La récente disparition de Raphaël Larrère est une La récente disparition de Raphaël Larrère est une triste nouvelle. La pensée écologique perd un précieux compagnon de route qui n’a cessé d’aiguillonner ses développements par ses activités de chercheur, d’auteur et d’éditeur. Des études rurales à l’histoire de la protection de la nature, en passant par les éthiques environnementales et animales, Raphaël Larrère a arpenté une grande diversité de territoires géographiques et conceptuels, dessinant une trajectoire libre et singulière dans le monde de la recherche. De ce dernier, il a observé, souvent d’un œil critique, les profondes transformations depuis son entrée à l’INRA dans le milieu des années 1960. Faisant peu de cas des frontières disciplinaires – il aimait à rappeler avoir été recruté en tant qu’assistant en économie sans posséder le moindre diplôme de cette discipline –, il fit de la sociologie en agronome, de l’éthique en sociologue, de l’écologie en ruraliste et de la philosophie en écologue.
Quatre grandes thématiques de recherche l’ont plus particulièrement occupé. La dynamique des systèmes agraires fut, en premier lieu, au cœur de ses travaux des années 1970, qui donnèrent lieu à plusieurs monographies régionales (le plateau de Millevaches, la Margeride, l’Aigoual). Dans les années 1980 vint le temps des études forestières, incluant l’analyse de la place des forêts dans les systèmes agraires et l’histoire de la foresterie. Au début des années 1990 s’est ouverte la période consacrée à la question environnementale qui ne l’a plus quitté. Elle l’a conduit à étudier de près, aux côtés de Catherine Larrère, la littérature anglo-saxonne des éthiques environnementales, tout en se donnant des points d’observation sur les pratiques qu’offraient notamment le Comité national de la protection de la nature, les conseils scientifiques de parcs nationaux, ou encore différents comités d’éthique. La participation aux travaux du Comité d’éthique et de précaution de l’INRA fut précisément pour lui l’occasion d’enquêter plus spécifiquement sur une quatrième thématique : l’expérimentation animale et, plus tard, la question de la conscience animale.S’il a ainsi multiplié les terrains, les méthodes et les objets d’enquête, quelques invariants caractérisent cependant sa posture de recherche : une certaine défiance à l’égard des généralisations théoriques, le respect des connaissances scientifiques et le refus du scientisme, l’attention à la diversité des regards portés sur un milieu ou sur une question, la juste distance, enfin, permettant d’établir une proximité critique avec les différentes communautés de recherche avec lesquelles il dialoguait.
En hommage, la revue Terrestres publie un texte de la « première période », celle de Clermont-Ferrand et du Laboratoire d’économie de l’élevage de Theix (1971-1977). Il s’agit de la première monographie régionale menée par Raphaël Larrère sur le plateau de Millevaches. On y découvre son style de recherche et d’écriture, mais aussi une ligne directrice qui orientera la plupart de ses investigations en direction de nœuds de sciences, de politique et de rapports sociaux. Celle-ci consiste à mettre à l’épreuve de l’enquête des discours sur les milieux ou sur la société qui se parent d’une autorité scientifique. Dans le cas de Millevaches, le point de départ est un sérieux doute sur la valeur scientifique d’une « théorie » en vigueur décrivant des « seuils de sociabilité » en-dessous desquels un territoire serait condamné à la désertification. Associant enquête qualitative et analyse quantitative, Raphaël Larrère s’applique, contre tout déterminisme économique, social ou environnemental, à rendre compte de la complexité des logiques d’acteurs qui s’affrontent pour le contrôle de l’espace. Il s’emploie à montrer comment la rhétorique de la désertification des campagnes dramatise à dessein les transformations de l’espace rural pour mieux justifier la nécessité d’y déployer de nouveaux modes de mise en valeur. Derrière les promesses de rationalisation de l’aménagement du territoire, le texte révèle peu à peu les incertitudes économiques, agronomiques et écologiques à travers lesquelles certains acteurs puissants s’orientent, avec pour seule boussole la satisfaction de leurs intérêts de court terme.
Si ce texte publié en 1978 peut aujourd'hui sembler un peu daté tant il est attaché à la période de « déprise agricole » qui suivit les grandes lois d’orientation agricole du début des années 1960, certaines problématiques qui y sont introduites restent d’une actualité frappante.
D’abord et sous forme de clin d’œil, nous confessons un attachement de longue date à cette région qui, dans les histoires politiques et personnelles qui tissent la revue Terrestres, n’a cessé de jouer un rôle important d’inspiration, de refuge et de camaraderie. Que certains députés d’extrême-droite y voient aujourd’hui un haut lieu du « wokisme » ou une base arrière de l’ultra-gauche ne peut qu’ajouter à l’affection que nous portons à ce territoire.Ensuite et de façon moins anecdotique, cet article publié en 1978 aborde une série de questions dont l’examen politique demeure absolument nécessaire aujourd’hui. Dans l’entremêlement des questions écologiques, agronomiques et sociales de cette mutation du territoire se dessinent plusieurs thèmes : le foncier, la paysannerie, la foresterie, le sauvage.
L’évidence avec laquelle l’auteur met la question du foncier au cœur de son analyse fait écho à un tournant récent de l’écologie politique, qui, à travers des collectifs comme « Reprises de terre » ou dans les stratégies de lutte déployées par des mouvements comme les Soulèvements de la terre, centralise la question de l’accaparement des terres. L’introduction historique de cette monographie décrit avec finesse le passage d’une gestion collective des parcours communaux à une privatisation qui mène à l’exploitation capitaliste de l’espace. Alors que nous sommes nombreux à souhaiter revitaliser « la forme commune », il semble opportun de comprendre ce qui a été détruit pour tenter de le réactiver. De même, l’attention portée aux enjeux de transmission des terres, l’enchevêtrement des ressorts familiaux, psychologiques, politiques et économiques qui s’y trament n’est pas sans rappeler les questions que se posent aujourd’hui des structures comme Terre de liens et plus généralement celles et ceux qui tentent de soutenir l’installation paysanne face à l’agrandissement des grandes exploitations voisines ou l’accaparement des terres par des multinationales de l’agro-industrie et des nouvelles énergies.
Par ailleurs, cette enquête qui donne à voir la diversité des points de vue et des intérêts autour d’un même territoire témoigne de l’attention et du respect que l’auteur accorde à la paysannerie. Évitant les écueils de l’idéalisation comme de la condescendance, il rend compte de la complexité de la situation paysanne dans cette période de grandes mutations agricoles. La justesse de ce regard est inspirante. Elle permet de rappeler ce double rôle de la paysannerie, localement dans l’entretien écologique des milieux et la vitalisation sociale des territoires, à l’échelle nationale comme acteur d’une économie soucieuse de qualité et de durabilité face à la mise en concurrence mondialisée.
L’autre pôle d’action majeur de cette lutte pour le contrôle de l’espace est la foresterie. L’opposition symbolique de l’arbre et du champ se concrétise sur le plateau de Millevaches, comme, historiquement, dans de nombreux territoires de déprise agricole, sous la forme d’un rapport de force entre la puissance étatique et une société paysanne. Sur ce point, tout un pan des travaux de Raphaël Larrère s’est orienté de façon précoce vers l’analyse critique des discours forestiers, afin de débusquer derrière l’ « emphase forestière » l’expression utilitariste de la rationalité administrative. Si Larrère rend compte de la complexité des logiques d’acteurs, une ligne d’interprétation se dégage nettement : après avoir précipité la « fin des paysans » par ses lois de modernisation agricole, l’État a appuyé le reboisement (et avant toute chose l’enrésinement) comme seule voie pérenne et rentable, pour assurer la continuité du contrôle de l’espace face à la menace qu’auraient incarné l’embroussaillement et la progression de l’inculte. La dramatisation du discours sur la désertification servait ainsi une stratégie d’annexion forestière. L’arbre ou le désert, voici l’alternative que suggéraient les politiques incitatives de reboisement et contre laquelle se positionnait l’article en déconstruisant la prétendue « assise scientifique » de ce déterminisme économique. Quelque cinquante ans plus tard, la lutte contre l’extractivisme forestier se poursuit et s’intensifie face aux poussées nouvelles de l’industrialisation de la filière bois.
Un autre intérêt contemporain pour cet article peut venir, paradoxalement, de ce dont il ne parle pas ou qu’il peine à nommer dans le contexte intellectuel des années 1970. Alors que Raphaël Larrère dédiera une grande partie de sa vie à penser et à défendre la nature, le monde sauvage n’est encore désigné dans ce texte que de façon négative, sans que l’on puisse déceler avec clarté quelle relation l’auteur lui-même entretient avec ces formes spontanées de réensauvagement. D’un côté, l’enfrichement est clairement associé à une dégradation des milieux, il est question de terres « incultes », et les propos de la DDA qui parle « d’une nature sauvage franchement hostile » sont cités sans prise de distance particulière. Il est partout question de « mise en valeur » des milieux et l’alternative elle-même portée par le titre de l’article entre désertification et annexion de l’espace rural semble captive d’une vision strictement anthropocentrée de la valeur des espaces. Et pourtant, pour qui chercherait les prémisses des engagements à venir de Raphaël Larrère, l’attention qu’il porte à l’écologie des milieux et la distance qu’il prend par rapport aux discours catastrophistes de la désertification témoignent tout à la fois de sa connaissance fine de la nature et de sa confiance dans la possibilité d’en faire « bon usage ». Il faudra quelques décennies encore, dans la carrière du chercheur et plus largement dans la société, pour que pointe l’idée que l’on puisse éventuellement passer d’un « bon usage » au « non-usage ». Les engagements de Raphaël Larrère dans le groupe de travail « Wilderness et nature férale » de l’UICN ou son inlassable dévouement auprès des parcs nationaux témoignent amplement de cette trajectoire. Finalement, la confiance de l’auteur dans la réversibilité des cycles d’usages paysans et de déprises des terres pointe vers une conclusion qui reste d’actualité : sur le plateau de Millevaches comme ailleurs, ce n’est pas plus le monde sauvage que la paysannerie qui menacent les conditions d’habitabilité, écologiques et sociales, de nos milieux de vie. C’est l’appropriation capitaliste des terres et son instrumentalisation radicale de la nature.