À la fin du XIXe siècle, la Haute-Vienne produisait 35 745 hectolitres de sarrasin (1 hl = 1 quintal / 10 hl = 1 tonne), soit 20 % du total céréalier départemental (175 100 hl). Ce pourcentage devait être sensiblement identique pour la Creuse, mais un peu plus élevé pour le Plateau de Millevaches. La culture du sarrasin, ou « blé noir », était la troisième en quantité, loin derrière le seigle (68 400 hl) et le froment (49 875 hl). Environ 2 000 hectares lui étaient consacrés. Depuis cette époque, le sarrasin n’a cessé de décliner, les surfaces consacrées étant divisées par 20 en un siècle. Cette céréale (ou plutôt pseudo-céréale, car sans gluten) avait pratiquement disparu après les années 1960, hormis en Bretagne. Aujourd’hui, on ne publie même plus de chiffres, on classe le sarrasin dans « autres ». En 2020, il représentait moins de 1 % de la production française. Cependant, depuis quelques années, il connaît un nouvel et rapide essor. Pour un aperçu, lire et écouter le reportage de France Bleu Creuse1 et lire page 17.
C’est une plante délicate qui craint les gelées tardives au printemps, les fortes chaleurs en été et les longues sécheresses. Dans l’assolement, on cultivait plus fréquemment le sarrasin après une autre céréale, froment ou seigle. Cependant, une autre qualité était appréciée : elle convenait très bien comme première culture, après un défrichage ou un labour de prairie naturelle.
Son système radiculaire peu développé nécessitant un sous-sol riche en azote et potasse, les amendements calcaires et les fumures phosphatées étaient donc spécialement recommandés dans notre région granitique. Semé de mi-mai à mi-juin, dans un sol très ameubli, soit à la volée, soit en lignes, il germait et végétait rapidement. En Limousin, on pouvait commencer à le récolter en septembre, quand les graines mûres étaient les plus nombreuses, la floraison s’étalant sur une période plus longue que pour les autres céréales. On choisissait donc le moment où les tiges deviennent rougeâtres et où les grains, devenus bruns, se laissent couper aisément par l’ongle.
On préférait ne pas moissonner pendant les heures les plus chaudes de la journée pour éviter une chute trop importante des grains. Les tiges et les feuilles (encore vertes pour la plupart), longues à sécher, étaient liées en petites gerbes appelées javelles, dressées en faisceaux. Après quelques jours de séchage en plein air, elles étaient liées en gerbes, puis engrangées.
D’abord coupé à la faux, le « blé noir », fut – le progrès aidant – moissonné à la machine. Dans la région, on utilisait fréquemment une faucheuse, avec une adaptation autorisant la coupe des céréales. Cette adaptation consistait principalement en l’adjonction d’un « râteau » pour empêcher que les tiges de sarrasin, une fois coupées, ne tombent à terre. Au contraire, elles pouvaient ainsi être récupérées pour confectionner les javelles. Ces techniques permettaient une économie importante en main d’œuvre : une personne assise sur la machine confectionnait les javelles, une autre écartait ces dernières du passage suivant de l’attelage, enfin un conducteur, soit d’un tracteur (engin longtemps très rare dans notre région), soit d’un attelage.
Postérieurement à cette adaptation, on utilisa des moissonneuses-javeleuses, puis des moissonneuses-lieuses. Le progrès était en marche, mais il avait un prix. Aussi, dans une région pauvre comme la nôtre, il semble qu’on ait privilégié encore quelques temps des emplois plus économiques : faucheuse adaptée pour la moisson (Cf. dessin) et attelages de vaches ou bœufs limousins, plutôt que le tracteur agricole.
Ces engins possédaient deux roues, dont une – motrice – actionnait le système de coupe. Une scie composée de petites lames triangulaires rivées sur une tringle plate se déplaçait dans le porte-lame. Chaque extrémité de ce dernier se terminait par des sabots séparateurs qui guidaient les tiges des céréales à l’intérieur de la moissonneuse. Il existait aussi un système permettant de régler la hauteur de coupe.
Immédiatement après la récolte avait lieu le battage. Une fois les gerbes de blé noir rentrées, on battait au fléau ou à la machine. Les grains étaient disposés ensuite en couches très minces dans le grenier et remués fréquemment à la pelle pour achever leur séchage. Ces grains étaient sensiblement aussi nutritifs que ceux du froment. On les destinait à la consommation humaine, mais on les donnait aussi aux chevaux, bovins et porcs, en faible quantité cependant. La farine de blé noir servait – encore aujourd’hui – à fabriquer les fameux galetous limousins, mais aussi des bouillies qui devaient vraisemblablement « tenir au corps ». La paille de sarrasin ne servait guère qu’à la litière des bêtes à l’étable.
Sur une vieille carte postale, on peut découvrir une illustration parfaite des lignes précédentes. On peut y distinguer nettement la faucheuse-moissonneuse, un attelage de vaches limousines, le travailleur assis sur le siège de la machine et un autre personnage s’occupant des javelles tombées au sol. Il s’agissait d’éviter que l’engin ne roule sur les épis lors de son prochain passage. Le conducteur de l’attelage tient « l’agulha », un long bâton permettant de conduire les bêtes.
La photographie a été prise entre le bourg d’Auriat et le village de la Baconaille, à peu près en face de celui de La Vallade. La colline que l’on voit derrière l’église est le Puy d’Auriat. Evidemment, aujourd’hui, même s’il demeure encore quelques prairies, la plus grande partie du paysage est boisée de résineux. Le plus étonnant, quand on considère l’âge vénérable de ce cliché, qu’on peut dater avec quasi certitude des années 1930, est que nous avons réussi à identifier le conducteur de l’attelage. Il devait s’agir de Jean-Baptiste Jacquet, né le 12 juillet 1891 à Auriat, au village du Menudier, où son père Louis exerçait la profession de cultivateur, comme on disait alors. Jean-Baptiste vivait alors au village de La Vallade. Il est décédé en 1969 au Châtenet-en-Dognon.
Qui va aujourd’hui à Auriat aurait du mal à imaginer que ces villages ont été longtemps entourés de terres cultivées, sur lesquelles naissaient, vivaient et travaillaient de nombreux Limousins.
Jean-François Renon - Auriat