Figurez-vous que j'ai le rare privilège, moi qui écris ces lignes, d'avoir connu un Gaulois. Non, pas tout à fait un vrai, mais un Gaulois de notre temps, disons un Gaulois du 20ème siècle ! Pas peu fier qu'on l'ait surnommé ainsi : "Gaulois". Entre nous, je le soupçonne fort d'avoir quelque peu accentué, volontairement, certains traits de son caractère. À partir de quoi, la qualité de gaulois qui lui avait été attribuée paraissait incontestable.
Brave Gaulois ! Il possédait toutes les qualités mais aussi tous les défauts de nos valeureux ancêtres : la franchise, la bravoure, et puis, une certaine truculence gasconne qui, parfois, devenait de la hâblerie.
Quand je l'ai connu, il portait haut sa tête de sexagénaire mon Gaulois. Sans manifester de crainte apparente envers le ciel de son village de Saint Sulpice les Bois. Mis à part cependant lorsque celui-ci tendait à manifester sa mauvaise humeur. Auquel cas mon Gaulois réagissait avec force, comme pour effrayer les éléments qui le menaçaient. En tonnant, en tempêtant encore plus fort qu'eux, en prenant le monde entier à témoin de ce qui risquait bien de lui arriver. Pas que le ciel ne lui tombe sur la tête ! Non ! Mais plus prosaïquement, que ce dernier ne laisse choir ce dont ses flancs étaient chargés : grêle, pluie, orages qui, eux, se chargeraient d'anéantir ses récoltes, de mettre à mal ses animaux. Un simple petit bout de ferme qu'il possédait pourtant, mon Gaulois, mais pour lui un coin de paradis ! Sur lequel il trimait, il s'échinait avec tant d'amour et pour un bien maigre profit, avec sa Menou de femme !
Il tempêtait de même contre les choses de la vie, mon Gaulois. Contre les hommes. Contre tout ce qui ne connaissait pas un déroulement normal. Ce n'était cependant ni un sauvage ni un misanthrope. Je ne connaissais pas sur le Plateau de personnes plus avenantes que lui. Lorsque je me présentais chez lui, il se dépêchait de s'enfiler derrière le rempart en bois de son comptoir, afin de me servir au plus vite un verre. Là, il se sentait bien. Alors, un peu comme un prédicateur du haut de sa chaire, il se laissait aller à parler. Et il devenait un censeur impitoyable de notre société actuelle, cordial en même temps que bourru, éternellement mécontent de lui comme des autres.
N'est-il pas vrai pourtant que les temps avaient bien changé en ce pays de Millevaches, depuis ses jeunes années ? Il ne le reconnaissait plus son pays, mon Gaulois, pas plus que ses hommes. Acharnés à vouloir, avec leurs tracteurs, transformer en terres les étendues de bruyères ; à drainer et à assécher les fonds ; à vivre enfin, accordés au rythme de leurs maudites machines. Lui, cela ne faisait aucun doute, il restait conforme à sa nature première, à sa culture paysanne. Car il était resté un paysan. Un vrai. C'était un simple. Qui jugeait les choses en simple ! Qui, lorsqu'il cessait de vitupérer contre la façon de vivre de ceux qui l'approchaient, s'en prenait à ceux qu'il voyait défiler sur le petit écran de son "piège à images". Son poste de télévision bien entendu ! À moins que ce ne soit contre ceux qui faisaient le journal dont il était le correspondant local. Dont il ne pouvait se passer, mais qui ne racontait plus que des mensonges ! À coup sûr qu'il eut aimé IPNS, mon Gaulois !
Un jour je l'ai connu moins âpre dans ses jugements à l'emporte-pièce. Sa Menou, son épouse, celle qui veillait sur lui depuis toujours avec un soin jaloux, m'avait prévenu : la santé de son Gaulois s'altérait. Quand il s'emportait exagérément, de plus en plus elle le couvait d'un oeil attentif où se lisait une tendre et muette admiration, en même temps qu'une sourde inquiétude quant au risque que cela ne lui provoque quelque poussée de tension !
Il s'est éteint un jour, sans bruit, mon Gaulois. Sa Menou vainement tenta de lui survivre … Autre grand chagrin qui l'affligea : celui d'avoir à fermer la porte de son café. Le dernier commerce de Saint Sulpice les Bois. Chez Victor et Delphine Delpastre !
C'est à partir de ce moment qu'il me sembla que le pays avait perdu un peu de son âme…
René Limouzin