Dès 1946, l’objectif est d’atteindre l’autosuffisance alimentaire et de faire de la France une puissance agricole mondiale. Aussi, « l’État fait-il redessiner les terres agricoles dans la plupart des campagnes françaises afin que les champs soient accessibles par des chemins carrossables et facilement cultivables par des machines. Les petites parcelles sont regroupées pour en former des grandes. Dans les régions de bocage, les haies et talus disparaissent sous les lames des bulldozers », ainsi que les vergers : « ça faisait pourtant une rentrée d’argent pour les gens. En moyenne, le quart de leur revenu, à l’époque ! »Si un premier texte de loi sur le remembrement avait été élaboré en 1918 par « quelques ingénieurs agronomes qui en avaient posé le cadre », le droit de propriété s’y opposait néanmoins. Mais les régions sinistrées au cours de la Grande Guerre ont constitué un excellent terrain d’essai de regroupement des terres. Dès 1940, le Gouvernement de Vichy « met en place la Corporation paysanne, système de cogestion de l’agriculture par l’État et par un syndicat unique, voulu par des élites rurales pour contrôler le monde paysan et le rendre plus productif. » S’ensuit une nouvelle loi en mars 1941, plus expéditive, « qui permet le remembrement même contre une majorité de propriétaires incompréhensifs… » Elle provoque une véritable « levée de boucliers dans les villages et hameaux de la part des petits propriétaires », notamment à Fégréac en Loire-Inférieure au début des années 1950, et à Trébrivan, dans le Finistère, en 1973, où une alliance inédite entre paysans « blancs », jeunes étudiants « rouges » et militants bretons a porté ses fruits dans la lutte menée contre les technocrates. Ironie de l’histoire, Vichy était alors devenu un moment clé de l’intensification de l’agriculture française, calquée par ailleurs sur… le modèle allemand. Après la défaite d’Hitler, les États-Unis accordent des prêts bancaires aux pays européens via le plan Marshall, « à condition qu’ils importent un montant équivalent, soit, pour la France, plus de 30 milliards de dollars actuels d’équipements et de produits américains. » Le parc de tracteurs français quadruple en trois ans.
De retour au pouvoir en 1958, le Général de Gaulle « tend à expurger toute trace du régime du Maréchal Pétain, mais opère une parfaite continuité avec celui-ci sur le volet agricole. Les « brouillons de Vichy » sur la modernisation de l’agriculture française servent à affiner les projets de planification de Jean Monnet, haut fonctionnaire chargé de diriger un plan de développement de l’industrie hexagonale : « Il y a un travail psychologique à préparer par une propagande intelligente qui fera comprendre aux agriculteurs l’intérêt de la rationalisation ! » La promotion du remembrement se poursuit avec le soutien de la télévision publique : champs plus vastes, mécanisation, rendements plus élevés, récoltes accrues, villages modernes… Depuis les années 1950, la FNSEA pousse ses responsables, souvent les gros agriculteurs en l’occurrence, à occuper des postes de pouvoir, dans le but de « faire bénéficier l’agriculture du maximum de crédits publics ». Et 1957 voit la création de la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) ainsi que de la Communauté économique européenne CEE) au sein de laquelle naît la PAC (Politique Agricole Commune) en 1962. La France est le principal bénéficiaire des subventions publiques européennes.
C’est au cours de ces années 1960 que l’anthropologue Michèle Salmona a étudié les conséquences humaines et sociales des politiques de modernisation sur les paysans : « fatigue nerveuse, anxiété, maladies physiques ou psychiques, accidents du travail… En outre, s’est produite une lente désappropriation des éleveurs de leur savoir-faire face aux conseillers qui diffusaient des savoirs économiques et techniques. Il en est résulté chez les agriculteurs un taux de suicides qui a connu une forte poussée au fur et à mesure que l’industrialisation altérait les rapports sociaux traditionnels. »(1)
Nommé ministre de l’Agriculture en 1961, un haut fonctionnaire, Edgar Pisani, s’appuie sur la génération d’agriculteurs formés par la Jeunesse agricole catholique (JAC) favorable au progrès, et met en place l’agrandissement à marche forcée des exploitations. Entre 1946 et 1974, la population paysanne a chuté, passant de 7 millions de personnes à moins de 3 millions. Dans le même temps, la production agricole a doublé. Tout est pensé au service de l’expansion industrielle : « l’agriculture doit libérer de la main-d’œuvre pour les usines qui surgissent… » Décédé en 1996, l’ancien ministre de l’Agriculture était revenu sur le sujet sur ses vieux jours : « Je regrette de ne pas avoir fixé une limite au remembrement. Je n’aurais pas imaginé que cette politique puisse aller si loin. J’en suis responsable et je me sens un peu coupable. J’ai favorisé le développement d’une agriculture productiviste. Ce fut la plus grosse bêtise de ma vie… »C'est tout cela que raconte sur 190 pages cette bande dessinée qui, outre en Bretagne, propose plusieurs séquences en Haute-Vienne, en particulier à Verneuil-sur-Vienne et Saint-Auvent.