Libres leçons de développement local
Trois ouvrages parus récemment aux éditions REPAS posent la problématique du développement local en espace rural fragile. Il s'agit de témoignages d'initiatives économiques variées dont l'une est installée sur le plateau : Ambiance Bois. Les deux autres sont une SCOP ardéchoise qui travaille la laine de pays, Ardelaine, et un vigneron du Gard. Nous avons demandé à Jean Jacques Gouguet, économiste à l'université de Limoges, de les lire pour nous.
Le développement local passe avant tout par des porteurs de projets. On mesure donc l'importance des histoires de vie personnelles pour reconstituer et comprendre la genèse et le développement des projets. En voilà trois exemples passionnants.
Moutons rebelles. Ardelaine, la fibre développement local.
La problématique générale de ce premier ouvrage rencontre les interrogations actuelles autour du concept de "développement durable" voire, beaucoup mieux, de décroissance, en se demandant comment trouver un compromis acceptable entre des logiques qui sont souvent contradictoires :
- l'économique qui constitue toujours une contrainte majeure en terme de survie pure et simple vis à vis du marché.
- le social qui implique la prise en compte d'une certaine éthique des affaires, ce que l'on appelle maintenant la responsabilité sociale des entreprises.
- l'écologique qui ne peut plus être négligé dans n'importe quel projet de développement au nom simplement de la "vérité des prix".
Dans cette perspective, l'expérience d'Ardelaine mérite d'être connue pour se persuader qu'il est possible de vivre, travailler et consommer autrement. Le totalitarisme de la rationalité économique mise en oeuvre par le marché conduit de fait à un anti-humanisme.
Contre les défenseurs de cette économie de marché qui prétendent qu'il n'y a pas d'alternative crédible, l'ouvrage de Béatrice Barras nous délivre une bouffée d'optimisme crédible en montrant qu'il est possible de mettre en oeuvre d'autres principes de régulation que la seule recherche de la productivité maximale à tout prix (avec du dumping social et du dumping écologique).
On retrouve alors dans l'expérience d'Ardelaine les principes fondateurs d'un autre modèle d'organisation :
- le principe de gestion intégrée. Ardelaine s'est construite sur la base d'une approche globale de filière spatialisée et non pas sur la base d'une spécialisation étroite et de la recherche d'un créneau à l'exportation. A l'inverse, s'est progressivement constituée une cohérence d'ensemble de filière articulant plusieurs types d'activités complémentaires et reposant de ce fait sur la polyvalence des acteurs. Cette stratégie de diversification s'est révélée payante.
- le principe d'autonomie. Le succès d'Ardelaine repose en grande partie sur la maîtrise complète de la filière de l'amont (approvisionnement en laine de qualité), jusqu'à l'aval (refus d'exporter au Japon). Une telle maîtrise est indispensable pour éviter la dépendance et les inévitables dérives économiciennes qui en résultent.
- le principe d'équité. Que ce soit au niveau de la rémunération de l'amont de la filière (prix d'achat de la laine supérieur au cours du marché), ou bien au niveau de l'ampleur des écarts de salaires (échelle de 1,2), chacun trouve la pleine reconnaissance de son apport à la production d'ensemble.
- le principe de responsabilité qui introduit un fonctionnement beaucoup plus démocratique mais qui constitue surtout une éthique de comportement, un autre rapport aux autres, à la société, aux générations futures…
- le principe de simplicité. Comme il l'est justement affirmé page 157 : "si nous voulons participer à l'avenir de la Planète, nous les Occidentaux, nous devons commencer par changer notre mode de vie et sortir de l'obésité économique". Cela tient également au travers de la volonté permanente d'Ardelaine de refuser de dépasser un seuil dans la taille de l'entreprise au delà duquel tous les principes précédents ne peuvent être pleinement appliqués.
La danse des ceps, Chronique de vignes en partage
L'ouvrage de Christophe Beau est intéressant à lire d'un double point de vue. C'est un vrai manuel de développement local dans lequel on découvre les moyens de dépasser les traditionnels obstacles à la création d'activités (mobilisation de l'épargne, choix d'une technique de production, détermination de l'échelle optimale de production…). Par ailleurs, c'est aussi une véritable chronique villageoise où l'on mesure les conséquences d'un attachement viscéral à la terre de ses ancêtres.
Techniquement parlant, la réussite de Christophe Beau repose certainement sur trois éléments :
- la capacité à mobiliser de l'épargne populaire sous la forme d'un contrat original de location de ceps de vigne et de la mise en place d'une SCI. Cette capacité à mobiliser un réseau de relations reposant sur la confiance mutuelle s'est révélée efficace pour résoudre le problème du financement qui hypothèque beaucoup de projets de développement local du fait de l'attitude frileuse du système bancaire. De plus, la convivialité du système dépasse très largement sa seule dimension financière.
- le choix d'une bonne technique de production rentrant dans le champ de pratiques culturales respectueuses de l'environnement. On ne peut qu'apprécier la critique du matraquage chimique de la vigne au service d'un productivisme agricole aveugle pour promouvoir à l'inverse une agriculture biodynamique.
- le choix d'une bonne échelle de production. Christophe Beau fait ici la démonstration de la rentabilité d'une exploitation de petite taille. Son taux de marge repose en fait sur la minimisation des intrants (sulfatage des vignes à la main efficace et donnant à la plante la quantité juste suffisante), et sur un équipement adapté (allant du vieux tracteur à l'huile de coude). Nous avons en particulier bien apprécié la critique des gadgets comme par exemple "le nouvel interceps à tâteur électronique" !
Sur le second aspect mis en évidence dans l'ouvrage, on pourrait discuter longuement du type de lien social que génère, dans l'espace rural, un attachement excessif à la propriété foncière. L'intérêt de ce témoignage, au delà de l'expérience réussie d'une installation atypique, est de nous faire découvrir avec finesse la complexité des relations sociales dans le monde agricole et la ténacité qu'il faut pour pouvoir s'y intégrer.
Scions…travaillait autrement ? Ambiance Bois, l'aventure d'un collectif autogéré
L'ouvrage de Michel Lulek est à lire pour se persuader que "la façon de travailler est aussi importante que le produit qui est fabriqué" et que, sans jamais prétendre à l'universalité d'un nouveau modèle clé en main et transposable, Ambiance Bois représente une expérience démontrant bien, à l'heure de la recherche d'alternatives à un productivisme dépassé, qu'on peut effectivement vivre et travailler autrement. Le premier intérêt de l'ouvrage réside dans la reconstitution de l'épopée d'Ambiance Bois. A la lumière de cet historique, on comprend la nature profonde de ce que constitue un montage de projet dans toute sa globalité. Parmi les nombreux enseignements qui pourraient être tirés de cette expérience, on nous permettra d'en retenir trois :
- la recherche de la localisation optimale du projet par rapport à l'existence de réseaux denses d'acteurs sur le territoire. Cela change des approches traditionnelles purement économiciennes en termes de niveau de qualifications professionnelles disponibles, d'infrastructures de transports, …qui eussent condamné d'emblée le Plateau de Millevaches.
- le choix du statut juridique de l'entreprise. Ce choix n'est pas neutre par rapport à la répartition du pouvoir, d'où la SAPO (Société Anonyme à Participation Ouvrière).
- la recherche systématique de l'autonomie de l'entreprise au travers de la maîtrise de la filière, du sciage au produit fini.
Après l'abandon du projet initial de scierie et sa nouvelle conception à partir de la deuxième transformation du bois, trois éléments caractérisent la stratégie d'Ambiance Bois : vente directe, diversification des produits et respect de l'environnement.
Tout cela permet de comprendre qu'Ambiance Bois n'a rien à voir avec une entreprise de type capitaliste qui chercherait à augmenter systématiquement ses parts de marché à l'exportation et fonctionnerait avec des matières premières importées moins chères. Mais l'important de cette expérience réside beaucoup plus dans l'organisation interne du travail qui constitue véritablement l'originalité d'Ambiance Bois. La semaine de quatre jours et le vendredi matin consacré à la gestion collective constituent de vraies innovations. De façon plus générale, il y a une réflexion sur la gestion globale du temps (vivre à plusieurs temps), ce qui justifie le niveau des salaires, l'objectif n'étant surtout pas le profit maximum.
On retrouve également un débat intéressant dans l'entreprise autour du partage des gains de productivité : augmenter les salaires ou diminuer le temps de travail ? On se régale à la lecture des pages consacrées à la critique de la dérive des besoins de consommation et de la "paupérisation psychologique" comme dirait Jean Baudrillard ; à l'intérêt d'aboutir à une déconnexion entre revenu et travail pour aller vers du travail autonome au sens de André Gorz et dont la véritable rémunération est la maîtrise de son temps ; à la nécessité de lutter contre l'hégémonie de l'économique sur la vie sociale ; à l'intérêt de maîtriser un projet de développement pour le mettre au service d'objectifs non économiques…
En conclusion, on ne peut que souhaiter que d'autres ouvrages de la qualité des trois que nous venons de commenter enrichissent la collection des éditions REPAS pour le plus grand bénéfice de tous.
Jean-Jacques Gouguet
CRIDEAU - CNRS - INRA
Faculté de droit et sciences économiques de Limoges.
Pour se procurer ces ouvrages :
A Ambiance Bois (Faux la Montagne) 05 55 67 94 06
Par correspondance aux éditions REPAS, 4 allée Séverine, 26 000
Valence, 04 75 42 67 45.
(14 € le livre + port : 3 € un livre, 4 € 2 à 3 livres)
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ThèmeLecture
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