Malgré la spécificité des deux terrains d’étude, il est possible de souligner des phénomènes plus généraux, susceptibles d’être observés dans d’autres espaces ruraux concernés par des recompositions socio-spatiales induites par des flux migratoires. Les formes de cohabitation et les sociabilités que nous avons décrites montrent une campagne où les groupes sociaux se côtoient, sans que l’on puisse parler d’une société caractérisée par une forte cohésion. Il en ressort une campagne où des groupes sociaux différents (par critère d’âge, d’origine, de catégorie socioprofessionnelle, motivation de vivre dans le milieu rural) partagent un espace sans toujours partager le même rapport spatial : les liens aux lieux et aux autres correspondent a des parcours et des logiques hétérogènes. En conséquence, les manières de pratiquer l’espace, de le représenter, d’y développer des relations sociales sont variées. Ces différences ne correspondent pas forcement à une catégorisation populations locales/nouveaux habitants. Ces deux profils sont par certains aspects divisés, et l’origine (“être d’ici“ ou “être d’ailleurs“) est encore un facteur d’identité locale. Les clivages qui se manifestent face à l’enjeu du pouvoir local (les dernières élections municipales en Limousin en ont été l’exemple) ou à la gestion des ressources environnementales en témoignent. Ces oppositions sont, de manière paradoxale, plus marquées en Limousin, où la migration est plus ancienne. Elles le sont moins dans la Sierra et cela s’explique par une immigration plus récente, avec de nouveaux habitants moins nombreux en proportion, qui ne développent pas encore une conscience de groupe.
De plus, le mode d’habiter dans la Sierra favorise les échanges entre anciens et nouveaux habitants : l’habitat dense et concentré des villages rend les contacts difficilement évitables, et la vie villageoise a une place notable dans l’imaginaire rural, raison pour laquelle les habitants évitent les clivages trop profonds. Pour autant, des crispations commencent à être visibles et elles iront peut-être croissant quand les nouveaux habitants s’impliqueront plus dans les mairies et les instances décisionnelles locales. Il sera alors intéressant d’analyser l’évolution des compositions des conseils municipaux. Ils représentent en effet, dans la Sierra et en Limousin, des lieux de construction de projets partagés, mais aussi de confrontation sur des thématiques sensibles, en plus d’avoir une portée symbolique, étant des lieux où se jouent la reconnaissance et la légitimité des nouveaux habitants. Ainsi, même si la catégorisation nouveaux habitants/locaux peut se révéler fonctionnelle, elle est perméable. Les constructions sociales autour de l’autochtonie et de l’altérité, ainsi que les parcours biographiques, rendent difficiles les classifications : comment classer les migrants ayant des origines familiales à la campagne, les enfants des migrants ? Comment considérer les “nouveaux habitants“ installés depuis trente ans ou encore les “locaux“ n’y ayant vécu qu’à la fin de leur vie ?
Ce sont autant de configurations et de parcours qui relativisent cette catégorisation, laissant ressortir d’autres facteurs de stratification sociale. Des éléments sociaux et économiques autres que l’origine peuvent aider a mieux appréhender les dynamiques des campagnes, comme l’a mis en évidence l’analyse des parcours migratoires et des sociabilités des nouveaux habitants. Des facteurs comme les motivations de vivre, d’arriver, de rester, de revenir dans l’espace rural, la relation à l’environnement où les modalités d’engagement local sont des clés pour comprendre la complexité sociale, de manière transversale à l’“être d’ici“ ou l’“être d’ailleurs“.
Greta Tommasi, Vivre (dans) des campagnes plurielles. Mobilités et territoires dans les espaces ruraux. L’exemple de la Sierra de Albarracin et du Limousin. Thèse de géographie, décembre 2014.Document PDF