IPNS : Dans votre étude et les propositions que vous en tirez, vous considérez la question de l’indépendance alimentaire du Limousin comme un élément clé pour l’avenir d’une région comme la nôtre. Pourquoi ?
Emmanuel Bailly : Un développement économique rationnel et pérenne doit se baser sur la maîtrise préalable de quelques domaines fondamentaux. Nombre de ces fondamentaux se déclinent sous la forme de ressources. Trois d’entre elles sont plus particulièrement vitales : les ressources hydriques (l’eau), les ressources alimentaires (ou agroalimentaires) et les ressources énergétiques. Il peut apparaître surprenant de se préoccuper de ce sujet : la maîtrise de ces ressources, perçues comme abondantes en Limousin, ne fait d’ordinaire guère l’objet de débats ni de doutes. Et quand bien même certaines d’entre elles viennent à ne pas être fournies complètement sur la seule échelle de la région, le fonctionnement en économie ouverte qui s’est mis en place depuis plusieurs décennies à l’échelle européenne, voire mondiale, permet de les obtenir simplement et quasiment en temps réel.
C’est très précisément ici que s’inscrit la spécificité de notre réflexion et de notre contribution : ce contexte d’interdépendance économique, d’interconnexion des réseaux d’approvisionnement en ressources doit faire l’objet d’un réel débat. Il apparaît en effet que la maîtrise effective et durable des ressources alimentaires n’est pas assurée en Limousin. Or certaines fragilités actuelles, certaines menaces à venir semblent suffisamment sérieuses pour devoir être prises en compte dans la stratégie de développement de la région. C’est pourquoi nous proposons d’intégrer un nouveau thème de réflexion stratégique, en plus de ceux déjà identifiés : le thème du rétablissement de la souveraineté alimentaire du Limousin.
IPNS : Qu’en est-il donc de notre souveraineté alimentaire aujourd’hui ?
E B : La situation actuelle de la région est claire. Les chiffres ne laissent guère de doute sur la forte dépendance alimentaire régionale. Ce constat initial est simple à comprendre car il se résume en un chiffre : la souveraineté alimentaire du Limousin n’est aujourd’hui que de 10 %. Dit autrement, seuls 10% des produits alimentaires consommés dans notre région y ont été produits et transformés : pour répondre aux besoins quotidiens des Limousins, c’est donc 90 % de notre alimentation qui est importée d’autres régions ou d’autres pays.
Ainsi la culture de la pomme de terre a complètement été abandonnée pour passer de 7 400 hectares à quelques 300 hectares, soit 0,034 % de la SAU (Surface agricole utile) du Limousin. Si en 1970 la production totale limousine dépassait les 200 000 tonnes, aujourd’hui la quantité produite en pommes de terre (7 000 tonnes) couvre seulement 23,5 % des besoins de la population.
De même, la culture légumière couvrait en 1970 près de 6 300 hectares de surfaces contre 300 hectares en 2000 (6 700 tonnes). La production régionale ne couvre que 8,1 % des besoins en légumes frais de la population.
La conclusion que nous pouvons tirer de ce panorama de l’agriculture limousine est assez claire. En dehors des productions de bovins, de pommes et d’ovins sur lesquelles la région s’est hyperspécialisée, et à l’exception notable du blé tendre, toutes les autres productions agricoles accusent un niveau de dépendance qui se révèle parfois spectaculaire (comme pour la production maraîchère, les pommes de terre, les volailles ou le blé dur). On observe donc un fort déséquilibre des répartitions agricoles qui provoque une grande inadéquation par rapport aux besoins. A cette étape de la filière alimentaire, le niveau de souveraineté alimentaire en terme de production agricole ne dépasse pas 43 %. Or, il ne va cesser de se dégrader étape après étape tout au long de la filière.
IPNS : Alors justement, que se passe-t-il au niveau des industries de transformation agroalimentaires en Limousin ?
E B : C’est ici que se situe une autre faiblesse spécifique à notre région : le tissu industriel et artisanal dans la transformation agroalimentaire est insuffisant. De nombreuses productions agricoles quittent donc la région pour approvisionner des ateliers et des usines qui sont situées ailleurs. L’exemple le plus visible est celui de la production bovine avec l’exportation massive de broutards vers l’Italie. Mais il n’est pas le plus préjudiciable : en effet, au vu d’une indépendance de 680 % pour la production bovine, les installations d’engraissage, d’abattage et de transformation du Limousin suffisent à absorber les besoins théoriques de sa population. Cette situation s’applique également à la production ovine.
Pour le reste, la situation actuelle est beaucoup moins favorable. Seule la filière basée sur le blé tendre (farine, pain et produits céréaliers) arrive à s’en sortir sur le plan de l’autonomie au niveau régional, grâce entre autres à la petite trentaine de meuneries et minoteries présentes en Limousin. Toutes les filières de transformation liées aux légumes, aux pommes de terre, aux fruits (à l’exception de la pomme), aux pâtes alimentaires (fabrication quasi absente pour ce produit de base), à la volaille ou à la pisciculture sont à des niveaux d’autonomie relativement bas, parfois inexistants.
IPNS : Et plus en aval qu’avez-vous constaté en ce qui concerne la distribution et le commerce alimentaire ?
E B : Prendre en compte ce secteur est aussi une nécessité pour prendre la mesure de la souveraineté alimentaire réelle : il n’y a aucune implication directe entre le fait de produire des produits agricoles et de les vendre dans le même périmètre régional.
L’étude de la situation dans la distribution et le commerce alimentaire montre même qu’une déconnexion très nette entre le lieu de production et le lieu de consommation, loin d’être l’exception, est plutôt la norme. Dit autrement, il est traditionnel de trouver dans les magasins des produits alimentaires d’autres régions ou pays, même quand ces produits peuvent être fournis localement. Cette situation n’est pas propre au Limousin, mais reflète à l’échelle nationale une “exception” bien française : l’omniprésence de la grande distribution et la concentration quasi-monopolistique de ce secteur. Le résumé tient en deux chiffres : seulement 5 centrales d’achat se partagent 90 % du commerce de détail en France. Il est donc globalement impossible aux secteurs agricole et agroalimentaire d’échapper, directement ou indirectement, à l’emprise de la grande distribution : c’est elle qui fixe les règles du jeu. Elles n’attachent aucune importance particulière au caractère local des produits proposés dans leurs magasins. Seuls les fournisseurs les plus compétitifs sur les prix ont une chance d’être référencés, mêmes s’ils viennent de l’autre bout du monde et que leurs pratiques sociales et environnementales sont déloyales.
Voilà pourquoi la situation de souveraineté alimentaire du Limousin, initialement peu fringante sur le plan agricole, en arrive à se dégrader fortement jusqu’à atteindre 10 % : c’est le résultat de l’insuffisante densité du tissu industriel agroalimentaire et de la pression incontournable de la grande distribution, étanche au critère régional.
IPNS : Vos constats sont clairs, mais au fond, en quoi cette situation de faible indépendance alimentaire pose-t-elle vraiment problème ? Le Limousin n’est pas la seule région française à faire appel à des produits alimentaires venant d’ailleurs...
E B : Effectivement. Mais si un tel mode de raisonnement est aujourd’hui généralisé, nous ne pouvons pas faire l’impasse sur sa mise en perspective par rapport à certaines problématiques qui nous semblent cruciales. L’évolution observée ces dernières années sur la prise de conscience du phénomène de réchauffement climatique et de dégradation des écosystèmes est spectaculaire, tant sur le plan mondial que national et local. Il n’était que temps : les rapports alarmistes émanant d’institutions internationales ne cessent de se succéder.
Les travaux du GIEC (Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat), regroupant les travaux de milliers de scientifiques de tous les pays sur le réchauffement climatique, font désormais l’unanimité tant dans les milieux scientifiques que politiques internationaux. Ils font état de scénarios climatiques annonçant des températures en hausse de 1,5 à 6°C à l’échelle de ce siècle en fonction de notre capacité à réduire fortement ou pas nos émissions de gaz à effet de serre, ce qui va représenter un choc climatique inédit dans l’histoire humaine. Le dernier rapport du GIEC, approuvé à l’unanimité, est clair : “Seules de très fortes réductions d’émissions seraient susceptibles d’atténuer les dérèglements climatiques à venir”.
Intégrer cette dimension environnementale et climatique à la réflexion stratégique pour le développement du Limousin nous semble une nécessité au regard des menaces potentielles qui se profilent à l’horizon. De manière directe ou indirecte, la région pourrait être amenée à subir les conséquences de crises liées au dérèglement climatique. Ces crises peuvent prendre la forme de “catastrophes sur-naturelles”, mais aussi de ruptures d’approvisionnement en ressources liées au climat ou à l’épuisement des écosystèmes voire même des difficultés dans l’acheminement des marchandises. Dans un cadre futur beaucoup moins sûr, la maîtrise de ces ressources, en particulier alimentaires, peut s’avérer un facteur d’équilibre atténuant les effets de ces crises. Un niveau élevé de souveraineté alimentaire représenterait alors pour le Limousin une précaution appréciable, voire une garantie cruciale pour sa stabilité et son développement.
IPNS : Parmi les phénomènes mondiaux qui auront une incidence sur nos vies de tous les jours, il y a aussi la question de la fin du pétrole et son impact sur les transports.
E B : C'est là aussi une problématique qui ne fait plus guère de doute quant à sa réalité. Il est ici nécessaire de faire preuve d'un comportement lucide : il n'existe pas d'alternative sérieuse pour remplacer le pétrole au regard de notre niveau de consommation actuel. Les biocarburants n'offriront jamais que quelques pour cents de ce niveau : les surfaces agricoles qu'il faudrait leur consacrer sont 2 à 3 fois supérieures à la surface totale du pays, sans compter la nécessité prioritaire de nourrir la population.
Deux secteurs sont plus directement concernés par ce phénomène lié au pétrole. Le premier saute aux yeux, vous l'avez cité : c'est celui des transports. L'ère des déplacements faciles, rapides et sans limites est appelée à prendre fin, et sans doute à brève échéance. La plupart des experts sont formels : l'avenir est clairement à la redécouverte des circuits économiques courts et économes.
Cette logique de relocalisation va permettre de mettre fin à ce gaspillage énergétique confinant à l'absurde qu'on peut observer aujourd'hui dans les transports. Elle doit aussi permettre de sécuriser les approvisionnements vitaux de la région. Cette problématique n'a rien d'une hypothèse d'école, puisque l'actualité récente a fourni un exemple révélateur. Lors du blocus maritime imposé en octobre 2005 par les marins en grève de la SNCM, la Corse s'est retrouvée en rupture d'approvisionnement en légumes et produits frais au bout de... 4 à 5 jours ! Son caractère insulaire en fait peut-être un cas extrême : il n'en reste pas moins que la logique d'interdépendance en ressources alimentaires couplée à celle des flux tendus peut faire perdre très rapidement la maîtrise de son autonomie alimentaire à un territoire fragilisé.
IPNS : Et après les transports quel est le second secteur concerné ?
E B : Le second secteur est moins visible immédiatement : c'est celui de l'agriculture. Sous sa forme intensive (la plus répandue aujourd'hui dans les pays du Nord), ce secteur est particulièrement dépendant des ressources pétrolières. Le niveau de mécanisation ne cesse d'augmenter. La fabrication d'intrants chimiques (engrais, pesticides,...) nécessite de très grandes quantités de pétrole. Certaines pratiques hors sol (serres chauffées au fuel) sont très gaspilleuses en énergie. De manière globale, le modèle agricole actuel est trop dépendant de ressources fossiles et se révèle non soutenable à terme. Anticiper la raréfaction du pétrole revient à privilégier rapidement des formes d'agriculture économes, locales, respectueuses du milieu naturel et de ses ressources. Il ressort de ces éléments que le développement économique exogène et globalisé n'est pas un modèle pérenne pour l'avenir, en Limousin comme ailleurs.
IPNS : Dans le cadre de l'économie mondialisée le Limousin n'est pourtant pas perdant dans tous les secteurs. Nous avons même des filières de référence leaders dans leur domaine comme la filière bovine ou la production de pommes.
E B : Effectivement. La filière bovine et la filière pomme sont devenues des références de niveau européen en terme de qualité et de notoriété, mais au prix d'une hyperspécialisation réalisée au détriment des autres productions et du maintien de la souveraineté alimentaire. Elle s'est aussi faite au prix d'une intensification et d'une productivité qui ont provoqué un laminage spectaculaire des emplois dans le secteur agricole. Toutes exploitations confondues, entre 1970 et 2003, 29 300 exploitants ont jeté l'éponge en Limousin. Ainsi 2,5 exploitations mettent la clef sous la porte chaque jour depuis maintenant près de 32 ans, soit 60 % des exploitations. 74 600 actifs sur exploitation étaient dénombrés lors du recensement de 1970 pour seulement 25 800 en l'année 2000. Ainsi 48 800 emplois agricoles directs ont été perdus sur le Limousin soit une diminution de plus de 65 % des ressources humaines pour ce secteur d'activité. Ramené à l'ensemble de la population régionale, ce prorata d'actifs travaillant dans le secteur agricole est de 3,6 % pour une surface agricole utile de 861 000 hectares.
Cette situation ambivalente est en train d'évoluer de manière plus défavorable encore : l'OMC poursuit son travail d'ouverture tous azimuts des marchés alimentaires mondiaux aux dispositifs de protection et de subventions agricoles, et l'Union Européenne lui emboîte le pas. Il s'agit là d'une menace pour le développement économique du Limousin, une menace non pas émergente mais avérée, puisque ses effets se font déjà sentir sur les filières phares de la région.
Prenons tout d'abord le cas de la filière pomme. La golden du Limousin doit désormais faire face à une nouvelle concurrente redoutable, la golden chinoise. Typiquement montée comme une filière d'exportation (les Chinois sont peu consommateurs de ce fruit), la production de pommes chinoises amène sur le marché mondial des quantités massives de fruits, dans la même saisonnalité que pour le Limousin, à qualité équivalente mais à un tarif environ deux fois moins cher, transport compris !
Considérons également le cas de la filière bovine. Les concurrents les plus sérieux actuellement viennent d'Amérique du Sud (Brésil et Argentine), et la viande en provenance de ces pays commence peu à peu à rentrer sur le marché européen. Là encore, la qualité des produits correspond au standard occidental (voire même supérieure), et à des tarifs imbattables.
La prochaine étape de l'ouverture des marchés agricoles va permettre à ces pays d'exporter non plus de la viande mais du bovin sur pied. Cela signifie que les ateliers d'engraissement et de transformation italiens, clients majoritaires des broutards limousins, vont se tourner vers des fournisseurs argentins ou brésiliens pour approvisionner leurs installations à des tarifs inférieurs au Limousin.
Ces deux exemples illustrent la fragilité dans laquelle peut se retrouver l'agriculture limousine, fragilité d'autant plus grande que l'hyperspécialisation sur quelques productions est accentuée.
IPNS : Alors comment répondre à ces risques que vous dénoncez ?
E B : On peut y répondre de deux manières. On peut choisir d'accentuer encore les démarches de productivité et de concentration pour améliorer sans cesse la compétitivité des productions limousines et "rester dans la course" au niveau mondial. Mais au grand jeu des avantages comparatifs le Limousin part perdant s'il joue dans la cour mondiale, puisqu'il ne dispose pas d'une carte aujourd'hui maîtresse, celle du dumping social. Bien sûr cette carte est truquée, et c'est tout à l'honneur de notre région de refuser de s'en servir. Mais dès l'instant où la règle du jeu mondiale autorise (voire favorise) ce genre de "désorganisation organisée", le Limousin a tout à perdre à s'investir trop fortement à cette échelle.
L'autre manière de répondre à ces menaces est de prendre le contre-pied de cette course en avant débridée : au lieu de tout miser sur quelques productions spécifiques destinées au grand marché mondial, il vaudrait mieux élargir sa palette tout en la remettant en adéquation avec des besoins plus localisés, idéalement à l'échelle régionale. Et de nouveau nous nous retrouvons face au thème stratégique du rétablissement de la souveraineté alimentaire du Limousin, ce qui montre une nouvelle fois sa pertinence.
IPNS : Mais ne pensez-vous pas que cette deuxième manière de répondre au problème sera considérée comme un renfermement sur soi ?
E B : Non ! Cette aptitude à répondre et cette capacité de réaction ne sont pas l'objet de mesures protectionnistes et xénophobes mais sont bel et bien le fruit d'une intelligence collective visant au respect du principe de prévention et du principe de précaution. La recherche d'équilibre et d'autonomie alimentaire et énergétique pour un territoire trouve sa légitimité dans la mise en application de ces principes. La reconstitution du système agro-alimentaire d'une région passe indubitablement par la régénération d'une multitude d'outils de production (maraîchage, arboriculture, pisciculture, apiculture, aviculture, polyculture, élevage) couplée à une dynamique d'actions transversales dans des domaines aussi complémentaires que la transformation, la commercialisation, la formation et la recherche. Les impacts positifs d'une telle dynamique en matière de création d'emplois directs et indirects sont une véritable opportunité pour lutter contre la précarité et l'exclusion sociale pour ne prendre que le seul cas du Limousin.
Le périmètre écorégional de souveraineté (qui ne couvre qu'une petite moitié de la surface agricole utile totale) a besoin d'au minimum 50 000 actifs là où ne demeurent aujourd'hui que 30 000 personnes sur l'ensemble de la SAU.
Le regard que nous portons sur le développement économique du Limousin est, nous le savons, quelque peu différent et original par rapport aux différents acteurs régionaux. Ce regard est aussi, nous en sommes profondément convaincus, un regard novateur, tourné vers l'avenir. Ce n'est pas pour assouvir une quelconque nostalgie passéiste, ni même un réflexe frileux de repli identitaire, que nous mettons ainsi en avant le rétablissement de la souveraineté alimentaire du Limousin. Nous considérons simplement cette démarche de relocalisation des activités agroalimentaires comme une nécessité émergente, comme une forme d'application cohérente du principe de précaution.
A l'échelle d'une région, avoir une meilleure maîtrise de ses approvisionnements en ressources, alimentaires en particulier, va s'avérer un facteur de plus en plus déterminant pour son développement, pour le maintien de sa stabilité face aux profonds changements de ces prochaines décennies, pour la sauvegarde de ses ressources naturelles dans son ensemble.
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