Comment résumer la vie de Pierre Bergounioux, auteur depuis 1984, d’un peu plus d’une soixantaine de livres, souvent de petit format, au style ciselé et reconnaissable entre tous, toujours aimanté par les mêmes thèmes : l’enfance, la Corrèze, le passé, le temps, la mémoire, la fin d’un monde millénaire, grosso modo du néolithique au 16 janvier 1962, et bien sûr, les livres, la lecture et les découvertes qu’eux seuls semblent autoriser. Comment résumer donc la vie de Pierre Bergounioux ? Les trois premières lignes du troisième tome (1263 pages) de son Carnet de notes, pourraient presque suffire à dire l’essentiel. Le lecteur pressé y trouvera son compte : “Je n’ouvre les yeux qu’à sept heures. Toute la matinée à écrire, l’après-midi à lire, et à m’inquiéter de la journée de demain, des pages qu’il me faudra couvrir.“ Voilà. Bergounioux est là. Une vie réglée comme du papier à musique. Lever matinal (7 heures, ce premier janvier 2001, c’est presque une indécente grasse matinée), l’écriture et la lecture au menu, et puis, nature inquiète, l’angoisse pour tout: le lendemain, la classe (il est prof, désabusé, de lettres), les enfants, les maladies et puis l’écriture dont il ne se sent jamais à la hauteur, même avec tant de livres derrière lui, la reconnaissance de ses pairs et de la critique, et même de la Société des gens de lettres qui lui décerna un prix pour l’ensemble de son oeuvre !
Même régularité sur l’année : 11 mois en région parisienne dont 10 à enseigner dans un collège, et un mois, juillet, sur le plateau, dans la maison de sa belle-famille, belle-famille dont il a raconté l’histoire en 1995 dans Miette. Un mois sur le plateau, c’est à dire, au cours des trente années et 3000 pages que couvrent désormais son Carnet de notes, trente mois. Et là, Bergounioux devient un autre homme. Oublié la plume et le papier, il empoigne la tronçonneuse pour abattre les arbres, se confronte aux travaux de force, lui qui dit en avoir si peu, et surtout s’enferme dans sa grange avec son poste à soudure pour créer des sculptures de métal avec tout ce qu’il récupère dans les casses des environs.
Mais que vient-il donc faire dans cette Corrèze ?
Le contraire de ce qu’il fait tout au long de l’année et qu’à l’adolescence il s’est donné comme mission et objectif : mieux connaître et comprendre le monde, un programme qui, alors, ne pouvait se réaliser qu’ailleurs, loin des prés, des ruisseaux et des collines, à la ville, et plus exactement à la ville des villes : à Paris. Un programme qu’il a suivi scrupuleusement et sans y déroger.
La Corrèze au début des années 1960, Bergounioux habite alors Brive où il est né en 1949, il la résume en quelques expressions brutales : “étroitesse suffocante“, “prosaïsme délétère“, “désolation du monde des commencements“. Pour survivre il fallait partir. Il est donc parti : “Toute la misère des commencements me revient, l’isolement, l’arriération, l’inculture, l’absence complète, irrémédiable, semble-t-il, de moyens, d’ouverture, de vues, d’espoir, de vouloir aussi. J’ai failli crever de la vieille Corrèze, de son indigence, de ses ténèbres. J’étais mort, à 17 ans, lorsque je suis parti. Je ne pouvais que renaître. (…) La vieille Corrèze n’offrait plus, soudain, de raison de vivre, de bonheur à espérer. C’est ailleurs qu’ils s’étaient transportés, qu’il a fallu aller le chercher.“
Le départ, d’abord à Limoges où dans les dortoirs du lycée Gay-Lussac il entend parler de révolution, puis à Paris à l’école normale supérieure, où il s’immerge dans les livres, découvre et admire Flaubert (son sujet de thèse) et Faulkner (auquel il consacrera un livre entier), est pour lui une émancipation qui lui donne les outils dont il se servira ensuite pour comprendre ce qui lui est arrivé et ce qui, concomitamment est arrivé au monde. Il ira donc vivre désormais “au loin, dans l’Essonne, c’est-à-dire nulle part.“
L’ardue tâche qui le régente à Paris, l’oblige pourtant, régulièrement, une fois par an donc, à s’en échapper. “Je ne suis ici (en région parisienne) depuis 35 ans qu’à seule fin de “méditer et cognoistre“. Les occupations archaïques, les vieilles passions, les choses, les bêtes, le monde sensible, l’apaisement n’existent plus qu’un mois par an, en Corrèze.“ Et il avoue parfois : “Il me prend des envies de déserter le poste, de rentrer en Corrèze pour vivre au fond des bois, dans une cabane en planches, couverte de tôle ondulée.“ La “vieille Corrèze“ qu’il a fuie est devenue “le miséricordieux intermède de travail tout physique, la régression bienheureuse de juillet“, “l’intermède préservé que nous avons chaque année, ici, depuis un quart de siècle.“ Son ambivalente relation au département et au plateau, le met en porte à faux avec ses congénères restés au pays. Et lorsque le conseil général lui demande un papier pour une quelconque publication institutionnelle, il répond présent (Bergounioux est la bonté même et ne refuse jamais les sollicitations qui pleuvent), mais il est embêté : “Il se pourrait bien que ce que j’avance ne réponde pas à son attente. Le thème est l’avenir et notre petite patrie appartient, depuis toujours et à jamais, au passé. Toute autre vision des choses est illusion, mensonge.“
Et pourtant Bergounioux n’a pas abdiqué. Il semble fataliste, mais résiste. Son regard sur le monde demeure celui qui l’avait poussé il y a longtemps vers le PCF. Il est toujours syndiqué et va manifester avec quelques jeunes (et rares) collègues contre une réforme des retraites ou de la sécurité sociale. Il admire Bourdieu et s’insurge contre les ressources médicales mal réparties sur le territoire.
L’élection de Sarkozy en 2007 entérine à ses yeux que la France est devenue “un popolo di stronzi, comme Fellini le disait, voilà 15 ans, de ses compatriotes italiens“ (traduisez un peuple de connards). Il s’afflige de la laideur des banlieues, de l’indigence de la presse (“Je lis Paris-Match dont l’interdiction sera le premier acte du gouvernement de salut public qui succédera à la droite“), refuse la Légion d’honneur et s’indigne : “On s’est assis aux Deux magots. Le prix des consommations est indécent. Un café coûte l’équivalent d’une heure de travail au Smic. C’est insulter à la misère qu’on voit partout.“ Il partage une passion pour l’égalité, aspire à la révolution, et termine un récent entretien donné à La Montagne par ses mots : “Le jour où on voit le drapeau rouge au sommet du mont Audouze, ce sera le signal. Et j’appuierai le mouvement qui se sera dessiné sur le plateau de Millevaches.“ Bienvenue, camarade ! On t’attend !
Michel Lulek