors que certains hivers les plus gros groupes observés ne dépassent pas la cinquantaine d’individus. Quand on observe les oiseaux à la mangeoire ce phénomène de fluctuation peut aussi être détecté chez certaines espèces : Grosbec casse-noyaux, Pinson du Nord. Il y a des années avec et des années sans !
Au printemps pendant la période prénuptiale les passages sont plus étalés dans le temps (entre janvier et juin) et dans l’espace, rendant l’observation plus complexe. Il y a quand même de belles journées pour les pigeons et les milans et une belle diversité de passereaux en février/mars. Des rassemblements de pigeons colombins, peu communs en France ont pu être observés dans des chaumes de sarrasin ou des labours au mois de mars, dont un groupe record de 360 oiseaux en 2016 sur la commune de Chavanac. Il y a dix ans on pouvait également voir de beaux mouvements de buses variables avec des journées à plus de 100 individus lors du retour fin février, début mars. Maintenant il semble que les oiseaux profitent des redoux hivernaux pour rester dans le quart nord-est de la France et ne descendent plus (ou moins) dans le sud-ouest du pays.
C’est un plaisir renouvelé chaque année de détecter les premiers migrateurs lors de leur arrivée sur leur site de nidification. Sur le plateau de Millevaches voici quelques dates moyennes d’arrivées : en fonction de la rigueur de la météo le Tarier pâtre et le Rougequeue noir peuvent s’observer en plein hiver (entre décembre et février) mais en général les premiers oiseaux s’observent plus nettement autour du 1er mars, le premier Milan noir autour du 5 mars, les hirondelles rustiques vers le 20 mars et celles des fenêtres vers le 5 avril. Le chant du premier Coucou gris est entendu vers le 30 mars, celui de la Fauvette à tête noire vers le 1er avril. Les martinets noirs arrivent à la fin du mois d’avril, la première Pie-grièche écorcheur est observée vers le 1er mai, la première Bondrée apivore vers le 5 mai. Vers le 20 mai c’est au tour du chant de la Caille des blés de se faire entendre dans les prairies et cultures. Les Bruants proyer eux arrivent à la fin du mois de mai.
Jean Chatelut, vous avez peut-être déjà croisé ce nom. Professeur à la faculté de pharmacie de Limoges, il a été de 1977 à 2001 maire de Saint-Benoît-du-Sault (Indre). Vous avez peut-être lu dans les colonnes d'IPNS l'article qu'il nous avait confié sur les maçons creusois et la Commune de Paris auxquels il avait consacré tout un livre en 2016 (Cf. IPNS n°61).
Amoureux du Plateau il y venait régulièrement (il évoque rapidement « les larges espaces du plateau de Millevaches » où il aimait à se promener). À plus de 80 ans bien sonnés, pressé par des amis, il est revenu sur sa trajectoire faite de combats et d'engagements qui donnent le titre de son livre. Adhérant au parti communiste en 1953, il en sera exclu en 1978 avec quelques charrettes de « rénovateurs » mais l'essentiel de ce qu'il a construit il le fait sans sa commune où il a fédéré autour de lui paysans et ouvriers, artistes et visiteurs étrangers, misant sur la culture comme vecteur de rencontres, d'ouverture et d'épanouissement : « Nous avons espéré faire de ce pays un lieu attractif et créatif. Nous nous sommes emparés de toutes les circonstances pour susciter des évènements éclairants, dérangeants parfois, pour encourager les habitants à aller de l'avant. » Des démarches pas toujours comprises (et qui lui vaudront de perdre son poste de maire) mais dont il maintiendra le cap au-delà de ses mandatures : « Créer, loin des villes, des lieux, si possible coordonnés, pour répondre aux questions de notre époque. » Il fonde une maison d'édition, organise exposition sur exposition avec des artistes de renom sans cesser de partager sa table avec les voisins et les amis dans une sorte de communauté villageoise combative (il raconte ainsi les luttes des éleveurs ovins en 1986 où sa femme est en première ligne arrêtant ou déroutant des camions de viandes néo-zélandaises).
Un témoignage d'où transparaissent une cohérence et une volonté partagées avec de nombreuses personnes. Un livre qui est aussi extrêmement émouvant en particulier lorsqu'il évoque les dernières années de Jacqueline, atteinte de la maladie d'Alzheimer. « Quelquefois, quand nous rentrons après un déplacement, elle ne reconnaît plus la maison, ou bien elle me demande qui je suis (…) Tout cela, lorsqu'on m'en faisait le récit me semblait effrayant. Quand on le vit soi-même, on songe seulement à trouver le moyen de réparer, en éprouvant en même temps de brutales et infinies tendresses. » C'est là tout Jean Chatelut, je crois.
Trois éléments distinguent le plateau de Millevaches de la moyenne française au cours des six dernières élections législatives (celles du XXIe siècle) :
Ce n’est pas négligeable mais pour autant le Plateau n’a pas échappé aux deux grands phénomènes politiques de ce quart de siècle :
En revanche, ce qui fait la spécificité du Plateau c’est la rapidité et la profondeur de l’effondrement du « centre » après 2017. Il passe de 32 % à 24 % en 2022 (30 % au plan national) et 8 % en 2024 (22 % au plan national). Cet effondrement du centre ne profite pratiquement qu’au RN qui passe de 10 % en 2017 à 29 % en 2024, la gauche ne progressant que de 1,5 point et LR de 2,5 points. Bien que le plus souvent l'explication la plus probable des variations d'électorats soit leur proximité, il est possible que, dans le cas d'espèce, la plus grande part de l'effondrement du vote macroniste soit due à un passage direct de ces électeurs au vote RN, au nom du même « dégagisme » sans réel contenu politico-idéologique.
Le plateau de Millevaches fait partie de trois circonscriptions électorales différentes.
Côté Haute-Vienne, ancrée à gauche « depuis toujours »La partie du plateau située en Haute-Vienne (l’ancien canton d’Eymoutiers) est la seule qui soit constamment et massivement à gauche. À plus de 60 % dès le premier tour et 70 % au second, de 2002 à 2012, elle recule à 46 % en 2017 et sa division et l’effondrement du vote socialiste ne lui permettent pas d’accéder au second tour. En 2022, sans augmenter son score du premier tour, la candidature unique Nupés-LFI lui permet d’obtenir 61 % au second tour. En 2024, la gauche obtient 48 % au premier tour et son candidat NFP-LFI la majorité absolue dans le cadre d’une triangulaire au second.
Côté Corrèze, l’alternance opportunisteLa partie du plateau située en Corrèze (anciens cantons de Bugeat, Eygurande, Meymac, Sornac, Treignac) a la particularité de se référer à deux Présidents de la République. En 2002, elle donne donc 49 % au premier tour et 57 % au second au candidat chiraquien et, en 2012, 59 % dès le premier tour à la candidate hollandiste. L’élection de Macron en 2017 réduit la gauche à 34 % et LR à 20 % au premier tour, et la gauche n’obtient que 43 % au deuxième tour. En 2022, le candidat macroniste ne se qualifie pas pour le second tour et dans le duel traditionnel droite/gauche la gauche ne fait que répéter son médiocre score de 43 %. Ce n’est qu’à la faveur de la triangulaire de 2024 que, avec toujours le même score, Hollande est élu. Ici comme ailleurs, la candidature Hollande, incarnation du social-libéralisme même sous la bannière NFP, n’a guère fait « rentrer au bercail » les anciens électeurs socialistes partis chez Macron en 2017.
Côté Creuse, une gauche faible « depuis toujours »La partie du plateau située en Creuse (anciens cantons de Crocq, de Felletin, de Gentioux, de La Courtine, de Royère-de-Vassivière) est la moins favorable à la gauche aux élections législatives depuis 2002. Elle n’est majoritaire qu’en 2012 à la faveur de l’élection de Hollande à la présidentielle. Elle chute à 30 % en 2017 et, divisée, elle n’est pas présente au second tour. Réunie dans la Nupés en 2022, sa candidate LFI reste à 30 %, mais elle est présente au deuxième tour. Jean Auclair, candidat LR battu au premier tour et député de 1993 à 2012, fait voter pour la candidate Nupès-LFI, comme le montre le vote dans ses bastions. Contre toute attente elle est donc élue. Mais en 2024, la même candidate NFP-LFI n’obtient que 28 % au premier tour et, dans le cadre d’une triangulaire, n’atteint que 31 % et est battue par le RN.
Il faut probablement dépasser le cadre départemental et avoir une vision cartographique du plateau.
À l’ouestSur les 47 communes creusoises du Plateau, seules 11 placent la gauche en tête et parmi elles 7 jouxtent directement ou indirectement la partie du plateau de la Haute-Vienne très à gauche (Faux-la-Montagne, Saint-Martin-Château, Gentioux-Pigerolles, La Villedieu, Saint-Moreil, Saint-Pardoux-Morterolles, Saint-Pierre-Bellevue). On peut y ajouter, côté Corrèze, Peyrelevade, Tarnac, Lacelle, L’Église-aux-bois, Viam, Toy-Viam. Il y a là un bloc de 25 communes regroupant un quart des électeurs du Plateau. Ce bloc votait à plus de 60 % à gauche, toutes tendances confondues, dès le premier tour en 2002, 2007 et 2012. Il chute à 46 % aux législatives de 2017 au profit de LREM. La gauche ne remonte de justesse à la majorité absolue dès le premier tour qu’en 2024. Le FN-RN progresse dans cette zone comme sur l’ensemble du Plateau mais à un rythme inférieur de 3 ou 4 points (soit 8 à 9 points de moins qu’au niveau national).
À l’est La situation est radicalement différente. Les anciens cantons de Crocq et de la Courtine en Creuse et d’Eygurande et d’Ussel-ouest (hors Ussel) en Corrèze regroupent 33 communes et représentent aussi presque un quart des électeurs du Plateau (à noter que deux communes, Magnat-l’Étrange et Beissat, font exception et votent à gauche).C’est un bastion UMP-LR en 2002 et 2007 où il est majoritaire, ou presque, dès le premier tour tandis que la gauche ne dépasse pas 33 %. L’élection de Hollande en 2012 fait reculer LR à 40 % au profit de la gauche. En revanche, l’élection de Macron fait encore reculer LR à 35 % mais aussi la gauche, toutes tendances confondues, à 25 %. Ces pourcentages ne bougent pas aux législatives suivantes (la gauche tombe toutefois à 20 % dans les deux cantons creusois en 2024) tandis que l’effondrement de LREM ne profite qu’au FN-RN qui atteint 32 % en 2024 au premier tour. C’est particulièrement le cas du canton de La Courtine où le RN atteint 34 %. C’est même plus de 40 % dès le premier tour à Basville, La Villetelle, Le Mas d’Artiges, Saint-Martial-le-Vieux et Laroche-près- Feyt.On peut ainsi opposer caricaturalement le canton d’Eymoutiers et celui de La Courtine au premier tour de 2024 : gauche à 48 % contre 19 %, « bloc central » à 23 % contre 45 % et RN à 27 % contre 34 %. Le quart nord-ouest du Plateau s’oppose à la bordure est, dans une forme à peine atténuée. À noter toutefois que, même dans le canton qui accorde le plus fort pourcentage au RN, celui-ci ne fait qu’atteindre la moyenne nationale. Ceci pour les experts médiatiques qui martèlent que la montée du RN s’explique par la ruralité. Notre territoire hyper rural montre a minima que c’est probablement moins simple. À noter également que les experts médiatiques nous martèlent aussi que les électeurs ne respectent pas du tout les consignes de vote des candidats battus ou qui se retirent pour le second tour alors que nous avons un exemple éclatant du contraire en Creuse en 2022 avec Jean Auclair, capable de faire élire, non sans paradoxe, la candidate LFI contre le candidat Ensemble.
Dans notre pays, les loups ont disparu durant des décennies, exterminés par des hommes à qui l'on offrait des sommes conséquentes pour les éliminer. Dans le même temps, ours et lynx subissaient le même sort. Peu à peu, nos forêts se vidaient des grands animaux qui les peuplaient autrefois. L'histoire de nos forêts françaises mérite un grand détour, à l'heure où dans notre région notamment, des entreprises sans scrupules sont prêtes à détruire nos forêts pour faire tourner la machine économique capitaliste écocidaire que nous sommes nombreux à refuser. Tandis que des lobbys puissants manifestent bruyamment leur droit à tuer au nom de traditions moyenâgeuses.Un des seuls grands moments naturalistes que les forêts françaises nous offrent encore aujourd'hui est sans nul doute le brâme du cerf en automne. Venues du fond des âges, les voix graves de ces grands animaux résonnent alors, déchirant le silence des nuits embrumées. C’est le temps de la reproduction qui revient, immuable. D'autres espèces de mammifères, de plus petites tailles, fréquentent aussi ces forêts, le plus souvent au crépuscule et à la nuit tombée, à l'écart des hommes qu'ils ont appris à éviter : renards, blaireaux, écureuils, martres, chats forestiers, chevreuils... Et aussi des oiseaux comme les geais, les pics ou certaines chouettes...
Lorsque l'on a la chance de voyager et de se rendre dans d'autres forêts en Europe, mais aussi en Afrique ou en Amérique, on ressent puissamment le vide qui hante nos forêts en France ; elles sont vides de grands animaux et le constat est sans appel. Il y a quelques années, dans une forêt équatoriale au Cameroun peuplée par des éléphants, des gorilles, d'innombrables oiseaux et des insectes à foison, une troupe de chimpanzés s'est mise à hurler non loin de nous, et, sans même les apercevoir, la forêt est devenue soudain grandiose, les singes en étaient les rois. En Amérique du Sud et Centrale, jaguars et pumas peuplent des forêts habitées par une faune incroyablement riche et surtout diversifiée (on y trouve par exemple des anacondas, des serpents qui peuvent atteindre une dizaine de mètres). C'est en marchant sur un layon au milieu des arbres qu'un jour, un puma est arrivé face à nous, à une dizaine de mètres. Haut sur pattes, regard pénétrant, l'animal a stoppé son pas, nous aussi, et nonchalamment, celui-ci a fait demi-tour avec une élégance propre à tous les félins. En quelques secondes, il disparaissait...Dans ces forêts, les arbres sont parfois gigantesques, en hauteur et en diamètre, la végétation est luxuriante, et la vie est partout, dans les cieux, sur les feuilles, sur l'écorce des arbres, sur la terre, sous la terre, de nuit comme de jour. C'est alors qu'en tant qu'être humain, l'on se sent soudain tout petit et si vulnérable.Pour revenir en Europe, nous avons parcouru des sentiers forestiers en Finlande et en Espagne où les ours et les loups étaient omniprésents... Nous étions parmi eux sans jamais les apercevoir. Dans les Abruzzes, en Italie, nous avons randonné dans des hêtraies impressionnantes, au milieu d'arbres centenaires. Quand la chaleur du mois de juillet se faisait intense, la forêt devenait le refuge idéal où la fraîcheur y était des plus précieuses.
Nos forêts françaises aussi ont été riches en faune durant les siècles passés ; sans revenir trop loin dans des temps immémoriaux, le pays a connu de belles populations d'aurochs, de bisons, d'élans, et aussi des ours, des loups, des lynx, des chevreuils, des cerfs et des sangliers qui peuplaient densément ces habitats. Tous ces animaux ont été éliminés par les humains durant des décennies, parfois avec acharnement. Quelles en sont les causes ? Elles sont multiples, mais le déboisement massif pour faire la place aux animaux domestiques exploités pour notre subsistance en est l'une des principales. Déjà, on sacrifiait les forêts et tout le cortège de leurs habitants sauvages pour le seul « bien-être » de notre espèce...Dans les années 1970, dans notre pays, on a soudain voulu reconstituer les populations d'ongulés... pour pouvoir mieux les chasser. Les chasseurs ont lâché cerfs, sangliers et quelques chevreuils pour repeupler les forêts après les avoir vidées et déboisées... La voilà la part des chasseurs dans leur rôle de protecteurs de la biodiversité ! Sangliers et chevreuils sont aujourd'hui largement répandus sur tout le territoire, aidés pour les uns par du nourrissage, et les cerfs sont revenus dans une bonne moitié de nos forêts.
Mais qu'en est-il des grands prédateurs, eux qui avaient totalement disparus ?Aujourd'hui, une poignée d'ours issus de lâchers vivent dans les Pyrénées. Quelques lynx subsistent dans le Jura où ils sont arrivés à la suite de lâchers dans le pays voisin, la Suisse. Quant aux loups, ils sont revenus naturellement par les Alpes italiennes quand le milieu leur a été favorable. Quelques décennies après les lâchers d'herbivores et la reforestation, c'était au tour des loups de reconquérir leur territoire d'antan. C'est chose faite aujourd'hui dans les Alpes françaises.Mais nos grands prédateurs sont bien mis à mal dans notre pays. La population d'ours dans les Pyrénées augmente chaque année mais le problème de la consanguinité se pose. Les lynx sont confrontés au braconnage et aux collisions routières, et si la population évolue, elle le fait très lentement. Et les loups se dispersent, comme depuis la nuit des temps. La population augmente, petit à petit, et ce, malgré toutes les tentatives, notamment politiques, d'empêcher leur expansion. S'il y a une bonne nouvelle à mentionner, citons le retour discret dans notre pays d'un autre canidé, le Chacal doré.Nos forêts comme nos zones humides sont des milieux précieux en ce qu'ils sont les plus riches en biodiversité, tout comme nos océans. Il nous semble plus qu'urgent de tout faire pour les préserver. C'est pourquoi nous espérons que le prochain loup qui choisira de s'installer dans notre région sera face à des éleveurs qui auront accepté l'idée de cohabiter et qui protègeront leurs troupeaux. Les solutions existent, les aides aussi, c'est un vœu qui nous est cher.Et il faut donc nous battre de toutes nos forces contre les projets Farges à Egletons et Biosyl à Guéret qui veulent s'en prendre à nos forêts limousines pour des raisons uniquement économiques.Le projet Biosyl a lui tout seul est une aberration écologique. L'usine est prévue sur un site qui se révèle être une zone humide : des espèces remarquables et protégées y ont été découvertes, ainsi qu'une végétation très riche. Et le projet est de couper à 130 kms à la ronde de Guéret tous les arbres issus de nos bois et forêts, résineux comme feuillus, pour fabriquer des granulés ! Biosyl détruirait une zone humide pour son installation et nos forêts de feuillus pour son fonctionnement, pour proposer des granulés de feuillus bien moins efficaces !
Rendez-vous le 30 juin prochain à Guéret pour une grande marche pour des forêts vivantes.Soyons le plus nombreux possible !
Les forêts limousines peuvent aussi redevenir le royaume des loups, c'est pourquoi nous devons tout faire pour les sauvegarder.
Il y a 50 ans, en 1974, naissait au Villard, sur la commune de Royère de Vassivière, l'association Les Plateaux limousins, une association qui, tout au long de ces cinq décennies, a suivi les évolutions qui ont marqué notre territoire, mais qui d'une certaine manière les a accompagnées, encouragées, parfois même anticipées.Les Plateaux, ou le Villard, comme on l'appelle généralement, est un lieu emblématique pour la région. C'est là que se sont déroulées de 1979 à 1986 les « Fêtes des Plateaux » dont les actuelles fêtes de la Montagne limousine sont les héritières. C'est là que se sont déroulés les premiers forums sociaux régionaux dans les années 2000. Le Villard a été le lieu d'accueil de nombreux évènements qui ont marqué l'histoire locale : les premiers débats autour du projet de parc naturel régional dans les années 1990, le centenaire de la loi de 1901 en 2001 (où IPNS puise son origine), les rencontres Relier sur « Culture et ruralité » en 2004, les rencontres annuelles des chorales révolutionnaires jusqu'aux toutes récentes rencontres pour des forêts vivantes en juin 2024. Les Plateaux ont ainsi incarné, en dehors des institutions, un pôle citoyen et militant, promouvant les dynamiques d'habitants, les initiatives associatives et l'exploration des différents enjeux qui touchent notre région.Pour beaucoup des habitants actuels du territoire, l'histoire de cette association est pourtant peu connue et son origine ignorée. Elle doit sa création à des chrétiens et quelques prêtres engagés qui, dans un pays largement déchristianisé, ont cherché à vivre leur foi en s'intégrant dans la vie locale et en défendant une vision propre du développement du Plateau. Abandonnant officiellement en 2003 la référence à l'Evangile qui était jusqu'alors constitutive de son identité, l'association n'en a pas moins été marquée à ses débuts par son origine religieuse, en particulier du fait de la personnalité de Charles Rousseau, dont Gilles Gracineau nous trace le portrait tout en nous racontant les premières années de l'association.
Le Villard, c’est l’histoire du fol amour d’un homme avec l’Evangile et un territoire. C’est l’histoire de Charles Rousseau (photo ci-contre). Il débarque en 1972 venant, du groupe prêtre de la Mission de France où il a exercé diverses responsabilités au sein de cette association qui envoie ses prêtres au plus près des réalités humaines et qu'on connaît mieux sous le nom de « prêtres ouvriers ». Ses compétences sont celles de la sociologie rurale. Le Plateau l’attire d’emblée et il va y engager toutes ses forces pour ressusciter la vie dans un pays où réside, à ses yeux experts, le sommeil de la résignation.
Résidant d'abord à Aubusson, il s’évertue à créer des pôles de réflexion pour les (peu nombreux) Chrétiens du coin. Il dynamise ceux et celles qui sont en attente d’un autre style de vie chrétienne, de plein vent au sein de la société, hors des sacristies poussiéreuses. Ce qu’il souhaite, c’est que souffle « le vent frais de l’Evangile ». Il voudrait qu’on aille de l’Eglise-institution à l’Evangile. Son expertise s’exprime dans cette phrase lapidaire : « L’Eglise continue de couver ses œufs sans se rendre compte que les coquilles sont vides ». Une telle situation brûle sa patience et lui cause une douleur intolérable à la jointure de sa foi et des besoins d’une société en mal d’avenir. Elle n'est pas forcément partagée par les personnes qui ont une vision conservatrice et traditionnelle de l'église.Dans le même temps, fort heureusement, les évêques de Limoges et de Tulle, sous l’impulsion de Hervé de Bellefon, prêtre du Prado (un institut de prêtres travaillant auprès des plus pauvres), sont sensibles à l’inadéquation de l’Eglise à la société et tentent en avril 1971 d’impulser une réflexion sur les zones rurales déshéritées avec trois axes de travail : « Établir un état de la situation de l’Eglise, relever les signes d’un projet humain qui se cherche à travers les changements en cours, réfléchir à une Eglise signe du Christ libérateur. » Une attitude qui n'est pas partagée par tout le monde au sein de l'église catholique.
Une telle parole encourage Charles Rousseau. Il réalise des études sociologiques, crée des cartes et ébauche en 1973 une hypothèse à la manière d’un manifeste. Elle traduit l’aspiration à rejoindre « ces grands espaces aux horizons calmes et austères, aux paysages à la fois dépouillé et riche de verdure, tantôt couverts de la fleur des genêts, tantôt de celle des bruyères, tantôt des teintes d’un automne de feu, puis des frimas et des neiges, qui sont en train de devenir symbole de liberté, de paix, d’authenticité de vie. Bientôt ils seront un bien rare, au risque de devenir un enjeu commercial. » C’est une vision prophétique ! « Pour les gens du pays comme pour les hôtes occasionnels, ces lieux se prêtent à la rencontre, dans la vérité et la gratuité ; rencontre avec soi-même, avec ses semblables, avec Dieu ». « Il ne s’agit pas seulement de permettre aux citadins de retrouver leur âme dans un certain retour aux sources mais que l’homme du pays renouvelle la sienne sous la provocation de la modernité ». « L’Eglise n’étend plus sur le monde le maillage serré de ses paroisses à l’ambition totalisante et englobante. Elle sème en des points accueillants les germes ici-bas d’un autre monde qui doit pousser au sein de celui-ci ».Diverses journées sont organisées en forme d’ateliers (bois, industrie, tourisme, agriculture). Elles se tiennent en divers lieux à travers le Plateau tels Aubusson, Felletin, Bugeat, Peyrelevade, Pierrefitte… « Un comité d’action pilote » assure le suivi. Les participants sont un poignée de convaincus. Ils sont cependant en mesure, le 23 mai 1974, d’organiser une rencontre au cœur de la Montagne, au lac du Chamet. Mais la tempête oblige à se réfugier à Peyrelevade. Cette assemblée « au désert » devient fondatrice. Elle décide que le nomadisme des ateliers et rencontres à travers le pays est certes significatif d’une belle itinérance mais qu’une implantation sur une terre s’avère nécessaire pour faire corps avec le terroir. Décision est prise d’acquérir un terrain. Un « comité juridique » s’avère utile pour rester dans les normes de la République. Il deviendra plus tard « le conseil d’administration » de l’association qui allait changer de nom.
Le 27 juillet 1974 à l’initiative de Charles Rousseau et de ces quelques chrétiens, est créée « l’Assemblée chrétienne des plateaux limousins » en forme d’association loi 1901 (voir l'appel à une assemblée chrétienne d'un nouveau genre, document ci-contre). Elle a pour but de raviver les braises d’un feu qui s’éteint et, en même temps, elle veut entrainer des chrétiens au cœur du Plateau pour inventer une réalité nouvelle de vie chrétienne au service de la vie du pays. « Par ses références culturelles, par son esprit, elle s’apparente à tout un passé de vie collective dans ce pays. Par sa volonté d’ouverture à un avenir autre, par son parti-pris d’optimisme en face d’une situation très sérieuse, elle peut être un élément important pour la restructuration de la vie sociale. »L’association organise des rencontres trimestrielles tandis que Gérard Caillaud, prêtre à Felletin-Gentioux, est mis à contribution avec d'autres pour trouver un terrain. Une propriété est repérée au Villard, commune de Royère-de-Vassivière, après diverses recherches qui s’avérèrent des impasses.Le 24 juillet 1975 une assemblée extraordinaire de l’association décide par 87 voix pour, 3 contre, l’achat de la propriété du Villard. Monsieur Toumieux consent à la vendre pour la somme de 90 000 francs. Le terrain est de 1 ha 27 avec une maison d’habitation de 7mx7m, une remise et un four. Ce n’est que le 1er mai 1977 que sera accepté le projet de la construction d’une grande salle par un vote de 64 oui, 6 non et de 2 abstentions.Deux mois plus tôt, le 22 mai 1975 marque un virage dans l'histoire de l'association. Par 28 voix sur 46 votants, « l’Assemblée chrétienne des plateaux limousins » est remplacée par « Les plateaux Limousins ». Le but recherché est le suivant : « Nous souhaitons que les activités futures (non cultuelles) soient ouvertes à des gens qui partagent avec nous les mêmes recherches humaines sans pour autant partager la même foi explicite. Un titre moins confessionnel, sans dissimuler notre adhésion à l’Evangile, manifesterait un esprit d’accueil qui respecte ses partenaires et n’a rien de "récupérateur" ». D’autre part, pour avoir accès aux subventions en raison de services socio-culturels au pays, il était nécessaire que l’association n’ait pas un titre confessionnel.Les évêques de Tulle et de Limoges observent ce qui se réalise sur le Plateau et les voici convaincus qu’il faut faire du neuf sur ces terres déshéritées. Le désert ne peut-il pas permettre d’inventer une autre Eglise au service de la société ? L’enjeu défini par Henri Gufflet, évêque de Limoges, acquis à la pensée de Charles Rousseau, écrit. « En fixant sur ces plateaux désertiques le lieu nouveau de notre rassemblement, notre intention est d'assumer en chrétiens la vocation de ce pays, de ce terroir, et de situer le fait chrétien au cœur d'un phénomène humain de recherche et de rencontre, là où se posent - et se poseront - des choix de civilisation. » La barre est haute mais mobilisatrice pour des temps nouveaux. « Nous avons envie de retrouver la vérité de Bethléem : ce petit rien que le monde ignore ou méprise, mais qui renverse les puissances et déroute les sagesses. »
Cette visée conduit à une vie associative à double entrée. Celle de la porte de l’assemblée chrétienne avec son « comité d’action ». Celle-ci organise des journées au Villard et sur divers lieux du Plateau pour ses membres avec la prière, le partage fraternel et l’écoute de l’Évangile comme gisement d’énergie pour rendre la terre plus humaine et habitable. Ses accents, notés le 29 septembre 1974, sont « vérité, simplicité, amitié, liberté, inventivité ». L’autre porte est celle du « conseil d’administration du Plateau » avec son assemblée générale ouverte aux chrétiens comme à ceux qui ne le sont pas, les uns et les autres portant le même souci : ressusciter la vie, faciliter les relations humaines, soutenir les déshérités, et encourager la créativité. A certaines heures l’Assemblée Chrétienne demeurant frileuse quant aux questions de développement, le compte rendu de l’AG du 29 juin 1976 notait : « Nous estimons devoir tenir fermement la liaison avec l’assemblée ».
1984 Les plateaux Limousins fêtent leur 10éme anniversaire
Les études menées par Charles Rousseau conduisirent à trouver les modes d’action qui permettraient d’ouvrir les yeux sur les potentialités en sommeil du pays et de prendre conscience des enjeux d’un développement qui puisse ouvrir sur un avenir. Le moyen principal fut l’invention de fêtes ayant trait à telle ou telle ressource. Elles eurent lieu de 1979 à 1986 à chaque automne sur des thèmes majeurs : la forêt (1979), l'élevage (1980), les énergies nouvelles (1981), la jeunesse (1982), l'industrie (1983), le tourisme (1984), les associations (1985), la communication (1986). Elles rassemblaient des gens du pays et d’alentour pour leur permettre, par des expositions et des démonstrations, de découvrir leurs trésors et d’ouvrir des chemins nouveaux. En même temps, la grange est aménagée et deux pavillons sont construits pour accueillir des jeunes, des touristes, des familles. Des bénévoles sont à l’œuvre.En 1983 ont lieu des élections communales. Trois maires dynamiques émergent. Ce sont Pierre Desroziers élu en 1983 à Gentioux, Bernard Coutaud maire de Peyrelevade depuis 1972, et François Chatoux élu en 1977 à Faux-la-Montagne. Ces jeunes élus (respectivement 35, 33 et 34 ans) se trouvent très vite en connexion, sympathie et partenariat avec Charles Rousseau et divers acteurs également membres de l'association Les Plateaux limousins, comme Roger Lescop alors directeur du centre de formation forestière pour adultes de Meymac, André Mas de Feix, directeur de France Agnelle. Ensemble, ils sont à l'origine de la naissance de foyers de réflexion et d’inventivité. Leurs échanges furent féconds en initiatives. C’est ainsi que se fit jour, sous l’impulsion d’Alain Carof, la perspective d’un Parc naturel régional et que la première communauté de communes rurale en Limousin fut fondée autour des trois communes citées ci-dessus. Charles Rousseau écrivait en mai 1974 : « Il faut sentir le sens qu’est en train de prendre cet espace des hauts plateaux. Celui-ci n’est pas saisissable dans le découpage des communes ou des cantons. Ce manteau d’arlequin risque de masquer le phénomène de mutation par lequel cet espace s’inscrit dans un rapport ville-campagne, dans une recherche d’équilibre de l’homme à l’ère de l’urbanisation. »Tandis que les chrétiens continuent à vivre leur foi au sein de l'association (Synode diocésain au Villard en 1985, construction d’une « tente de la rencontre » en 1986) se poursuivent les initiatives locales impulsées par Les Plateaux limousins qui sont menées avec des habitants sans appartenance religieuse. Ainsi, en 1986, a lieu la huitième et dernière fête des Plateaux sur la communication animée par une vision de temps nouveaux sur le Plateau : « la communication est au développement ce que l’irrigation est à l’agriculture, ça assainit et ça fertilise ! » disait Charles Rousseau qui, entretemps, avait quitté Aubusson pour s'installer à Peyrelevade. Un slogan parcourut cette fête (« À portée de main les communications de demain ») qui vit s’ouvrir diverses fenêtres de projets : « Pourquoi pas des réseaux câblés sur le Plateau ? du télétravail ? des journaux télématiques d’information locale ? des salles rurales de spectacles video ? » L’imagination était en effervescence. Déjà Charles s’était branché sur les moyens de communication grâce à la visite de diverses réalisations en France. Un projet de média était né lors d’une rencontre informelle au Rat de Peyrelevade, chez Annie et Bernard Coutaud, c’était le 18 février 1986. Les mois suivants, naissait Télé Millevaches avec l’élan créatif de jeunes venus sur le Plateau, l’implication d'Henri Dupuytison, curé-électricien à Gentioux, et l’enthousiasme de Charles, persuadé que ce qui manquait au pays était la circulation de l’information : des potentialité existent, il faut les faire connaitre et bien des choses changeront dans les têtes !
Au fil des années, après la mort de Charles Rousseau en 1987, l’espace du Villard devint avec l’apport du travail de bénévoles un lieu d’accueil de diverses activités, accueil des touristes avec la création de deux gîtes dans les années 1980, accueil de réunions ou colloques avec une grande affluence lors de manifestions sociales et culturelles, de débats sur des points d’actualité avec des invités capables d’enrichir la réflexion. Citons les questions d’immigration avec Christian Delorme « le curé des Minguettes », la forêt avec Roger Lescop, la psychanalyse avec Marie Balmary, la décroissance avec Serge Latouche, etc. Grande diversité également de rencontres du côté de l’Assemblé chrétienne qui perdurait en parallèle. Remarquons la venue de camps de vacances d’enfants pour une initialisation à l’Evangile chaque trimestre jusqu’à 80 à 100 enfants. Cette venue d’enfants préfigurait l’animation laïque que se réalisera après la déconfessionnalisation de l’association où fut retirée la référence à l’Evangile, vecteur des premières innovations.La présence aux plus démunis ne va pas manquer. Une permanence au Villard se créant en 1981 avec des sœurs de Saint-Charles d’Angers, l’une d’entre elles, Anne Claire Lourd, va créer en 1992 une antenne du Secours Catholique, en lien avec les acteurs locaux du pays, « Solidarité Millevaches » qui sera un précieux instrument auprès des personnes isolées ou en manque de l’essentiel, notamment de relations de proximité. Aujourd’hui la relève est en cours avec le « fraternibus » itinérant du Secours Catholique.
Charles Rousseau avait rejoint Peyrelevade en 1983. Les fêtes du Plateau avaient été fécondes en émulation. C’est alors qu’après la fête sur la communication de 1986, l’association décide de passer la main au BAM, le Bureau d’accueil de la montagne limousine, créé par la Région en 1984. Assurément Charles souhaitait qu'un organisme solide puisse assurer une animation continue sur le Plateau1. De plus, il percevait une certaine fragilisation au sein des acteurs de l’association, plusieurs ayant dû quitter le territoire. Tout en faisant des projets, tel un colloque sur « Forêts et société sur le plateau de Millevaches » pour septembre 1987, Charles Rousseau pressentait-il les problèmes de santé qui allaient mettre fin à sa vie cette année même ? Ce n’est pas impossible. Le BAM, quant à lui, décidait que la prochaine fête des « Plateaux limousins » deviendrait la « fête de la Montagne limousine ». Elle eut lieu à l'automme 1987 à Meymac sur le thème de la forêt et du bois. Quelques années plus tard, en 1991, sur l’impulsion d’André Mas de Feix est organisé au Villard un colloque sur la « valorisation des produits issus des fermes » afin de faciliter les initiatives individuelles ou collectives, de soutenir les porteurs de projets et de de mettre en place des circuits pour découvrir les produits du pays. C'est ainsi qu'est créée dans la foulée l'association Ad Valorem.
Dans ces temps de fondation, il s’agissait, pour mener des actions de transformation, d’appliquer un processus de fonctionnement démocratique d’éducation populaire. Il serait caractérisé par un développement du Plateau au travers d’une action et d’une réflexion collective. Cette pratique s’observe dans le fonctionnement du conseil d’administration de l'association, constitué de personnes élues par l’assemblée générale, prenant des décisions par votation (à main levée ou bulletin secret) et faisant relecture de l’action menée pour en retirer les fruits et les enseignements. Dès lors, visites à plusieurs expérimentations à travers la France et prises de conseil d’experts apportaient leur concours dans la perspective d’une intelligence collective. Celle-ci se laissait instruire pour des opérations avisées et utiles au pays. C’était à l’opposé de « l’autoréférentiel » qui guette toujours une société sans oreilles, qui se gratte le nombril ou s’abrite dans une tour d’ivoire.
Au cours de ces années de fondation, entre 1974 et 1987, coule une énergie débordante qui puise à trois sources qui, sans se confondre, forment confluence pour donner vie au pays et communiquer aux habitants une confiance à la vie et le souffle d’une énergie transformante, et pour ceux qui croient, confiance en l’Evangile du Christ. Cette énergie s'abreuve à trois sources.La première, pour Charles Rousseau et l’Assemblée chrétienne, fut de retrouver, par-delà les scories toxiques de l’histoire de l’Eglise avec le peuple du Plateau, l’esprit de l’Evangile pour qu’il prenne corps dans l’histoire charnelle du pays. En 1984, pour les 10 ans de l'association, les évêques invitaient les chrétiens « à tenir un langage qui parle aux hommes et femmes d’aujourd’hui, à tendre résolument vers l’unité que le Christ veut faire ». La seconde source c’est la respiration du pays avec ses potentialités à réveiller et à faire connaître, notamment par Télé Millevaches. La troisième c'est le partenariat avec tous ceux et celles qui veulent établir un humanisme heureux dans toutes les dimensions de la personne humaine socioéconomique, politique et spirituelle. Une belle confluence de ces sources créa une synergie féconde pour le bien commun d’un vivre-ensemble qui devait se traduire par une vie associative foisonnante. « Milles sources, mille ressources » comme disait Charles Rousseau qui avait eu le bon mot prophétique pour parler d’un pays qu’il aimait. Qui était finalement cet homme ? Assurément un homme habité d’un bouillonnement intérieur, travaillé par le feu de l’Evangile et la quête de son actualisation dans la vie rurale et particulièrement celle du Plateau où « il planta sa tente » après avoir consacré de longues années au service des équipes rurales de la Mission de France, deux accents qui ont brûlé sa vie et abrégé ses jours, mais mis le feu au pays. Ses deux passions, la folie de l’Evangile et la passion d’un terroir, allaient jusqu’à perturber son sommeil et provoquer un questionnement jusqu’à en pleurer ! « Qu’est-ce que Dieu ? » me confiait-il. Homme de conviction assurément mais qui se laissait travailler par des rencontres avec ceux et celles qui croient et celles et ceux qui ne croient pas et la montée en lui du bouleversement prometteur et parfois incertain des mutations en cours. Le compagnonnage de vrais amis assoiffés d’un nouvel art de vivre lui procurait des témoignages comme autant d’ouvertures qu’il accueillait comme on « saisit une balle au bond » disait-il. L’amitié partagée, au cours de travaux où il ne ménageait pas sa peine, comme au fil de rencontres et de fêtes, nourrissait sa réflexion à sa table de travail au silence de l’hiver. Le tracé de sa vie, depuis Aubusson jusqu'à Peyrelevade et sa tombe, fut un corps à corps existentiel avec ce haut plateau auquel il voulait, avec des collaborateurs - nouveaux venus ou du terroir - donner un avenir.
Un matin du tout début juillet 1968, j’ai pris le train gare d’Austerlitz, et je n’étais pas seul. Nous étions toute une bande de jeunes échappés des banlieues, sous la garde de moniteurs désemparés par nos cris de hyènes et nos sauts de puces. J’avais un peu plus de douze ans, et j’allais rejoindre un camp de vacances de la Caisse d’allocations familiales (CAF) d’Ile-de-France, installé à Meymac (Corrèze).
Tous les cas sociaux de la région parisienne étaient représentés. Il y avait parmi nous des orphelins, des excités qui jouaient du couteau jusque dans le couloir du train, des gentils, des abrutis, pas mal de paumés qui appelaient leur mère. Laquelle ne répondait pas, comme on s’en doute.
À Limoges, nous prîmes un car, qui nous mena au terminus. En bas d’une colline se tenaient les bâtiments en dur, dont la cantine. Et sur les pentes était dressé un village de tentes où nous dormions, huit par huit. Je me souviens très bien des chasses au lézard et à la vipère : je participais volontiers aux premières, mais surtout pas aux secondes, qui me flanquaient la trouille. Un gars de plus de treize ans avait trouvé une combine avec un pharmacien de Meymac, qui lui achetait je crois le venin des serpents. Le gosse en profitait, il était riche.
Pour ma part, j’étais triste, pour des raisons que je ne peux pas détailler ici. Mais triste. Sauf ce jour dingue où nous allâmes visiter le musée d’un certain Marius Vazeilles, dont je n’avais bien sûr jamais entendu parler. J’en ai gardé le souvenir que voici : des grandes salles, une lumière brune sur des vitrines où dormaient des épées romaines tombant en miettes. Peut-être ai-je rêvé. Je revois pourtant quantité de restes d’armées défuntes, ainsi que des morceaux de poteries, les traces d’un monde disparu. Et c’est alors que l’enchantement fut complet. Car je rencontrais ce même jour le créateur du musée, Marius Vazeilles soi-même, et je compris pour la première fois de ma vie, je veux dire concrètement, les liens qui unissent les hommes par-delà le temps. Vazeilles en personne, et nul autre, avait fouillé la terre avant d’en exhumer les trésors. Ici, alentour, dans les environs de Meymac, où je posais le pied, d’autres humains avaient vécu jadis. On peut, on doit même appeler cela une révélation.
Mais j’ai également le souvenir physique de Marius. C’était, pour le gosse que j’étais en tout cas, un géant de légende, venu tout droit de l’Iliade et de l’Odyssée. Il me semble qu’il portait un béret, ou une casquette. À coup sûr, il avait une barbe fournie, jupitérienne. Et il parlait, figurez-vous, en français que je comprenais ! J’ai su ce même jour qu’il avait dirigé le reboisement du plateau de Millevaches. Mais je dois avouer que je n’ai pas compris l’ampleur de l’entreprise. Le plateau, pour moi, c’était une clairière dans laquelle j’allais me gorger de myrtilles, et dans mon souvenir toujours, ce plateau est pentu, il n’est nullement plat.
Quelqu’un peut-il m’expliquer ?
Pour clore cette journée folle, nous nous sommes retrouvés chez Marius, dans le parc qui entourait sa vaste maison. Où ? Je ne sais. Mais j’en fus marqué à tout jamais. Car le grand forestier avait planté là, côte à côte, des conifères venus du monde entier. Des lointaines Amériques, d’Asie centrale, du Chili, de Russie, de l’Atlas peut-être. Je venais de la banlieue parisienne, je n’avais rien vu de rien, j’étais d’une ignorance totale, et Marius m’offrait le monde et ses splendeurs, d’un seul coup d’oeil. Je me souviens des différences de taille entre ces arbres, de leurs couleurs si variées, de leur invraisemblable solidité. Et Marius parlait, parlait, parlait. J’ai sa voix dans mon oreille au moment où j’écris ces lignes. Il savait parler aux enfants. Il était grand.
1914-18 ! Période cruciale
L’économie rurale va se transformer.
Je viens d’être chargé de la propagande pour la mise en valeur des landes du Plateau de Millevaches, 80 communes, 15 000 hectares, de Meymac jusqu’à Bourganeuf et Felletin.
Vont se terminer les travaux de moisson du seigle avec la faucille et la mise en gerbes, le battage au fléau durant tout l’hiver dans les granges, l’emploi de la faux dans les prés, le ramassage du foin avec fourches et râteaux et sa rentrée au fenil avec les charrettes tirées par les vaches.
Abandonné le tombereau à fumier, remplacé bientôt par l’épandeur d’engrais.
Pour les foires et marchés, le «charetou» à âne d’autrefois, parfois la voiture et le cheval peu employé dans le pays, vont être remplacés presque totalement par l’automobile ou la camionnette ou le tracteur, lequel sert maintenant à tout charroi, même celui des charrues diverses et des machines nouvelles.
Devenue rare la préparation des repas dans la grande cheminée où marmites et «oulhes» pendaient aux crémaillères, où la poêle et la «daubière» avaient leur place sur le trépied au dessus des braises, près du toupi devant le feu, entre les chenets.
Depuis l’après-guerre 14-18, la cuisinière à bois a commencé à trôner pour la paysanne avant d’être bientôt remplacée par le réchaud à gaz butane. Cà et là sont utilisés le précieux frigidaire et la vaillante machine à laver. A la même époque le laboureur a remplacé par la brabant double l’antique araire qui, depuis les temps néolithiques ne faisait que rayer la terre, alors que, en Gaule indépendante, dans les terres profondes, servait déjà la charrue munie de son coutre et de son avant train signalés par le grand historien Camille Jullian.
Dans les mêmes temps, il y a une quarantaine d’années, les femmes et leurs fille ont cessé de filer la laine et le chanvre, et les hommes de cultiver cette plante dans le jardin réservé, l’«hort» du chanvre, la chènevière. Le chanvre occupait beaucoup dans le village avant de servir, accroché à la quenouille. Pour assurer le travail des fileuses, de toutes les femmes, jeunes ou vieilles, il fallait cultiver ainsi un ou deux ares de la meilleure terre. Après la récolte, il fallait faire rouir les tiges dans l’eau, puis, après séchage, «barguer» et peigner.
Après la tonte des bêtes à laine il fallait nettoyer la laine, carder et filer.
Pour les paysans, fini aussi de chauffer le four. Depuis peu ils ne font plus leur pain, ils s’en procurent chez le boulanger du bourg.
Les maisons anciennes sans étages ont été de plus en plus remplacées par des bâtiments modernes à un étage et plusieurs pièces. Presque toutes pourvues de leur adduction d’eau potable et des contacts avec le réseau électrique pour la force et la lumière, voire même chauffées au mazout. A Meymac, un réseau d’égout fonctionne depuis longtemps.
L’agronomie a fait de grands progrès avec l’emploi suffisant et judicieux des engrais chimiques et l’utilisation des machines agricoles de plus en plus en usage à la ferme. La prairie artificielle ignorée autrefois durant longtemps, est entrée enfin dans l’assolement. L’écobuage à feu courant et surtout celui à feu couvert qui appauvrissait gravement le sol est depuis longtemps abandonné. En matière d’élevage, le progrès a été très sérieux depuis 40 ou 50 ans. Autrefois, à l’époque où, entre les hameaux, la lande était dominante et parcourue sans discernement par les grands troupeaux ovins, l’élevage des bêtes à cornes était très infériorisé, malgré les comices agricoles et le zèle éclairé des Directeurs des services agricoles.
Durant l’hiver, on donnait le meilleur foin aux brebis. Celles-ci pleuraient à l’automne jusqu’à la dernière pousse. Elles prenaient ce qu’on appelle la «darrère». Au printemps, c’était encore elles qui déprimaient les prés. Les bovins ont enfin repris la place qui est due aux animaux qui enrichissent la terre au lieu de l’appauvrir.
Les grands espaces en nature de landes ou de friches, d’un hameau au suivant, sont en voie d’utilisation pour le labour, le gazon et aussi pour le boisement.
Dès 1913, après ma désignation, j’ai procédé sans perdre de temps au démarrage de la plantation forestière. Dans certains quartiers de Meymac, la reforestation a atteint un taux convenable pour la ferme, la région et le climat, soit pour l’équilibre agro-sylvo-pastoral. C’est à cause de ces travaux que
Meymac a été choisi pour l’emplacement de l’Ecole Forestière.
Il y a quelques siècles seulement, des bois existaient sur le Plateau, mais le pâturage exagéré des ovins dans chaque ferme et sans jamais de limitations, a fait que le bûcheron n’a pas été suivi de près par le jeune plant naturel et le rejet de souche. Sans que les générations successives s’en soient rendu compte, la forêt a disparu faisant place peu à peu à la lande sans autres preuves que la présence de beaux troncs de chênes dans les tourbières et de nombreux lieux dits évoquant la forêt. Cette invasion de la lande est même parvenue à ne laisser des anciens chemins que des traces à peine marquées. Aussi l’établissement des chemins ruraux est rendu difficile pour les villages éloignés et les écarts où ils sont nécessaires.
A la recherche du travail et de quelque fortune dans les villes, surtout à Paris, l’émigration continue à prélever une partie de notre jeunesse campagnarde. Mais trop peu de garçons et surtout de filles cherchent à s’orienter vers une situation agricoleA noter que le nombre de voyageurs de la région pour la vente des vins de Bordeaux continue à se maintenir, mais avec moins d’activités qu’autrefois. Après une longue période où le certificat d’études était très rare sur la Montagne, l’instruction populaire a fait beaucoup de progrès grâce à la qualité des maîtres et des élèves. Depuis quelques temps, elle progresse partout où se rencontrent les qualités naturelles des enfants et les moyens économiques des parents.
L’émigration vers la ville, et par suite l’abandon des hameaux a abouti à des communes qui se dépeuplent, telle celle dite du Longeyroux qui occupait la parcelle cadastrale «A la chapelle». Le hameau voisin de celle qui se dépeuple à son tour a profité du premier abandon. Il a hérité de la petite cloche de l’église du groupement abandonné. Elle est suspendue aujourd’hui à une fourche d’un arbre du groupement nouveau.
Sur les hauteurs du plateau : Pigerolles. Lieu magique dont Laurent Bourdelas et Marie-Noëlle Agniau se souviennent dans ces deux textes. Entre souvenirs d’adolescence pour l’un et quête “d’aération” pour l’autre, le plateau et Pigerolles en particulier prennent une dimension poétique et presque mythique. Laissons nous emporter par les mots.
Par Laurent Bourdelas écrivain et photographe.
C'est un retour incessant, comme celui d'un chevalier s'approchant encore et encore de Brandigan, la forteresse du roi Evrain ; j'y cherche cette étrange aventure ayant pour nom Joie de la Cour, mais dont on dit qu'elle n'apporte que deuil et douleur. Désormais, les lieux sont gardés par de hautes éoliennes blanches, grands donjons tournoyant aux vents qui glacent les os. Qu'y a-t-il au bout de ce chemin bordé de vaches rousses et de ruches, que nous empruntions adolescents avec insouciance ? Si je parvenais à l'emprunter à l'envers, trouverais-je la chambre parfumée d'encens, de myrrhe et d'aloès, et serais-je convié à un souper d'oiseaux, de fruits et de vins délicieux ? Si je poursuivais à travers prairies pâles et forêts de résineux, pourrais-je m'allonger sur le lit d'argent couvert d'un drap brodé d'or sur lequel m'attendrait la Dame inconnue et belle, aux longs cheveux fins enserrées par la ferronnière comme les fées de mon enfance ?
Que faisions-nous en ces temps anciens à Pigerolles ? C'était en juin, nous déambulions sous les étoiles entre le village et cette prairie au bout du chemin, celui qui prend presque en face du petit cimetière clos où des roses se figent sous la neige en décembre. Le monde vacillait, nous l'ignorions. Nous avions les cheveux mi-longs, des sweat et des jeans effrangés, des pataugas peut-être.
Nous attendions sans savoir quoi - la vie, sans doute (la mienne est en partie restée accrochée aux faîtes des arbres, là-bas).
Si je prends place dans le lit merveilleux, je sais que surgira de l'ombre Mabonagrain, le neveu du roi, lourdement armé, et qu'il me tranchera la tête, comme à tous les autres avant moi : sur chaque pieu qui borde le chemin, des heaumes sont plantés et sous chaque heaume, saigne une tête. On dit aussi que ce sont les pales des éoliennes qui coupent proprement le cou des candides voyageurs. Pourtant, je sais depuis toujours que ce lieu est à moi. Lorsque j'allais à La Courtine, saluant au passage l'enfant au poing levé de Gentioux me rappelant la vacuité de nos combats, immanquablement, deux chiens noirs venaient se coucher au milieu de la route, à Pigerolles. Si j'avais tourné la tête, j'aurais aperçu le cor pendu au tronc d'un arbre qui attend depuis des siècles celui qui parviendra à le faire résonner et dont la gloire et la renommée feront enfin la Joie de la Cour. Mais je n'étais pas encore prêt à éteindre les malédictions.
C'était il y a trente ans, et le monde vacille encore, et Pigerolles existe encore : maisons de pierre, église, vieille école transformée, cimetière enclos pour éviter aux morts allongés la morsure cruelle du froid. Les grandes pales tournent comme pour passer le temps. D'autres chiens viennent à moi et l'enfant de Gentioux lève toujours le poing. J'ai enfin compris la vacuité de nos combats.Je sais qui je suis ou presque (the fool on the hill). Je sais qui ira jusqu'au bout du chemin, jusqu'à Brandigan, jusqu'à mon adolescence : mon fils blond, qui croit déjà que l'on traverse la vie dans un sous-marin jaune.
Le plateau de Millevaches, c'est pour moi, la grande aération du corps. J'y vais chaque fois que je suis en panne d'écriture, quand le corps peine à écrire et qu'en lui, tout résiste, à commencer par ses propres forces : comprimées, durcies par une masse qu'elles ne savent plus employer. Quand je n'y vois plus clair. Au début, je croyais que c'était le plateau des milles vaches, et ce n'était même pas la croyance de l'enfant. Je croyais à ce peuplement des bêtes, suspendues par l'échine aux cornes du ciel. Mais la croyance fut rompue et je fus instruite. De la nature de cet innombrable et de l'eau qui abonde dans les creux de la terre. Qu'elle soit si seule me ravit. Et quand je pose pied à terre et que je frappe la terre de mon pied, c'est pour faire tomber les déchets et la corne de mon corps. Et qu'un vent les promène comme autant de particules noyées dans l'exploit de sa force. Avez-vous remarqué - ressenti - l'arrondi de la terre et comme l'on pressent - ici ou presque - la totalité de la sphère sur laquelle nous sommes posés. C'est comme si nous tournions avec elle.
Les éoliennes ont rajouté leur propre mouvement. Ici, non seulement la tête vous tourne, mais le corps en entier, ici je dépose les parties défectueuses et comme malades, ici l'être que je suis s'affecte du grand air et du froid, et mon corps en entier devient ce lieu d'échange, toi pour moi, moi pour soi, un lieu de circulation - où même les nuages passent. Et quelques humains. Car comment les appeler autrement ? Ici, nous sommes frappés et tout nous semble étrange. Y compris le visage de l'homme. C'est l'évidence qui nous frappe, de plein fouet, comme le vent pousse les corps et la langue à sortir de soi. Ici, on aurait tendance à s'enfoncer dans les arbres et les feuilles, à ne plus faire qu'un. Mais ce n'est que tendance. Car le grand froid au bord duquel nous sommes assis, nous rappelle qu'il faut marcher. Stupeur tout en haut d'un souffle, le nôtre mélangé aux épices de la terre et au vide du monde, ici, à monter, puisqu'il faut monter et que le froid nous oblige à tenir, ici, je change de peau et j'opère la mue la plus silencieuse qui soit. On pourrait la croire insensible. On pourrait trouver d'autres métaphores, comme une espèce de machine à laver, géante. Ici, c'est grand tambour et c'est le vent qui lave et qui souffle en nos poumons et qui nettoie des pieds à la tête, jusqu'à nos idées, nos pauvres idées d'écriture et de poète. Ici, les chiens courent à l'état sauvage et quand ils reviennent vers nous - s'ils reviennent - c'est qu'ils ont déposé, quelque part, sous la terre, un peu de leur domestication. Nous faisons de même. Il y faut le ciel et le vent pur, le renouvellement instantané de ce que nous sommes, ici la pensée ne pense plus etc'est avec joie qu'elle s'abrutit sur le plateau du vent.
Ici, je suis changée. Et les muscles se détendent et le froid qui nous apprend à faire face nous apprend aussi à plier, à détendre, à recevoir ce qui vient.
C’était avant la nouvelle grande fracture qui allait encore vider nos bourgs et nos villages ! Sans doute que les années 50 ont connu leur part de difficultés, mais les souvenirs que j’en ai gardés sont ceux d’une période très vivante, et gaie. Nostalgie de l’enfance penseront certains, et ils n’auraient pas tort si le filtre de la mémoire d’enfance ne laissait pas passer quelque chose de la réalité. Mes parents travaillaient dur dans la boulangerie familiale reprise à mon grand-père à la fin de la guerre, mais les souvenirs et les sentiments qu’ils m’ont transmis, comme les gens nombreux qui passaient à la maison, sont ceux de l’optimisme et de la joie de vivre.
Pourtant, comme beaucoup d’autres je suis parti, sans vraiment partir. Et tous ceux nombreux qui l’on fait aussi ont participé à cette nouvelle étape de l’exode qui sonnera pour les corréziens et les creusois de ma génération, comme le coup de grâce du pays. Combien sommes nous sur le plateau et ailleurs à porter en nous ce sentiment de culpabilité qu’a généré ce départ ? Je me demande souvent si ce profond attachement éprouvé vis à vis de toutes les terres d’exode par ceux qui les ont quittées trouve son origine dans ce sentiment qu’en partant ils ont contribué à enlever du sens à la vie des générations passées.
Et c’est sans doute pour cette raison que je rencontre souvent au pays tant de ces gens mettant toute leur énergie à disposition de cette terre en souffrance. Ils sont devenus des amis.
Il y a aussi ceux qui sont restés et qui ont évolué au rythme de l’ensemble de la société, et qui ont contribué à ouvrir le pays et à obtenir de la considération.
Et puis il y a ceux qui sont venus, et qui ont vu dans nos hautes terres limousines un lieu où ils pourraient bâtir une vie. La vie est plus mobile et la montagne limousine est entrée dans cette mobilité, à deux sens enfin, et c’est tant mieux !
Il faut certes du temps dans nos campagnes pour que les greffes prennent. C’est pourtant vital, et nous nous y habituons. Certes tous réunis, ça ne fait pas grand monde à l’échelle des mégalopoles actuelles. Une vision statistique nous place d’ailleurs “au dessous du seuil démographique”… ce qui nous condamne pour l’avenir.
Et c’est sûr, il y a danger !
Pourtant si j’ai voulu ici parler des hommes plus que des chiffres, des sentiments plus que des structures, c’est que j’ai acquis la certitude que l’avenir de notre pays est plus dans les représentations que nous en avons que dans les statistiques : l’optimisme ou le pessimisme, la confiance ou la défiance, notamment entre catégories professionnelles, la solidarité ou le corporatisme,…
Le développement est d’abord dans les têtes. Ce sont ces sentiments, ces conceptions partagées ou non du territoire et de son devenir qui sont à mon sens la source de tout le reste.
A condition de s’en donner les moyens, le reste, c’est à dire la vie des entreprises, les relations sociales, la vie culturelle, les animations, etc. peuvent suivre. A l’inverse sans cette confiance partagée dans le futur toutes les initiatives isolées ne peuvent pas “prendre ”.
Les moyens, c’est d’abord une structure territoriale pour le “Grand Plateau de Millevaches” pouvant jouer l’effet de levier en organisant et facilitant les initiatives économiques et culturelles ayant directement ou indirectement des retombées économiques. Une structure vivante pour faciliter la rencontre entre les nouveaux ruraux et la population plus ancienne, pour accueillir de nombreux visiteurs…
Les moyens, c’est aussi se servir intelligemment de la montée en puissance d’un courant d’opinion touchant une frange de plus en plus large de la société qui porte un regard positif sur la nature et le patrimoine. Ces préoccupations actuelles concernant l’environnement, le paysage, le patrimoine, peuvent être chez nous un socle pour le développement et dans toutes les branches, de l’agriculture au secteur tertiaire. C’est pourquoi j’attends avec espoir la création du Parc Naturel Régional de la Montagne Limousine. En effet c’est un « outil » qui pourra nous aider dans ce sens.
C’est peut-être une manière d’être fidèles aux générations passées et de transmettre un territoire vivant à celles qui suivront.
Marianne n’en est pas à son premier essai. Il y a déjà deux ans, un article consacré à la Creuse et construit sur le seul témoignage de deux hôteliers d’Aubusson parlait du Plateau avec beaucoup de mépris et d’approximations. Il y était question de la « scierie anarchiste » Ambiance bois avec plein d’insinuations totalement infondées : « les mauvaises langues affirment que son modèle économique survit grâce aux subsides de généreux donateurs... » Répéter ce que disent les « mauvaises langues » sans même se renseigner davantage, ça c’est du journalisme... à la Marianne ! Le plateau de Millevaches y était présenté comme « une «réserve d’Indiens» écolo-libertaires » et le pays se voyait déjà affublé de l’épithète d’ « ultra-gauche »...
Dans l’article paru en mai 2022, les inexactitudes sont également là : ce n’est pas Bernard Leduc qui a accueilli les futurs repreneurs du Magasin général de Tarnac, mais Jean Plazanet. Pierre Charvot, conseiller municipal de cette même commune, s’appelle en réalité Pierre Chauvot. L’épicerie bar n’est plus celle de Julien Coupat (qui n’habite plus Tarnac depuis 7 ans...). Tarnac est qualifié de « ville » (humour parisien sans doute !). Mais là n’est pas la plus grave approximation. Celle-ci se trouve en toutes lettres dans le chapeau de l’article : « La cohabitation est difficile entre les habitants de longue date et les nouveaux venus ». Ah bon ? Pour appuyer cette affirmation rien de bien solide. Le journaliste se fait très gentiment éconduire au lac Chamet : « Je peux me balader, parler à d’autres gens ? » « Oui vous pouvez »... Mais les méchants occupants du lieu ont l’outrecuidance de ne pas vouloir parler aux journalistes. Le reporter cite les débats autour de la forêt, comme si on ne pouvait plus débattre, même avec une certaine virulence ! L’auteur rappelle que deux engins forestiers ont été détruits à Saint-Pardoux-Morterolles et à Saint-Junien-la-Brégère, en attribuant implicitement la responsabilité de ces actes aux « nouveaux venus » - sans plus de preuve qu’en son temps faisait Dominique Simoneau, l’ancienne maire de Gentioux...
Enfin, pour paraître objectif, le journaliste rapporte quelques propos attribués au président du Parc naturel régional (« Ils ont peu à peu infiltré les structures municipales jusqu’à apparaître menaçants ») et à l’adjoint au maire de Tarnac : « Tarnac c’est un nom qui est désormais connoté négativement et les médias ne s’intéressent qu’à ce qui ressort du conflit » ; exactement ce que fait Marianne dans cet article superficiel agrémenté d’une photo choc d’un affrontement entre gendarmes et soutiens d’un Soudanais expulsé en 2018... en toute illégalité (voir notre article page 6).
Chacun sait bien, qu’ici comme ailleurs, des frictions peuvent exister entre anciens et nouveaux habitants, comme il en existe du reste entre nouveaux et nouveaux et aussi entre anciens et anciens ! Mais qu’au demeurant, hormis quelques cas particulièrement tendus (à Gentioux sous le règne de Dominique Simoneau ou à Saint-Moreil aujourd’hui) la bienveillance est plutôt la règle. Habitants d’un même territoire, confrontés aux mêmes problèmes, la plupart des habitants et habitantes de la Montagne vivent en réalité en relative bonne harmonie. Monter en épingle quelques conflits, amalgamer des critiques légitimes avec quelques actes délictueux, transformer des crispations en un conflit général entre une catégorie de la population et une autre, est la manière que choisit Marianne pour faire de l’audimat et mettre de l’huile sur le feu... Que ses journalistes ne s’étonnent pas ensuite d’être reçus un peu froidement !
Marianne se place sous cette phrase de Camus : « Le goût de la vérité n’empêche pas de prendre parti ». Avec cet article ce serait plutôt : « Le goût de prendre parti n’empêche pas de prendre des libertés avec la vérité »... Quant à la conclusion de l’article, elle peut s’appliquer telle quelle à Marianne : « Si vous pensez avoir compris quelque chose au plateau de Millevaches, c’est qu’on vous a mal expliqué. »
Que dire de la notion de développement durable si ce n'est qu'elle est trop souvent mal définie et que très peu de gens en comprenne le sens. Il semble, après lecture de l'article de Jean-François Pressicaud dans le dernier numéro d'IPNS, que ce soit malheureusement le cas de Georges Pérol. Cela m'attriste fortement, d'autant plus au vu des fonctions occupées par ce Monsieur. Il est évident que le développement durable ne peut s'assimiler à une "économie durable". Un territoire ne peut se résumer à sa simple composante économique. Bien qu'il soit certain qu'il doit être viable économiquement pour pouvoir fonctionner correctement, il n'en reste pas moins qu'il existe essentiellement parce que ses habitants se l'approprient. Et ce phénomène d'appropriation passe avant tout par un dynamisme social et culturel avéré, ainsi que par une véritable sensibilité environnementale. Il me parait insensé que le Vice Président du Conseil Général de la Corrèze et du Parc Naturel Régional de Millevaches en Limousin n'en ait pas pris conscience.
La suite de l'article est édifiante. Cet homme d'expérience, possédant une influence conséquente du fait de ses fonctions, en vient à opérer, à l'échelle du département de la Corrèze, une distinction territoriale digne d'intérêt. Selon lui, seuls les territoires qui, à l'heure actuelle, disposent d'un potentiel de croissance économique à court terme, vont être amenés à se développer. D'emblée, deux questions me sont venues à l'esprit : quel avenir réserve-t-il pour les autres territoires, et notamment celui du Plateau de Millevaches ? En outre, en quoi peut-on appliquer l'adjectif durable à ce type de développement, ou plutôt à ce type d'économie, pour reprendre l'expression de l'intéressé ?
M. Pressicaud semble s'être posé les mêmes questions que moi, ce qui me rassure fortement. Je ne suis pas seule à rester perplexe devant l'avenir que nous proposent de telles personnes. Le fatalisme évident dont Monsieur Pérol fait preuve à l'égard du Plateau de Millevaches ne risque pas de servir son territoire. Ce genre d'attitude freine, justement, un certain développement qui, comme le précisait J.-F. Pressicaud, n'apparaît pas encore dans les statistiques. Quoique cela ne soit pas si sûr.
Des études ont été récemment menées sur un phénomène grandissant : l'arrivée de nouvelles populations dans les milieux ruraux profonds. La question de l'habiter est, pour nos sociétés modernes, une problématique essentielle. En effet le lieu, le cadre de vie ont sensiblement pris de l'importance dans les mentalités actuelles. C'est son lieu de vie qui, de plus en plus, détermine le bien-être d'une famille. Elle prend soin de bien le choisir selon ses aspirations. Actuellement, une tendance générale voudrait que ce soit vers lemilieu rural que se tournent principalement les désirs résidentiels : à distance de la ville, il semble offrir des espaces vides, quasiment vierges, infinis.
L'ampleur de ce "retour à la terre", comme on l'appelle parfois, dépasse dans bien des régions le niveau d'un simple phénomène épisodique. Une enquête IPSOS réalisée en juin 2003 et se basant sur la définition statistique de l'INSEE (est considérée comme néo-rurale toute personne habitant la commune depuis moins de 5 ans et dont le précédent lieu de résidence se situait à plus de 50 kilomètres) a dénombré plus de deux millions de néo-ruraux. Des estimations plus anciennes ont montré que dans la période intercensitaire 1982-1990, environ deux millions de personnes s'étaient aussi installées en milieu rural. Il est bien entendu très difficile d'obtenir des chiffres concrets, précis, sur l'ampleur de la mouvance néorurale. Mais nous ne pouvons, sous ce prétexte, faire abstraction de cette réalité : le néo-ruralisme est un phénomène de société de plus en plus marqué et marquant. Il alimente de nombreux articles de journaux. Il révèle notre changement de regard sur la campagne, sur le monde rural. Il est le témoin du rêve entretenu par beaucoup de se "mettre au vert".
L'arrivée de populations nouvelles sur le Plateau de Millevaches, et dans la région, n'est pas un phénomène nouveau, mais son accentuation est récente. Ce phénomène permet, depuis peu, de combler un tant soit peu le déficit démographique que l'on observe en Limousin. Ces nouveaux arrivants sont d'autant plus intéressants qu'ils sont jeunes : jeunes parents, jeunes actifs, etc. Bernard Kayser, grand spécialiste des milieux ruraux et de la mouvance néo-rurale, écrivait déjà en 1989 : "Ce qui est sûr, c'est que la concomitance, au moins approximative, du renversement démographique dans la plupart des pays industriels oblige à y voir bien plus qu'un phénomène superficiel ou passager. Ce qui est sûr, de la même façon, c'est que l'inclusion, dans l'ensemble touché par ce processus, de zones et lieux très dispersés et différenciés fait de ce qui pourrait apparaître localement comme accidentel un véritable phénomène sociétal" .
Du fait de son importance, le phénomène néo-rural ne reste donc pas sans impact sur les territoires concernés par de nombreuses installations. Il présente l'intérêt de contribuer à la revitalisation de régions rurales souvent vidées de leur substance par un exode rural séculaire et, progressivement, transforme assez profondément les mentalités et les conditions de vie dans ces régions dont certaines semblaient jusqu'à maintenant vouées à une désertification sans recours. Néanmoins, il a trop longtemps été considéré comme marginal, notamment par l'Etat, les régions, les communes. Encore maintenant, beaucoup d'hommes politiques, de tous niveaux et de tous bords, ont du mal à en saisir l'importance.
L'arrivée de nouvelles populations et activités constitue un réel enjeu pour l'avenir de ces territoires. Or, il est nécessaire d'appuyer sur le fait que plusieurs problèmes globaux subsistent quant à la mise en place d'une politique d'accueil globale et efficace. Selon moi, le rôle des collectivités territoriales est majeur. Sans elles, seules quelques actions à petite échelle, provenant d'initiatives locales, peuvent être entreprises. Il faut donc qu'elles se sentent de plus en plus impliquées dans ces problématiques d'accueil et qu'elles surmontent plusieurs écueils. Un engagement volontaire et dynamique de la part des collectivités territoriales semble indispensable. Il faut lutter contre l'immobilisme, et le fatalisme, des administrations et des élus. La situation même du territoire lui impose de se donner les moyens de mener une action déterminée et efficace. Pour cela, il faut que les administrations croient en un bel avenir possible pour le Plateau de Millevaches, en un potentiel de développement de la région qui mérite d'être exploité. Sans cette croyance, il y a peude chance que les acteurs se sentent concernés par l'avenir de leur territoire.
En outre, il me semble utile de revenir sur le fait que ce potentiel de développement ne doit pas être perçu comme un développement économique. Au contraire, il serait préférable de miser sur un développement social et culturel du territoire, fondé sur une démarche de préservation de l'environnement et ce, pour deux raisons : les espaces naturels constituent un capital non négligeable, qui peut constituer une solide base dans la construction d'un développement économique respectueux des milieux environnants ; de plus, c'est en misant sur l'accueil de nouveaux habitants, la consolidation de la solidarité entre personnes, l'extension du tissu associatif et la valorisation du patrimoine culturel, qu'il sera possible de renforcer le sentiment de bien-être des habitants. Et c'est bien ce sentiment qui, conditionnant la sensation d'appartenance à un territoire, permet de faire vivre ce même espace, que l'on peut alors qualifier d'"espace vécu", selon l'expression d'Armand Frémont, géographe émérite. Comment qualifier un territoire qui vit si ce n'est de développé ? Et je mets au défi M. Pérol de m'affirmer que le Plateau de Millevaches n'est pas un territoire plein de vie.
Oser se détacher de l'idéologie capitaliste prégnante afin d'imaginer un développement centré sur le bien-être des populations et intégrant, de fait, trois dimensions : sociale, environnementale et économique, c'est cela le développement durable, et certainement pas, comme voudraient nous faire croire certaines personnes, l'application de la logique capitaliste accompagnée de quelques actions à visée pseudo environnementaliste qui aboutissent bien plus souvent à figer les paysages plutôt qu'à les préserver.
Il suffit de vivre ou se promener dans nos bourgs, nos villages ou hameaux, pour observer les volets clos - le plus souvent, voire toujours. Des résidents secondaires, nous en connaissons tous : des voisins, des bien connus ou pas du tout, des “fantômes“ même. Faire un rapide tour de la question ou un état des lieux est une tâche difficile, tant les aspects du phénomène sont nombreux. Il y a tant de types différents de résidences et de résidents !
Pour simplifier, on peut évoquer trois grandes catégories.
Notre région est “la moins chère de France“. Pour simplifier : un tiers des prix de la banlieue parisienne. Le rapport qualité-prix est encore bonifié par la tranquillité, la nature verte, l'eau et les loisirs. Les locataires d'une maison secondaire à l'année représentent un pourcentage marginal. Par contre, c'est remarquable aux yeux des professionnels, de nombreux résidents sont locataires de leur domicile, la maison secondaire constituant leur seul bien. Le côté affectif est là aussi évident : on s'intéresse souvent de plus près aux travaux, on choie particulièrement son logement, un peu comme une voiture de collection. Une majorité de résidents secondaires travaille encore, et la tranche des 45-50 ans domine. Ils viennent en vacances ou les week-ends. Pour 80 % de ces derniers, c'est un “aller-retour“. Quand les contraintes familiales changent (retraite, arrivée de petits-enfants, problèmes de santé...) la majorité vend ou revend.
Les données de l'Insee nous offrent un constat a priori étonnant : une habitation limousine sur cinq a un usage d’agrément. Plus encore : sur le plateau de Millevaches, la moitié des logements sont dans ce cas. Les spécialistes doutent cependant de la pertinence de ces chiffres, qui reposent pourtant sur les statistiques du recensement. Toujours selon l'Insee, le nombre de résidences secondaires en Limousin a doublé de 1968 à 1999. Et leur nombre continue à progresser. On parle alors de “surreprésentation“ de ces logements. Nous sommes situés en plein dans cette zone de “surreprésentation“. Voici ci-dessous une carte significative. Notre plateau s'y dessine très nettement, au centre de l'espace régional.
En gris, figurent les communes où le pourcentage est supérieur à 25 % de résidences secondaires sur l'ensemble des logements (les données datent de 2009). L'espace concerné s'étend sur une grande partie de la Creuse, et l'Est corrézien. Ce n'est donc pas une situation spécifique au Plateau. Pourtant ce dernier a un taux de résidences secondaires homogène, à l'exception des secteurs d'Aubusson, d'Ussel-Meymac et d'Eymoutiers. Mais sommes-nous là encore sur le plateau de Millevaches ? Autre débat...
Enfin, en noir, on voit les communes qui cumulent un pourcentage élevé de logements vacants, c'est-à-dire jamais occupés. Pour l'ensemble de l'espace limousin, il serait de 9 %. Il s'agit du taux le plus élevé du pays. Ce point soulève évidemment bien des questions.
Les professionnels soulignent ce caractère. Si on observe l'immobilier au niveau le plus bas, le marché des résidences secondaires représente au moins 40 % de l'activité des agences.
Mais au plus haut, il peut aller jusqu'à 80 %. Sans oublier qu'il existe aussi des transactions de particulier à particulier et les sites de petites annonces. Aspects difficilement quantifiables, sauf à percer les secrets notariaux. Il y eut bien une sorte de “ruée“ au début des années 2000, alimentée par un “repli“ des Britanniques vers des zones aux prix plus attractifs que la Dordogne ou la Charente. Il est facile de constater que, pour beaucoup d'entre eux, la résidence secondaire est devenue permanente.
Quant à l'artisanat, il est à l'évidence très dépendant de ce marché. Selon les branches, une fourchette de 40 à 60 % de l'activité semble raisonnable. Les artisans se disent satisfaits des relations avec le client, beaucoup moins exigeant que le client local, notamment au niveau des délais. Autre point remarquable : les Anglo-saxons achètent souvent ce qui est en mauvais état, mais rénovent eux-mêmes.
On peut s'interroger sur l'influence de ce marché sur le bâti lui-même : choix des matériaux, esthétique, aménagement intérieur, confort... Rien qui distingue notablement de la clientèle locale, sinon peut-être l'accès internet (la première question posée !). Les constructions neuves semblent aujourd'hui très... secondaires, dans l'activité.
Les résidents secondaires n'auraient-ils pas de demandes spécifiques ? On peut remarquer – mais cela ne les distingue sans doute pas sur le Plateau – qu'une majorité est préoccupée par les questions environnementales et la recherche d'une certaine pureté et qualité de vie. Ainsi, la piscine ouverte d'Eymoutiers serait peu fréquentée par les vacanciers, qui préfèrent l'eau des lacs.
Il y a quatre ans, les Suisses étaient appelés à une “votation“ suite à une “initiative populaire“ (dite initiative Franz Weber) intitulée : Pour en finir avec les constructions envahissantes de résidences secondaires (voir encadré). Le projet fut approuvé ! La Suisse a des traditions démocratiques originales. On ne peut s'empêcher de s'interroger sur ce que donnerait un tel référendum chez nous. Beaucoup de domiciliés – c'est comme çà qu'on appelait les Canadiens français (mais pas les indiens) - ont la même réaction de rejet des secondaires : niveau de vie supérieur, habitudes de consommation. Ce phénomène est récurrent dans les conversations, et participe du climat de suspicion envers les “étrangers“, le mot n'est pas trop fort et s'entend souvent. On leur reproche surtout une influence à la hausse sur les prix immobiliers. Phénomène bien réel mais en partie fantasmé. Plus largement, il s'agit sans doute d'un “fond limousin“, qui court à travers l'histoire : peur de l'autre, de la différence, de ne plus maîtriser son destin. Le (malheureusement) fameux : “Laissez-nous mourir en paix“ tagué à Gentioux en 2014 - même s'il visait les “néos“ - peut sans doute s'appliquer ici.
Le fait que les résidents secondaires participeraient peu à la vie locale est à étudier de plus près. Pourtant, ils manifestent souvent un certain attrait pour un milieu rural figé, qui n'existe sans doute plus, un certain folklore en quelque sorte.
Prenons la définition minimaliste des Mots de la géographie : dictionnaire critique de Roger Brunet : un plateau est une forme de relief tabulaire. Il ne croit pas si bien dire, tout l’ouest du Massif central est une table. Les Espagnols appellent ça mesa ou meseta. Une table donc, comme celles qu’on trouvait dans les fermes d’avant le « progrès » : costaude, bancale, usée par endroits par les frottements et de nombreuses traces de couteau.
Cela pourrait aussi être votre main : on pourrait la croire lisse, les veines, les rides, les petites plaques et les verrues, les cicatrices, le squelette sous-jacent. Si vous étiez le géant Atlas, vous auriez la même impression en passant votre main sur le globe. La France occidentale, presque lisse, presque plate, en fait pas du tout.
Usons d’une autre comparaison, culinaire cette fois : imaginez un clafoutis ou une tarte aux prunes. Boursouflée sur les bords, telles les Monédières, pâte parsemée de bosses : ce sont les fruits. Et maintenant, coupez sans retenue, vous aurez creusé des vallées profondes, et obtenu un plateau. André Gide évoquait dans Les Nourritures terrestres, ces « plateaux où viennent se reposer des collines ». Voyons ça de plus près.
Celui de Millevaches pour commencer. Nous devons à ce brave Marius Vazeilles un premier malentendu. Dans son ouvrage Mise en valeur du plateau de Millevaches (1931), tellement pressé de convaincre, il a étendu à l’ensemble de la Montagne limousine les rêves d’aménagement forestier qu’il avait conçus à l’origine pour le seul plateau de Millevaches. Ainsi, ces plateaux, qu’on appelle de Millevaches, de Gentioux, de La Courtine, des Combrailles, de Basse-Marche, du sud-est corrézien… sont régulièrement coupés par les vallées profondes de nombreuses rivières : au nord la Creuse, le Taurion, la Tardes, et même le Cher, vers l’ouest la Maulde, la Vienne, au sud la Vézère, la Corrèze, la Diège, et plus loin à l’est le Chavanon et la Dordogne. Ce sont ces grandes cassures qui font qu’on monte et descend sans cesse. Elles n’ont pas été creusées par les rivières, qui se contentent de suivre la pente et d’envahir les creux générés par des failles géologiques. Le cours d’eau ravine et alluvionne : le bilan s’annule.
Donc, ne cherchez pas un relief plat, comme cette touriste parisienne tombant des nues : « Mais il est où, votre plateau ? » Il suffit de tendre le bras en montrant la direction de l’est, et dire : « Par là. » C’est depuis un sommet qu’on a le meilleur aperçu d’un plateau : au loin, l’horizon est rectiligne. Entre les deux, on devine par l’alternance des couleurs végétales l’ondulation du relief.
Une carte vaut mieux qu’un long discours. Reprenons la métaphore de la carapace de tortue. Elle possède, comme la Montagne limousine, une colonne vertébrale. Celle-ci constitue pour nous la ligne de partage des eaux, qui court de monts en monts, de Nedde à l’ouest jusqu’à Ussel à l’est. D’autant qu’un peu partout culminent de « grands monts », des sortes de taupinières dans notre gigantesque pré, résultat d’une érosion moins forte. En voici deux au Mont Bessou (977 m) et au signal d’Audouze (953 m), plus à l’est le Puy des Chaires (932 m) et à l’ouest le sommet avancé du Mont Gargan (735 m). LES plateaux limousins ne sont donc pas plats, ils s’abaissent en douceur vers l’ouest, le nord et le sud-ouest. Et quand les dénivelés se réduisent, on peut dire qu’on est bien sur « UN » plateau. Alors, celui de Millevaches ? Eh bien, ce plateau, au sens propre, est tout petit. Il court, façon de parler, de Tarnac à Saint-Setiers, puis de Millevaches à Sornac. Toutefois, l’ensemble DES plateaux limousins est plus vaste que LA Montagne limousine. C’est au cœur de cette dernière qu’on peut trouver régulièrement quelques kilomètres « presque » plats, par exemple quand on circule de Tarnac à Peyrelevade, en longeant la Vienne, ou encore de Lacelle à Bugeat, de Croze à La Courtine, de Faux à Gentioux... Il est utile de le préciser, pour que tout le monde parle de la même chose.
Quand on quitte la Montagne, on rencontre alors des zones plus plates, qui ressemblent plus à ce qu’on croit être un « vrai » plateau. Voyez la route de Pontarion vers le Puy-de-Dôme. C’est un plateau, mais il n’a de nom qu’après Aubusson, où commencent les Combrailles. Il est entrecoupé par la vallée de la Creuse, puis du Cher, de la Sioule…
On peut suivre aussi la route d’Eymoutiers à Limoges. Après avoir remonté depuis la Vienne, le plateau descend vers l’ouest par étages, coupé par la profonde vallée de la Combade. Ensuite, il se poursuit jusqu’à Limoges. Sur certains plats, avec de grandes lignes droites, il est difficile de rouler à 80 km/h, n’est-ce pas ?
N’oublions pas un plateau véritable, au sud de Treignac, lorsqu’on va vers Tulle ou Uzerche, plateau là aussi étagé, appuyé sur le solide massif des Monédières à l’est.
En réalité, avec ce panorama géographique, nous avons fait le plus facile. Voici pourquoi.
Dans ce milieu naturel assez bien défini, nous avons vu se produire deux exodes opposés. Quand notre Montagne limousine avait du mal à nourrir ses habitants, c’est le travail des ouvriers migrants qui l’a aidée à survivre. Il fut ensuite un temps de ruptures : l’exode rural, de saisonniers, devint définitif (voir IPNS n°46, mars 2014). À l’inverse, depuis un demi-siècle, de nombreux habitants sont venus d’ailleurs, attirés par des conditions de vie agréables, loin des villes, et la possibilité de créer soit une activité économique, soit des groupes inspirés par le slogan « un autre monde est possible ». On y cultive l’écologie, comme une forte méfiance envers les autorités politiques, ou des opportunités culturelles (comme la Fête de la Montagne). Nous pourrions appeler cette société redynamisée le « Plateau alternatif », tissé de communautés et associations très militantes, à la moyenne d’âge plutôt jeune, inventives et non-résignées. Nous observons aussi des positions de révolte ouverte contre bien des projets gargantuesques et des situations d’injustice (migrants, gilets jaunes). Nous dénommerons cette forme plus radicale « Plateau insoumis ». Dans tout ça, où est le fantasme ? Il est d’abord chez ceux qui regardent toutes les initiatives des « gens du plateau » avec méfiance, dédain, mépris même. Entendu ceci un jour dans une mairie : « Ça, on ne soutiendra pas, parce que ce sont des gens du Plateau. » Tout juste si l’on ne parlait pas d’invasion des « néos », et pourquoi pas d’ennemis tant qu’on y était ? Enfin ce Plateau qui fait peur existe bel et bien, avec ses réussites et ses côtés agaçants. Beaucoup de personnes vivant en dehors (géographiquement) s’y reconnaissent, s’en revendiquent et y « montent » souvent. C’est un atout, à condition que ni les uns, ni les autres ne campent sur leurs frontières. D’ailleurs, il est facile de remarquer que le Plateau géographique n’a pas de limites bien établies, pas plus que le Plateau fantasmé, qui lui n’en a pas du tout. Paix sur le Plateau aux hommes de bonne volonté. J’écrirai ça dans ma lettre au Père Noël.