Les personnes migrantes et étrangères en France sont bien plus nombreuses dans les grandes villes qu’ailleurs. Il ne faudrait pas le voir comme un choix de leur part. La migration des pays du Sud vers la France (puisque c’est de celle-ci que l’on discute) a historiquement servi à nourrir les usines et le secteur des services des grandes centres urbains européens. Pour la plupart déracinées et confrontées aux violences systémiques de l’État, la ville est pour les personnes migrantes le lieu où il est possible de trouver du travail, de retrouver des personnes de sa communauté pour s’entraider, de circuler avec moins de difficultés qu’ailleurs, de se fondre dans un certain anonymat permettant d’être moins exposé à un racisme quotidien. Pour beaucoup de personnes migrantes, il est quasiment inimaginable d’aller tenter sa chance à la campagne.
Pourtant, beaucoup de migrant.es ont un rapport sensible à la terre. Parmi les personnes qui s’exilent en France, on retrouve des familles paysannes qui ont donc directement vécu de la terre, parfois pendant des générations. Les phénomènes climatiques poussent de plus en plus d’habitant.es des pays du Sud à quitter leurs lieux de vie, quand ce n’est pas l’accaparement des terres communes par les impérialismes européens, étatsunien, chinois ou indien qui y œuvrent1. Le capitalisme, après avoir vidé les campagnes en Europe, continue sa course dans le sud global, accompagné cette fois du dérèglement climatique.
Comment faire du lien entre la ville et la campagne pour des personnes qui, pour des contraintes de papiers, ne trouvent d’autres boulots que dans le ménage, le bâtiment ou la sécurité ? Les entreprises en ville profitent d’une main d’œuvre vulnérabilisée, sans droit, qu’elles exploitent à merci. Dans ce genre de travail, il n’est nullement question de savoir-faire, de transmission, de soin. Ce n’est pourtant pas l’envie ou les capacités qui manquent à aller travailler la terre, mais l’accessibilité de ces métiers pour ces personnes sans lien avec les organisations paysannes françaises.
L’association A4 est née d’une rencontre entre des personnes exilées ayant vécu pendant plusieurs années dans le bocage nantais à Notre-Dame-des-Landes, et des personnes mobilisées autour de Paris et Saint-Denis dans des luttes liées à la régularisation et au logement. Elle est donc essentiellement composée de personnes exilées mais est ouverte à toutes et tous. Pour beaucoup de ceux et celles qui luttaient en ville, il était évident que la campagne ne leur était pas destinée. À l’été 2021, le mouvement Reprises de Terres a organisé des rencontres visant à s’organiser collectivement contre l’accaparement des terres et leur saccage par l’agro-industrie et l’urbanisation. C’est au sein de ces rencontres que des personnes de Saint-Denis ont été invitées, pendant que des exilées ayant vécu en milieu rural ont raconté leurs trajectoires depuis leur arrivée en Europe. L’idée de former une association qui ouvrirait des opportunités pour des personnes exilées en milieu rural est né à ce moment-là.
L’association a vocation à ne pas laisser des personnes partir seules. On le sait, des personnes migrantes isolées sont parfois considérées de façon indigne et se retrouvent ostracisées. Les expériences rurales des personnes sans papiers, surtout dans le Sud de l’Europe, sont essentiellement associés à du travail dans de la monoculture intensive où les cas d’abus et de maltraitance sont légion. En plus de cela, les personnes sans papiers pourraient être à la merci de contrôles de police, sans avoir la possibilité d’être soutenues et défendues. L’objectif de l’association A4 est en quelque sorte de préparer le terrain. Pour l’instant, A4 organise des voyages enquêtes, où il s’agit de constituer un réseau de fermes accueillantes. Des liens humains se nouent à chaque voyage et permettent d’envisager concrètement à quoi ressemblerait un accueil dans telle ou telle ferme. L’association A4 permet d’assurer un accès à des espaces paysans de bonne volonté, qui seront moins enclins à abuser de la vulnérabilité des personnes migrantes. L’hypothèse de A4 est aussi de montrer que la rencontre efface la crainte de l’étranger et des fantasmes construits autour des migrants, au profit d’une confiance et d’amitiés liées à de l’interconnaissance.
En février 2022, des membres de l’association A4 sont venus dans le Limousin pour leur premier voyage enquête. À la fête de la Montagne, l’association nous a présenté son film, D’égal à égal qui retrace leur semaine passée ici. Commencer à filmer ces voyages, c’était aussi une façon de montrer aux personnes migrantes coincées en ville que la campagne n’est pas réservée aux blancs et aux Français, et qu’il y existe des possibilités pour elles aussi. Le voyage a permis de voir qu’il existait déjà des initiatives proches d’A4, par exemple du Wwoofing France ou du JRS (Jesuit Refugee Service) qui proposent à des habitants de CADA des courts séjours dans des fermes en Limousin ou des possibilités de stages ou de travail pour se régulariser et intégrer des fermes. À la suite de ce premier voyage-enquête, un membre de l’association A4 est venu pendant trois semaines à Tarnac, pour participer à des cantines, faire du pain et du maraîchage.
Après le Limousin, A4 s’est rendu à Lannion en Bretagne. Là-bas, l’association a rencontré les résidents d’un CADA. Cette rencontre a donné lieu à la constitution d’un groupe local pour s’organiser en mobilisant paysans et artisans de la région pour accueillir à la fois les personnes du CADA et des personnes venues d’ailleurs désireuses de (re)nouer avec la terre.
Ces voyages permettent de définir ce que serait un territoire accueillant. Au-delà de l’activité paysanne et artisanale, un territoire accueillant serait aussi un territoire dense en associations et collectifs à même de fournir de l’aide administrative. Des personnes en difficultés administratives auront besoin d’aller à la préfecture, de faire des démarches pénibles et fastidieuses. Il faudrait aussi que toute cette charge ne pèse pas sur les paysans qui accueilleraient des personnes exilées, mais que soit mobilisé le tissu associatif qui habite ces mêmes territoires.
Le monde paysan est lui aussi en difficulté. L’association A4 œuvre à cerner ces difficultés et réfléchir aux bases depuis lesquels l’association et les paysans pourraient travailler ensemble. L’idée n’est pas simplement de venir « en aide à » mais de se tenir ensemble. La réalité est pourtant bien difficile à admettre : les structures paysannes peinent déjà à sortir un SMIC complet de leur exploitation. Faire le lien avec des organisations paysannes et ouvrir les fermes est aussi un moyen de les dynamiser et ne pas se laisser grappiller par l’agro-industrie et la monoculture intensive. La moitié du monde agricole va partir à la retraite dans les 10 prochaines années. Les terres existent, et si elles finissent par profiter à l’agro-industrie, les sols ne cesseront de s’épuiser et mettre en péril notre subsistance à long terme. Il se trouve aussi que des personnes qui viennent des pays du Sud ont des savoir-faire spécifiques, par exemple quand les sols s’assèchent et que l’eau devient moins abondante. La richesse du projet est ici : il n’y a pas des sachants et des non-sachants. Il y a des personnes qui ont différentes expériences et pratiques de l’agriculture.
Finalement, il s’agit de défaire le non-sens qui consiste à obliger les personnes sans papiers à ne rien faire du fait de leur « irrégularité ». Assignés à la ville ou confinés en CADA en milieu rural sans autre possibilité que celle d’attendre que l’État décide de leur sort, A4 offre des possibilités pour des personnes migrantes de se saisir de leurs existences sans attendre que les institutions décident !
Il ne faudrait pas oublier que les campagnes des pays du Sud sont dévitalisés du fait que des communautés sont dépossédés de leurs moyens de production par l’appropriation de leurs terres et par les effets de la dévastation écologique. Les flux migratoires alimentent ensuite l’économie des grandes villes européennes en profitant d’une main d’œuvre très bon marché. Il y a un véritable enjeu que les personnes soumises à ces dynamiques désertent, acquièrent de vrais savoir-faire, ou utilisent ceux qu’ils ont déjà, investissent les terres agricoles en France et puissent se préparer ou soutenir ceux et celles qui lutteront dans le Sud pour reprendre leurs terres.
Pourrions-nous, sur notre territoire, réfléchir à monter une antenne locale de l’association A4 ?