En 1995-1996, j’ai hérité d’une très grande maison de campagne (360 m²) et de ses dépendances (une grange de 300 m² et une maisonnette de 45 m²), de 35 hectares de forêt et 5 hectares de SAU (surface agricole utile) en tant que nue-propriétaire. J’accueillis cette donation avec une certaine distance puisque mes parents gardant l’usufruit et moi-même vivant à l’époque à Paris, je me sentais peu concernée. D’autant moins que mon père s’occupait de tout comme il l’entendait, ce qui me convenait parfaitement. J’avais compris qu’une donation avant ses 70 ans lui permettait de faire de nombreux abattements fiscaux et lui assurait de conserver ce bien dans le patrimoine familial.
Seulement, deux ans plus tard, mon père développait les premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer et j’ai très vite dû me plonger dans les dossiers que ma mère m’a transmis. J’avais déménagé et travaillais alors à Clermont-Ferrand. La tempête de 1999 a participé à mon « basculement ». Après avoir passé tous mes week-ends de l’hiver 2000 à sortir les épicéas de nos forêts, j’ai décidé de m’y installer en 2001 et d’y créer mon activité pour donner un sens à cette propriété. Étant jeune, j’avais rêvé d’être éleveuse et j’ai pu récupérer, entre mes terres et celles de mon frère, 12 hectares, jusqu’alors prêtés à trois différents fermiers aux alentours. Deux ans plus tard, j’avais monté un troupeau de 70 brebis, réalisé 4 chambres d’hôtes avec une capacité d’accueil de 12 personnes.
En 2008, j’ai eu l’opportunité d’acheter 30 hectares de SAU à proximité de la maison, mis en vente par la Safer (société d’aménagement foncier et d’établissement rural). Sur cette surface, j’ai monté un troupeau de 8 vaches allaitantes avec l’intention d’engraisser 3 années durant tous les veaux nés sur la ferme.
J’ai exercé mon activité d’accueil jusqu’en 2014, sachant que ce n’est qu’en 2011 que j’ai vraiment commencé à trouver un équilibre financier sur la ferme ; j’avais en effet dû tout créer et acheter : terres en grande partie, matériel et troupeaux en totalité, et j’ai, depuis mon installation, bâti, certes avec ma forêt, 800 m² de bâtiments qui logent mon atelier, stockent mon foin et le bois déchiqueté qui me chauffe.
Si j’ai un peu tâtonné à l’intérieur de mon système, je n’ai pas hésité quant à l’orientation que j’allais lui faire prendre. En 2001, la question environnementale me préoccupait grandement. Je lisais nombre d’articles extraits des rapports du GIEC (Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat) et par ailleurs on annonçait la fin du pétrole, peu ou prou, pour 2030 ! Ce que je croyais ! C’est comme cela que j’ai fait ou affiné mes choix. En travaillant sur un système vertueux, qui artificialise peu, impacte le moins possible le sol à défaut de l’enrichir, en gardant mon autonomie alimentaire, en visant mon autonomie énergétique et en maîtrisant l’intégralité de ma commercialisation. J’ai commencé petit. Je suis restée… petite.
Grâce aux CIVAM (Centre d’initiatives et de valorisation de l’agriculture et du milieu rural), j’ai vite compris qu’à 600 m d’altitude, sur un sol granitique où parfois le rocher affleure, mon véritable atout pour élever et engraisser des ruminants était l’herbe. Et c’est ainsi que depuis ce temps, j’ai en permanence une trentaine de bovins : de 10 mois à 3 ans pour le troupeau destiné à l’engraissement (de 8 mères suitées et un taureau pour ce qui concerne les reproducteurs et une petite cinquantaine de brebis agnelant une fois par an au printemps - en théorie !). Les races changent, se croisent, au gré de mes envies esthétiques et de mes erreurs (les troupeaux parfois se mélangent : des génisses sont devenues mères malgré moi et des agnelages débutent parfois en tout début d’année…).
Grâce au réseau Patur’Ajust, j’ai appris à faire brouter tous les milieux atypiques - landes à bruyères, zones humides, forêts, et à les intercaler avec mes prairies naturelles. En moyenne, mes brebis ne consomment que 80 kg de foin par hiver et mes vaches tournent autour de 1,5 tonne par bête. Ayant retenu que l’herbe pâturée coûte 3 à 4 fois moins chère que l’herbe récoltée, je n’ai pas eu de difficulté à me convaincre du plein-air intégral pour l’ensemble des troupeaux qui finalement broutent toute l’année.
Ma commercialisation ne déroge pas à la règle des économies d’énergie puisque je vends la totalité de ma production en 4 week-ends par an : 2 fois en Corrèze, 1 fois en sud Gironde et une fois en Île-de-France, remplissant au mieux le camion frigo que je loue et grâce auquel je transporte un à deux bœufs, parfois un veau, une bonne douzaine d’agneaux et brebis découpés, mis sous vide et empaquetés par mes soins.
Quant à la forêt, j’ai beau avoir un Plan simple de gestion, je n’y prélève que les arbres dont j’ai besoin pour mes constructions et n’ai fait, jusqu’à présent, que peu d’éclaircies et des coupes dites « sanitaires ». Après la tempête de 1982, mon père avait fait replanter du Grandis en masse. Il y a 4 ans, les attaques de scolytes (insecte parasite de l’arbre) m’ont conduite à tout enlever. Partout où il y a des trous, j’ai opté pour la régénération naturelle. En revanche, depuis quelques années, je plante feuillus et arbres fruitiers tout autour et parfois à l’intérieur de mes prés, dans le creux des rochers, en suivant les courbes de niveaux. Ceci afin d’y créer de l’ombre pour l’herbe et pourquoi pas une ressource alimentaire supplémentaire.
Sensibilisée lors de mes études à l’histoire des Indiens d’Amériques et à leurs expulsions ou massacres, la question de la propriété tout comme celle de la transmission m’ont taraudée. Ayant conscience des capacités d’accueil de mon lieu et souhaitant les faire partager, j’ai commencé par faciliter l’installation d’un couple sur mon domaine. Ils étaient arrivés à la maison après avoir fait un tour de France de « l’agriculture durable », très en vogue à l’époque (2004). Elle était comédienne et durant sa première année de « résidence », a monté un spectacle qu’ils ont ensuite fait tourner dans les fermes. Lui, assurait la technique et la logistique et ils ont écrit un livre issu de leur voyage. Dans la foulée, ils ont créé et installé leur entreprise tournée vers les pollutions environnementales et électromagnétiques dans des bureaux à 1 km de la maison. L’entreprise a fini par déménager dans la banlieue de Tours alors qu’elle ne trouvait plus vraiment sa place au Domaine du Mons.
En 2011, alors que Terre de Liens s’implantait dans le Limousin, j’ai fait venir son directeur et son animatrice fraîchement nommée sur la ferme en leur proposant une donation de l’ensemble de ma propriété. Je voulais en devenir la première locataire. Je pense que je souhaitais avant tout me débarrasser d’une partie de la charge mentale liée à la gestion de l’ensemble - ou au moins la partager. Terre de Liens à l’époque m’a signifié deux choses : qu’ils étaient déjà en possession de trop de patrimoine bâti qui leur coûtait cher et qu’ils n’avaient à l’époque pas ou peu de compétence sur la forêt. Ils ont pensé que j’allais pouvoir créer un collectif qui s’emparerait de mes questions. Il faut du temps...
Ce n’est qu’après 2014, qui marque la fin de mon activité de chambres et table d’hôtes, que je me suis mise à accueillir de nombreux stagiaires issus des écoles d’agriculture ou via le réseau du Woofing. Des liens parfois se tissent, grâce au fait que nous travaillons ensemble et partageons un bout de chemin ensemble, à la recherche de solutions que nous savons complexes. Depuis, la maison désemplit peu. Nombre de mes ami.es sont devenus remplaçant.es temporaires pour me permettre de partir en vacances (et je m’y emploie) et les clients sont eux aussi devenu.es des ami.es. Un petit réseau voit le jour.
La vie m’a permis de rencontrer nombre d’artistes, qu’i.elles soient musicien.nes, peintres, dessinateur.ices, auteur.ices. Lentement la maison se transforme en lieu de résidence artistique, parfois de fête. On y fait des concerts, des lectures, des dégustations, des projections, des rencontres. Parfois en privé, parfois avec les « locaux », souvent de manière informelle. L’an dernier, Anne de Amézaga, connue pour son immense réseau dans le milieu du théâtre, a installé sa roulotte dans le jardin. Nous avons créé « Le Grand Bazar Merveilleux du Mons » qui a accueilli quelques spectacles.
Depuis quelques années, j’ai réintégré Terre de Liens avec la ferme intention d’y retracer mon chemin… quand je dégagerai le temps nécessaire.
J’imagine également me rapprocher du Réseau des alternatives forestières. Pour l’instant, je fais partie du groupe « Accueil » de Terre de liens qui tente de mettre en relation porteurs de projets (une centaine par an frappent à la porte du Limousin) et cédants. À défaut d’être dans la transmission physique de mon domaine, je suis portée par la transmission de savoirs et savoir-faire. Mon système n’est pas parfait mais il a le mérite de me donner mon autonomie financière, de me laisser du temps pour le questionner et progresser. Plutôt autonome, ce système maintient la biodiversité, génère des troupeaux heureux - je le vois – m’offre une liberté certaine de décision et enfin, le cadre d’une résilience véritable face aux aléas du monde.
Je sais que le Domaine du Mons n’exprimera son plein potentiel que s’il est porté collectivement. Le donner à Terre de Liens devrait favoriser un projet multiple. C’est aussi cette transmission qui maintenant est à l’agenda.
Raphaëlle de Seilhac