Revenir sur les termes employés pour parler de la forêt peut aider à comprendre le hiatus qui empêche un dialogue pertinent sur la gestion des forêts du plateau.
Le terme de “forêt“ est très commun, et tout le monde sait ce qu’il signifie… Une grande étendue couverte d’arbres, ou l’ensemble des arbres qui la couvrent (Larousse, 2006). Toutefois, cette définition littérale occulte les aspects culturels de la perception de la forêt : quelle image mentale nous représentons-nous lorsqu’est évoqué le terme de "forêt" ?
Le mot pourrait avoir différentes origines : la plus avancée est le latin forestris (Larousse, 2006), signifiant “qui dépend de la justice royale“ (A. Corvol, L’Arbre en Occident, Fayard, 2009). D’autres avancent la racine latine ayant donné fuori en italien et fuera en espagnol, c’est-à-dire l’extérieur, le dehors (F. Terrasson, La Civilisation anti-nature, Sang de la Terre, 2008).
On distingue dans cette étymologie deux perceptions opposées : d’un côté un environnement exploitable dont la jouissance des ressources (chasse, bois d’oeuvre et de chauffage) est contrôlée et gérée (par l’aristocratie…) ; de l’autre côté, un milieu de nature sauvage (la sylve : forêt naturelle) opposé aux enceintes civilisées des bourgs et hameaux (des gueux…). Cette dichotomie ancienne reste présente dans les débats contemporains.
Cette approche semble prédominer, en tous cas chez les personnes qui ne vivent pas directement de la forêt. Nombreux sont ceux pour qui “forêt“ renvoie à nature, animaux sauvages et champignons, que ce soit avec un regard romantique (les forêts enchanteresses), superstitieux (les forêts hantées), ou… naturaliste (les ZNIEFF) ! Dans tous ces cas, la forêt est un milieu autre que celui des hommes, celui de la nature (perçue comme bonne, cruelle ou neutre), qui vit hors de la présence des hommes, et dans laquelle on perd nos repères sociétaux en ne trouvant plus trace de l’activité humaine. La littérature abonde de ce type de descriptions.
Certes, des forêts (ou même n’importe quel type de milieu) exemptes de l’empreinte humaine sont maintenant extrêmement rares. On se contente d’une absence des principales marques de la civilisation (perspectives géométriques, uniformité…).
Mais l’idée de naturel, de spontané, est bien là, malgré tout.
Ou plutôt : un milieu naturel ou un milieu de production ?
Bien sûr, il existe quelques belles forêts “naturelles“ sur le plateau. Mais ce sont les modèles de sylviculture intensive qui soulèvent le débat entre la filière sylvicole et des habitants du territoire.
D’ailleurs, le terme de “sylviculture“ n’est-il peut-être pas le plus adapté ? Ce terme signifierait “culture des forêts naturelles“. En revenant brièvement sur l’historique paysager du territoire, on cerne le hiatus : il n’y avait pas d’arbres au début du XXe siècle sur le plateau. Les forêts présentes proviennent en grande majorité de plantations (et dans quelques cas d’une recolonisation spontanée des milieux non exploités). Or la difficulté est bien là, comment créer une forêt naturelle, comment construire de la nature, comment construire sciemment du spontané ? On peut certes faire semblant, mais il est en toute logique paradoxal de tenter de créer de main d’homme un objet ne portant pas ses traces…
Donc les forêts d’exploitation sont des milieux anthropiques, créés de toutes pièces (ou presque) par l’homme, dans une finalité bien précise : produire du bois. Celui-ci étant constitué en grande partie de lignine (fibres résistantes du bois), on pourrait appeler ce modèle “ligniculture“ (bien que la papeterie recherche de la cellulose…), dont le sens serait plus proche de la réalité.
En comprenant que les forêts de production du plateau sont la manifestation d’une ligniculture, c’est-à-dire d’une “agriculture“ du bois, on peut recentrer le débat sur des arguments opposables. Il est peu réaliste de demander de la « nature » dans des parcelles créées dans l’objectif de production d’un matériau nécessaire aux activités humaines et de valeur économique (“nature“ étant utilisé ici en terme de “milieu spontané“, et non pas bien sûr en terme de colonisation spontanée de ce “milieu artificiel“ par une certaine biodiversité !). M. Cointat, ministre de l’Agriculture en 1971-1972, déclarait : “La forêt doit se traiter comme un champ de tomates ou de petits pois.“
Toutefois, en reconnaissant la nécessité de cette fonction de production, il est légitime de questionner les pratiques mises en oeuvre pour atteindre cet objectif. Comme l’agriculture, la ligniculture est une activité impactante sur le territoire, que ce soit en termes de paysage (enfermement), d’impact de qualité des eaux (nitrates, pesticides), de structure des sols (érosion, tassement) et de fertilité (exportation de carbone et de minéraux, altération des conditions physico-chimiques), de biodiversité, de lien social au territoire… Et comme en agriculture, un débat citoyen doit permettre de faire évoluer progressivement les pratiques de production. Un jour peut-être une ligniculture bio ?
Au-delà de la plaisanterie, il est de l’intérêt général de construire des systèmes de production qui soient à la fois viables, vivables et à faible impact sur l’environnement. Des systèmes de production – donc anthropisés, mais fonctionnant sur le mode d’un écosystème naturel : respect des cycles de matières et d’énergie (maintien de la fertilité physique, chimique et biologique des sols sans apports de fertilisants), autorégulation et résilience (régénération naturelle, résistance aux aléas biologiques), adaptabilité (aux changements climatiques). De la “sylviculture“ ? Et en parallèle protéger les milieux de nature encore existants…
Gaël Delacour