En quittant la région parisienne, Léa et Mitia n’ont pas fait pour autant table rase de leurs expériences professionnelles en choisissant de s’implanter sur la Montagne limousine. Léa, anthropologue et psychologue clinicienne, exerçait en milieu carcéral. La voilà partageant son temps entre une activité libérale dans le quotidien de nos villages, un temps partiel à l’écoute des résidents d’un foyer occupationnel en Corrèze et un temps consacré à l’association. Mitia a dirigé pendant vingt-cinq ans l’agence qu’il a fondée en qualité de scénographe dans un cadre muséal. « J’avais besoin de prendre le large avec ce métier qui m’a passionné pendant de nombreuses années mais qui, à mon sens, perdait petit à petit son sens initial, la créativité au service d’un engagement ». Il se penche aujourd’hui sur les plans d’aménagements intérieurs et extérieurs des bâtiments et du terrain que le couple a acquis pour installer un projet ambitieux et novateur.
Léa et Mitia ont choisi le plateau de Millevaches pour l’engagement citoyen et politique et l’accueil chaleureux de ses habitants, pour ses paysages, mais aussi parce qu’une tradition de réflexion sur le soin en dehors des institutions (mais non pas contre) y est présente depuis de nombreuses années et a donné lieu à certaines expériences pérennes, tel le groupe d’entraide dit aussi groupe « psypsy »(voir IPNS n°71).
Les Maisons de Lagathe, lieu où se dérouleront la majorité des activités de La Broussaille, seront un « cocon » rassurant les hôtes venus pour des séjours au calme en même temps qu’un espace bouillonnant de la créativité des artistes en résidence.
Dans les bâtiments, les travaux sont rondement menés et déjà cette double identité est palpable. Lagathe se situe à flanc de côteau, sur les bords du plateau, dans un creux de verdure à la fois intime et ouvert sur le grand paysage creusois vers l’Ouest. En entrant dans la maison principale, le visiteur trouve ses repères traditionnels. Une ancienne cheminée, une grande table massive et centrale. Et puis l’œil s’arrête sur des détails qui interrogent. Un piano dans la salle à manger ? On prévoit que les repas pourront être accompagnés de chants festifs ou qu’un hôte entonne des mélodies plus douces en fin de soirée. Deux escaliers ? Ils desservent deux étages de chambres qui peuvent recevoir jusqu’à onze personnes pour des séjours de durées variables. Dans le salon, un canapé, des fauteuils, une bibliothèque et un écran qui peut être déplié pour des projections. La pièce vibre encore des récits de la première « résidence », celle de David et Martial venus d’Angoulême pour travailler à l’écriture d’une histoire à quatre mains.
De l’autre côté de la cour, un atelier dédié à l‘entretien des bâtiments et du terrain. Ce dernier, un temps délaissé, demande un travail de longue haleine. Les différents plans y dessinent des circulations douces, des enclaves intimes, des petits amphithéâtres de verdure. L’eau est présente et rythme ces espaces : une grande mare, une fontaine d’eau de source. Les aménagements extérieurs seront conçus avec les résidents successifs de Lagathe dans le respect de l’équilibre et des ressources du milieu.
Un peu plus haut, une grange sur deux niveaux de plain-pied a été réaménagée. Le premier ouvre sur un atelier qui va très prochainement accueillir un four à céramique, le second est entièrement consacré à une vaste salle qu’on devine celle de la recherche et de la création dans le champ du spectacle vivant, des arts graphiques, de la musique.
Enfin, surplombant le hameau, permettant à ceux qui le souhaitent de se tenir un peu à l’écart, le four à pain est un gîte pouvant loger deux personnes.
Le projet de La Broussaille s’oriente selon une perspective à deux dimensions.
La créativité d’abord. Le nom, La Broussaille, est le symbole d’une effervescence désirée, en dehors des sentiers battus. Ce n’est pas un lieu de villégiature mais bien de recherche et d’expression. À l’ombre des futaies de l’art académique, la végétation broussailleuse offre ses espaces moins exposés à une expression de vie foisonnante. C’est dans ces entrelacs qu’on trouve de belles mûres, des oiseaux farouches à notre bruit citadin, des fleurs qu’on ne peut pas cueillir tant elles sont protégées par des ronces. En ouvrant le gîte et les ateliers à des artistes « en résidence », les animateurs de La Broussaille proposent de créer les conditions favorables à l’expression individuelle et collective. Les hôtes y trouveront la sérénité nécessaire pour développer un projet graphique, plastique, corporel, théâtral… qui sera montré ou pas, selon les désirs de chacun.e.
La deuxième dimension du projet est celle de l’accueil de personnes en difficultés psychiques ou porteuses d’un handicap mental. Elles viendront seules ou en groupe, de leur propre initiative, dirigées par leur médecin traitant, suite à des discussions avec le groupe « psypsy » ou dans le cadre d’un séjour pris en charge par une institution, avec ou sans l’accompagnement qui les suit habituellement. La Broussaille ouvre une parenthèse privilégiée dans les aléas de la vie et dans le parcours de soins et un espace-temps différent pour les aidants. Elle est une maison où chacun.e prend part à l’organisation quotidienne, dans la mesure de ses possibilités, partage les espaces et les temps ordinaires ou s’isole si le besoin s’en fait sentir, participe à une balade dans le parc ou à un atelier sur un mode d’expression qui l’intéresse.
La Broussaille s’est donné pour objet de favoriser et d’accompagner les démarches créatives et les rencontres d’artistes, d’artisans, de personnes en souffrance psychique ou porteuses d’un handicap mental, y compris des artistes traversés par la question de la souffrance, qui peuvent ressentir le besoin d’un séjour de répit créatif pour poursuivre leur démarche artistique. En accueillant ces différentes personnes, La Broussaille cherche à renouveler le regard, à expérimenter de nouvelles façons de faire et à favoriser la réflexion.
Un tel projet nécessite un nombre important de partenaires. Se sont ainsi réunis physiquement à Lagathe des représentants d’institutions aux compétences variées. Ils ont marqué leur soutien à cette double identité du projet : culture, santé, jeunesse et cohésion sociale, secteur hospitalier et initiatives citoyennes en santé, développement économique et innovation sociale… et de toutes les couches du millefeuille de l’administration décentralisée de l’État, de la Région, du Département, de l’Intercommunalité et de la municipalité de Saint Martin-Château.
Le fil conducteur de La Broussaille pour quelques années à venir, c’est la rencontre. « La rencontre est une notion qui s’est imposée dès nos premiers échanges, se rappelle un membre de l’association. C’est d’abord la rencontre avec le territoire proche, ses habitants, son milieu. C’est aussi notre propre rencontre en tant que membres du collectif fondateur. Soignants, philosophe, artistes, enseignantes, artisan, cadre d’éducation populaire, psychologue, danseuse… nous venons d’univers différents, avec des mots, des représentations, des expériences professionnelles ou citoyennes variées. Partager un projet dans ces conditions demande beaucoup d’écoute, de vigilance. Et ce n’est pas toujours évident de se projeter ensemble dans une expérience dont nous ne mesurons pas d’emblée tous les contours ». Car l’enjeu pour la vie à venir de La Broussaille se situe là : comment artistes et résidents en séjour de répit vont-ils se côtoyer, cohabiter, partager les moments en commun ? Comment se perçoivent-ils mutuellement ? La bienveillance que les animateurs du lieu jugent primordiale est-elle suffisante ? Tous les résidents feront-ils en sorte de se rendre disponibles à une rencontre avec les autres, en leur ouvrant par exemple leur atelier, en menant avec eux des activités communes ? Une autre, membre de l’association, explique : « Lorsque nous présentons les fondements de La Broussaille, nous disons de la rencontre qu’elle est une dimension essentielle du projet, avant laquelle il n’y a rien d’autre que des personnes de bonne volonté, dans un cadre favorable et bienveillant. Tout le reste sera ce que les femmes et les hommes en feront. Rien n’est institué préalablement. »
Les rapports à soi, à son environnement, aux autres et plus globalement au monde peuvent s’avérer difficiles pour chacun d’entre nous, pour des temps plus ou moins longs, engendrant des troubles plus ou moins profonds, visibles ou non, diagnostiqués ou pas. Sans prétendre être elle-même un lieu de soin, La Broussaille conçoit et organise ses séjours comme des espaces et des temps où il est possible à chacun - accueillants, accueillis, accompagnants, artistes en résidence ou membres de groupes invités pour développer des projets créatifs - de vivre sereinement la rencontre « pensée comme une redécouverte de l’environnement immédiat et du monde, l’occasion d’une ouverture, d’une disponibilité à l’autre, à la création et à l’imagination» poursuit Léa. C’est la raison d’être du lieu et des séjours qui y sont organisés, inspirés par une philosophie et des méthodes éprouvées depuis plus de soixante-dix ans par les tenants de la psychothérapie institutionnelle.
Lorsque François Tosquelles - l’un des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle - arrive à Saint-Alban-sur-Limagnole en 1940, il ouvre les portes de l’asile, pousse les patients en dehors des murs en les invitant à aller aux champs, au village. C’est également une forme de décloisonnement que propose La Broussaille. Décloisonner les gens, les milieux, les statuts, les préjugés. Questionner la liberté de faire ou ne pas faire, de dire ou ne pas dire, d’essayer, d’expérimenter.
Léa et Mitia ont visité des structures semblables à celle qu’ils veulent animer. Ils ont fait un tour en France et en Belgique et sont revenus en Creuse les yeux pétillants d’intérêt pour l’inventivité, l’attention portée aux autres et à l’environnement de chacun, les gestes observés à l’ESAT la Bulle bleue de Montpellier, au Cercle des oiseaux à Riez dans les Alpes de Haute-Provence, au 3bisF d’Aix-en-Provence, à La Source à Annonay. Et aussi en Belgique où il existe une longue tradition d’ateliers de pratiques artistiques au sein d’institutions médico-sociales et sanitaires. Des artistes travaillent à temps partiel dans des institutions où ils animent des ateliers fréquentés par des résidents et patients durant de nombreuses années.
Expositions, concerts, livres sortent de ces ateliers et voyagent à travers le monde. Toutes ces expériences se situent de près ou de loin dans une dynamique où le soin et la créativité sont intimement liés. Dans ces lieux, l’activité artistique n’est pas, comme dans de nombreuses démarches plus connues, une activité de loisirs, un prétexte socio-éducatif ou socio-culturel, une activité à des fins occupationnelles ou d’art-thérapie.
Les animateurs de La Broussaille ne portent aucun jugement négatif sur ces domaines, mais il s’agit ici d’une autre dimension, complémentaire à celles-là. Ils soutiennent que les pratiques créatrices ont des effets positifs sur la construction, l’émancipation, le bien-être et l’insertion des sujets dans la société. Léa poursuit : « on pourrait dire de la créativité comme de la rencontre qu’elle permet de recomposer, de réarticuler, de recréer des possibilités, de penser et d’être au monde ».
Ces expériences ont également en commun de n’être pas menées dans l’espace fermé d’un service de psychiatrie par exemple. Décloisonner c’est aussi affirmer que le thérapeutique – dans son sens étymologique de « prendre soin » - n’est pas et ne doit pas être cloisonné dans l’enceinte de l’hôpital et qu’il n’est pas réservé à des soignants. En ce sens, La Broussaille s’intéresse à tout ce qui se développe en dehors de l’hôpital : le groupe « psypsy », les groupes d’entraide mutuelle, le réseau des entendeurs de voix, le dialogue ouvert, les mouvements liés à l’antipsychiatrie, etc... Ces expériences sont ouvertes, en lien perméable avec le territoire dans lequel elles sont implantées, elles assurent une communication fréquente et réciproque avec ses habitants.
C’est dans le sillon de ces différentes expériences, locales ou plus lointaines que se situe La Broussaille. Léa et Mitia venaient chercher une mise en cohérence de leurs activités professionnelles et de leurs aspirations citoyennes. Les voilà insérés parmi les acteurs de la dynamique sociale de leur territoire.
François Hannoyer