Peut-on écrire sereinement l’histoire de la Résistance en Limousin ? Si l’on s’en réfère à l’article polémique de Francis Juchereau au sujet de l’ouvrage de Fabrice Grenard, il semblerait que non. 70 ans ont passé mais les passions se déchaînent encore. Pourquoi en dépit de son éloignement dans le temps, le passé de la France durant les Années noires suscite-t-il encore de vives réactions ?
Cela tient d’abord au constat général que la Résistance se trouve aux sources de la refondation politique et sociale de l’après-guerre. Cette vision imprime encore largement les mentalités et légitime, parmi toutes les interprétations possibles, une réappropriation du terme “résistance“ tandis que le néolibéralisme redéfinit le fonctionnement de nos économies, de nos sociétés et de nos systèmes politiques. “Résister“ n’est donc pas seulement une figure abstraite confinée dans un passé distant mais, au contraire, la raison d’espérer de militants désireux d’infléchir, d’inverser voire de disloquer l’ordre du monde.
Loin de ces tumultes - mais peut-il vraiment s’en abstraire au risque de se déconnecter de la société ? - le chercheur en histoire travaille selon des méthodes qui, en principe, garantissent la rigueur de sa démonstration même si, je le concède volontiers, la vérité, idéal vers lequel l’historien se doit de tendre, n’est jamais un absolu et se prête à interprétations et controverses. Et nous en avons sous les yeux un énième exemple. En fait, nous rencontrons au long de son texte deux conceptions que Francis Juchereau posent comme irréconciliables, entre une démarche qui voudrait se soustraire à une lecture partisane et l’autre qui puise sa vitalité précisément dans sa dimension militante et assimile la première à une fiction. Je souhaiterais rappeler, avant de dérouler mon argumentaire, les sages paroles du philosophe Paul Ricoeur dans son impressionnante somme La Mémoire, l’histoire, l’oubli : “La connaissance historique appelle la corrélation entre subjectivité et objectivité dans la mesure où elle met en relation, par l’initiative de l’historien, le passé des hommes d’autrefois et le présent de ceux d’aujourd’hui“.
Fabrice Grenard s’attaque à Georges Guingouin, un “monument“ de l’histoire limousine et nationale, dont la mémoire est âprement défendue par plusieurs cercles, familiaux, mémoriels, associatifs et militants, aux frontières ténues. L’homme a traversé le XXème siècle et s’est trouvé mêlé à ses grandes tragédies : privé de père par les hécatombes de l’été 1914, militant et cadre communiste au moment du Front Populaire, résistant et chef de maquis pendant la Seconde Guerre mondiale, adversaire du fascisme puis violemment exclu du PCF… Il affronta les deux grands systèmes totalitaires du siècle, triompha de l’un mais fut victime de l’autre. Les destinées politiques du Préfet du maquis ne s’arrêtent pas avec l’anathème communiste. Des générations militantes postérieures l’ont érigé en modèle. Dans les décennies 1970-1980, le “Tito“ limousin séduit les partisans de l’autogestion, rallie les opposants aux appareils politiques stérilisants. Selon ses admirateurs, son action incorpore, sur fond d’éveil des consciences occitanes (l’Occitanie est un Tiers-monde, une colonie de l’intérieur) et de dépassement du communisme stalinien, le concept de “Guerre populaire“ maoïste (la conquête du pouvoir s’opérera au moyen de l’encerclement des villes par les campagnes) voire préfigurerait, par certains aspects, le “foquisme“ théorisé à partir de l’exemple cubain (les masses paysannes sont associées au soulèvement et c’est même parmi elles que naît le foyer, foco, révolutionnaire ; leurs dirigeants sont hostiles aux partis communistes bureaucratiques…). Plus récemment, le Comité invisible revendique en 2007, comme le rappelle Francis Juchereau, un Guingouin acteur d’un “processus insurrectionnel qui part d’une vérité sur laquelle on ne cède pas“. Cependant, cette Insurrection qui vient, dont le but est de défaire la civilisation capitaliste occidentale, n’est pas exactement la restauration de la légalité républicaine poursuivie par Georges Guingouin.
L’historien doit-il se désoler de ces représentations ? Certainement pas. L’Histoire ressortit à la Res publica et chacun jouit du droit de se l’approprier. Cependant, on doit aussi comprendre que la politique use de symboles ; Georges Sorel aurait dit de “mythes“ justement posés comme moyens permettant d’aboutir aux fins recherchées. Là résident peut-être en partie ces “puissances“ qu’invoque Francis Juchereau. Mais il importe aussi de savoir depuis où l’on parle et, en ce sens, Francis Juchereau, est dans la confusion… Le regard que le militant porte sur l’Histoire, conditionné par son vécu, ses expériences, sa vision du monde, ne coïncide pas nécessairement avec celui de l’historien. “Il n’existe pas, écrivait Raymond Aron dans son Introduction à la philosophie de l’Histoire, une réalité historique toute faite avant la science qu’il conviendrait de reproduire avec fidélité. La réalité historique parce qu’elle est humaine, est équivoque et inépuisable“. Et Georges Guingouin ne considérait-il pas, comme le rapporte Gérard Monédiaire, “qu’il n’y a pas la Vérité, générale et absolue, mais les vérités humaines telles qu’elles sont engendrées par les controverses“ ? Auquel cas, le Guingouin des historiens n’a pas moins de légitimité que celui des militants.
Second point sur lequel j’appuierai ma réflexion, si Fabrice Grenard est l’objet d’autant d’hostilité c’est parce qu’il se refuse à considérer Guingouin en tant que “héros“. Francis Juchereau l’avoue avec sincérité, Fabrice Grenard “relativise, banalise ou oblitère les uns après les autres, les éléments idéologiques, politiques, militaires… et même moraux pouvant lui conférer une singularité, une étoffe, bref, une stature de héros“. N’en déplaise à l’auteur de ces propos, tel n’est pas le rôle de l’historien à moins qu’il ne se place délibérément en situation de sujétion devant un parti ou une idéologie.
L’héroïsation de Georges. Guingouin, telle que pensée par les défenseurs de sa mémoire, conduit à ériger l’Histoire, et son héros, en une religion fondée sur un récit clos dont on ne retranchera pas la moindre virgule… Gérard Monédiaire dans Georges Guingouin, chemin de résistances, publié en 2003, trace un portrait du résistant qui n’est pas sans analogie avec une figure sacrée : hauteur morale que lui confère un sens élevé du devoir ; “révélation“ qu’ “approcher la connaissance fine, c’était s’imposer de considérer les thèses des uns et des autres“, cette “révélation“ guidera sa praxis du communisme ; figure consolante qui “toujours visera, en reliant les hommes par la parole ou l’action, à leur éviter la solitude de la désolation“ ; héros sans tache qui n’a pas cédé à la tentation imposée par le Parti de confesser des fautes qu’il n’a pas commises ; héros persécuté, abandonné à la solitude par ses persécuteurs, mais finalement vainqueur car “donnant à une histoire circonstanciée, datée historiquement, située géographiquement, une dimension qui la dépasse, la hissant au niveau des mythes de l’aventure humaine“… Georges Guingouin est dépouillé des contingences humaines et sa vie n’est plus tout à fait du domaine de l’Histoire.
Qui sera alors digne d’écrire l’histoire d’un homme qui n’appartient plus à l’Histoire mais à l’éternité de l’Olympe ? Pas un historien incapable de comprendre une Histoire majuscule bien trop sérieuse “pour son cerveau et ses épaules“. Ainsi, Francis Juchereau dresse de Fabrice Grenard un portrait moral dévalorisé : ambitieux, dissimulateur, menteur… et trop jeune pour prétendre aux diplômes qui sont les siens. Seul est autorisé à écrire sur Guingouin celui qu’animent de pures intentions ou que tempère la sagesse de l’âge.
Le destin de Georges Guingouin, passé de simple instituteur de la IIIème République à héros de la Résistance, excéderait les limites imposées par l’exercice de l’écriture de l’Histoire… Les pages d’un livre, écrit qui plus est par un universitaire parisien forcément distant culturellement et socialement, ne sauraient emprisonner l’épopée de Guingouin, a fortiori si cette construction méconnaît la vie au profit de la sécheresse des archives. “L’Histoire, affirmait Charles Seignobos, n’est que la mise en ordre de documents“. L’historien, corrigeait Henri-Irénée Marrou, est d’abord celui qui interroge les documents. “Son art, conclut Paul Ricoeur, naît d’abord comme herméneutique. Il continue comme compréhension, laquelle est pour l’essentiel interprétation de signes“. Cette interprétation demeure une tâche complexe dans le champ de l’histoire contemporaine où les témoins et les acteurs, aujourd’hui leurs héritiers, s’estiment porteurs d’une vision supérieure puisque basée sur l’expérience, vécue ou transmise. Mais, la “réduction des écarts“ à laquelle s’adonne l’historien, corrigeant un jugement trop sévère ou ne s’associant pas au concert des louanges, ne manquent pas de lui attirer des reproches. Ces objecteurs doivent prendre conscience que “l’histoire est libre parce qu’elle n’est pas écrite d’avance“ et que l’historien évite l’inféodation aux dogmes afin de préserver cette précieuse liberté. Le dernier chapitre de l’histoire de Georges Guingouin n’est sans doute pas encore rédigé… et ce n’est pas faire injure au personnage que de comprendre ce qu’il fut dans son humaine condition.
Dominique Danthieux