Le Congrès national indigène, lieu de convergence et d’appui mutuel entre les nombreuses luttes indiennes, avait lancé un appel à rejoindre un grand moment de partage mondial, le premier “festival mundial de las resistencias y las rebeldias contra el capitalismo“ qui s’est tenu fin 2014 dans plusieurs endroits du Mexique pour finir au Chiapas. Etaient ainsi conviés “les peuples zapatistes, les peuples, tribus, nations et barrios du Congrès national indigène, les peuples originaires du continent, et les peuples, collectifs et individus adhérents de la Sexta (en référence à la Sixième Déclaration de la Selva Lacandona) nationale et internationale du monde entier“, à partager “les paroles, les expériences, les chemins et la décision commune de la possibilité d’un monde où tiennent beaucoup de mondes“. “Nous luttons pour un monde qui n’est pas un, unique et indivisible, mais au contraire pour un monde qui contient de nombreux mondes“. Et les chemins sont nombreux. Suivent quelques bribes de la longue et inspirante expérience zapatiste saisies par-ci par-là.
La tentative zapatiste se veut d’articuler entre elles différentes échelles : l’autonomie locale et les particularités ethniques autant que des perspectives internationalistes. Sans hiérarchisation aucune, l’organisation politique et sociale zapatiste des communautés indigènes se diffractent en plusieurs niveaux et se lient, année après année, à d’autres luttes mexicaines ainsi qu’à des perspectives mondiales. L’une d’entre elles est de constituer un réseau planétaire de luttes, appelé “la Sexta“ dont l’une des dernières étapes s’est matérialisée lors de cette rencontre itinérante. Pour ce faire, les zapatistes affirment qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de faire la liste, connue jusqu’à la nausée, des NON de ce que nous refusons, mais d’élaborer collectivement les OUI qui caractérisent les mondes que nous voulons.
“Les anciens disent que le vent, la pluie et le soleil se mettent à parler d’une façon nouvelle à la terre, que tant de misère ne peut pas continuer à donner cette moisson de mort, qu’elle doit commencer à donner une moisson de révolte“. (Forêt Lacandone, août 1992)
En 1988, le gouvernement mexicain modifie l’article 27 de la Constitution, issu de la Réforme agraire de 1917 qui avait restitué les terres aux communautés villageoises - un des acquis les plus importants de la révolution mexicaine et de la lutte d’Emiliano Zapata. Les terres dites ejidales, dont la propriété était collective et l’usage familial, peuvent alors être vendues et transformées en propriétés privées. L’origine historique du mouvement zapatiste est une prise de conscience d’une condition commune de misère absolue des peuples indiens, un mouvement social de récupération des terres et des territoires, et c’est lors de la rencontre de l’EZLN (Ejército Zapatista de Libéracion National, armée zapatiste de libération nationale) avec les communautés indigènes que le mouvement zapatiste prend l’ampleur d’un peuple en armes. Reprendre les terres dont les finqueros se sont emparé, c’est aussi pour les peuples indiens, reprendre leurs territoires et par-là, affirmer leur autonomie politique et sociale. Construire une autre manière de vie oblige cependant à se confronter à l’État mais aussi à un autre mode de vie – celui-là, capitaliste. L’hostilité contre-insurrectionnelle ne cesse d’ailleurs de se manifester, directement ou de manière détournée. Des groupes et/ou organisations sont par exemple poussés par les autorités à harceler les communautés zapatistes afin de leur reprendre des terres récupérées en 1994 mais non légalisées. L’implantation massive d’éoliennes (deux tiers des parcs éoliens sont sous contrôle étranger - Edf France, Pays-bas, Espagne...) détruisant l’écosystème lagunaire dont vivent les pêcheurs de l’isthme de Tehuantepec ou les récents enlèvements et meurtres de 43 étudiants issus de l’École normale rurale de Ayotzinapa, le 26 septembre 2014, dans la ville d’Iguala dans l’État de Guerrero font partie de la longue liste de ces incessantes attaques.
De trahisons en réformes constitutionnelles à contre-courant des maigres acquis antérieurs, le dialogue avec l’État mexicain est définitivement rompu au début des années 2000. La construction de l’autonomie zapatiste émane directement de la vie commune et fait apparaître un mouvement profond de recomposition d’une vie sociale sans État, sans pouvoir séparé. Ce qui implique entre autres une intransigeance sans faille à ne bénéficier d’aucune aide de l’État, sous quelque forme que ce soit. L’autonomie consiste donc à lier étroitement le politique et le social, et ce, à partir de connaissances, pratiques et usages du monde ancestraux, de solidarité et de travail collectif notamment, autant en ce qui concerne l’éducation, la santé, les fêtes ou les rituels, que les obligations mutuelles et les échanges de services... La politique n’est plus une affaire de spécialistes ; tous s’emparent des tâches d’organisation de la vie collective. Loin d’une simple décentralisation des pouvoirs, c’est une démarche de reprise en main collective de son destin : à la fois construction d’une autre réalité sociale et d’une autre forme de “gouvernement“. L’organisation de l’autonomie sociale et politique zapatiste se déploie ainsi des communautés indigènes (assemblées, lieux de débat et de décision, délégués) à la commune (conseil municipal, commissions), et de la commune aux caracoles (centre politique et administratif regroupant plusieurs communes, hôpital, école, conseil de bon gouvernement). Au-delà de ces trois dimensions, une tension entre horizontalité et verticalité se concentre au point de rencontre de l’autonomie avec la pensée stratégique (EZLN). L’une limitant l’autre et inversement, elles se doivent d’être en dialogue permanent. Enfin et au-delà encore, c’est la construction d’un “réseau de luttes planétaires“ qui prend forme... Loin d’un espace clos de désertion ou de protection hors du monde, l’autonomie zapatiste est plutôt l’affirmation vivante que pour construire et lutter, il faut une force collective organisée.
Dans leurs yeux une étincelle, celle d’une victoire, d’un autre rapport à la vie, à la Terre, aux autres et à soi. Cette étincelle, si petite soit-elle, est un miroir. Un miroir dans lequel nous pouvons nous voir et où nous pouvons les voir, en même temps. En les voyant nous nous voyons. Cette étincelle, si petite soit-elle, contient le long et douloureux orage de deux civilisations qui s’affrontent et la lutte obstinée qui en est née. Où pour l’une la liberté se réduit à l’immédiateté de l’ego dans un monde peuplé d’objets. Où pour l’autre, la liberté est celle de l’être saisi dans sa dimension spirituelle, donc commune et singulière à la fois. Là, différence et égalité parviennent à se conjuguer : les différences tendent à s’épanouir sans hiérarchisation ; l’égalité reconnue sans homogénéisation. Dans ce miroir, les “je“ changent de substance et la peur de disparaître s’évanouit dans une certaine continuité vivante. Une continuité où il n’est plus question d’individu ou de collectif, mais d’autre chose. Quelque chose qui nous dépasse et nous prend, mais où pourtant l’on ne cesse pas d’exister.
Sophie Weiler
L’orage ... celui-là même.
Il naîtra du choc de ces deux vents, son heure arrive, le feu de l’histoire brûle déjà ; pour l’instant, le vent d’en haut domine, le vent d’en bas approche, voici l’orage... Ainsi s’accomplira...
La prophétie... celle-là même.
Quand l’orage sera passé, quand la pluie et le feu laisseront à nouveau la terre en paix, le monde ne sera plus le monde, mais quelque chose de mieux.
Forêt Lacandone, août 1992, Sous-commandant insurgé Marcos