Depuis la charité exercée par les institutions religieuses au Moyen-Age, en passant par le “grand renfermement“ au XVIIe siècle, on retrouve associés dans le “traitement“ de la pauvreté des considérations morales qui font référence au travail : les “bons mendiants“ que leur âge ou leurs infirmités mettent hors d’état de travailler et qu’il convient de soutenir, opposés à ceux qui trichent en simulant des infirmités (la célèbre cour des miracles) ou se lancent dans la délinquance plus ou moins organisée. Bien-sûr, la sexualité figure en bonne place avec les filles-mères et filles de joie dont il faut contrôler les débordements !
Au XIXe siècle, avec la révolution industrielle, apparaît la notion de classe dangereuse qu’il convient de contrôler ainsi que, progressivement, l’institutionnalisation de la solidarité. D’abord de façon privée et souvent en lien avec le travail : caisses patronales, lois diverses sur la prise en charge des accidents de travail et la protection de l’enfance. Puis après la 1ère guerre mondiale avec les lois sur l’invalidité de guerre puis civile et la retraite.
C’est après la 2ème guerre mondiale, sous l’impulsion du conseil national de la résistance que l’État va progressivement prendre en charge la solidarité nationale : assurance maladie pour les travailleurs, lois sur le chômage, les retraites, l’invalidité, mais aussi loi sur la protection de l’enfance qui considère l’enfant “délinquant“ avant tout comme un enfant en danger, et les aides financières aux parents isolés. Le RMI, revenu minimal d’insertion, institué sous Mitterrand va un peu dissocier travail et revenu en dépit de la référence à l’insertion qui sera souvent considérée comme projet, mais pas forcement projet de travail.
Cependant la solidarité n’est pas si simple pour ceux qui en bénéficient : il faut prouver son état de nécessité et le pauvre est toujours un peu suspecté de tricher. Faire valoir ses droits est non seulement un parcours d’obstacles auprès de guichets multiples mais aussi de mise à nu répétée de sa vie, parfois de son intimité. Il s’agit de plus de bien montrer que l’on est méritant et que l’on fait les efforts et les démarches attendues, bref qu’on est un “bon pauvre“. Tout ceci nous ramène à la réalité d’un contrôle social, non pas de la pauvreté mais bien des pauvres, contrôle d’autant plus intense que la solidarité nationale est forte. Si la bonne volonté des travailleurs sociaux est indéniable, elle est souvent mise à mal par cette ambiguïté de leur rôle et les réactions parfois vives de ceux sur qui s’exerce ce contrôle.
Cette tendance se renforce actuellement au travers d’un discours stigmatisant de plus en plus les tricheurs supposés et augmentant les contrôles tandis que le filet social tissé au fil des ans se délite peu à peu au fur et à mesure des réformes et des restrictions de crédit. On voit resurgir la notion de classes dangereuses, qui associe pauvreté, enfance en danger et délinquance (mais cette fois-ci hors de toute notion de lutte des classes). Même si le lien entre aide et contrôle n’a rien de récent, la politique “solidaire“ actuelle s‘éloigne de la notion de solidarité dans son sens d’aide et de soutien pour aller vers une politique de contrôle, de suspicion et de sanction dans tous les domaines de la vie privée. Le pauvre devient suspect à priori, de ne pas vouloir travailler ou de ne pas élever ses enfants (dont les manquements scolaires doivent être signalés par l’éducation nationale au maire et aux services sociaux, avec possibilité de suppression des allocations familiales...). De plus, l’éventualité de fraude à la carte vitale nécessite non seulement d’y apposer sa photo mais aussi de présenter sa carte d’identité aux portes des hôpitaux. Les groupes de jeunes devant les portes d’immeubles sont devenus illégaux, la mendicité est délit et ainsi de suite. Quant aux pauvres extra-territoriaux, l’actualité récente nous informe du sort qui leur est fait…
Il ne s’agit pas de tomber dans l’angélisme. Être pauvre incite à la “débrouille“, pas toujours licite mais par forcement criminelle (par exemple le travail au noir et les échanges commerciaux non déclarés) car les aides maintiennent à peine au dessus du seuil de pauvreté. Les fraudes massives sont exceptionnelles. La misère prédispose rarement à l’épanouissement des enfants et à leur réussite scolaire et parfois certains basculent dans la délinquance, bien qu’il faudrait distinguer ce qui appartient aux conduites transgressives de l’adolescence, qui s’apaisent avec le passage à l’âge adulte et l‘entrée dans la vie active (encore qu’à l’ère du chômage de masse...).
Les département pauvres et ruraux semblent avoir un faible taux de criminalité. Le lien entre pauvreté et criminalité est-il moins évident qu’on voudrait nous le faire croire ? Les emprisonnés pauvres sont plus nombreux que les aisés, les enfants placés aussi. Mais si le traitement de la délinquance était différent selon les classes sociales ? Est-ce que les parents aisés malmènent moins leurs enfants ou bien le contrôle social exercé sur les pauvres joue-t-il un rôle ? Ce qui est grave et dangereux, c’est de ne considérer une classe sociale (très disparate d’ailleurs) qu’à l’aune de ses possibles conduites déviantes et ce au détriment de la réflexion sur les causes de ses difficultés tant individuelles que sociales. Les moyens mis en œuvre pour ces contrôles coûtent cher en argent, et en malaise pour ceux dont le travail est d’aider. Cette aide devrait pouvoir se faire dans le respect des personnes à qui elle s’adresse, la valorisation de leurs compétences et de leur culture. A la lutte contre la pauvreté, ses causes et ses conséquences se subsiste le contrôle des pauvres
Quant aux parents en grande difficulté, eux-mêmes souvent issus de familles en grande difficulté, la mise en place de soutien dès la toute petite enfance, voire avant, de façon intense et sans jugement de valeur ne serait-elle pas plus efficace et à terme moins coûteuse que la répétition incessante, de génération en génération, de la même histoire ? Pour cela il faudrait une volonté politique forte et non pas des sanctions.
Sous Louis XIV on a enfermé les pauvres. Actuellement, pour quasi les mêmes populations, avec un discours similaire,on assiste à un autre renfermement dans la honte, la peur et la culpabilité, mais c’est un renfermement dehors. C’est peut être cela, l’exclusion.
Dominique Alasseur