À l’automne 2016, à la suite des démantèlements de la “jungle“ de Calais et de camps parisiens, des demandeurs d’asile sont relocalisés en Haute-Vienne. En complément des CADA (Centres d'accueil pour demandeurs d'asile) et d’un CAO (Centre d'accueil et d'orientation) déjà en place, de nouvelles structures sont ouvertes. Un CAO provisoire est ainsi créé à Saint-Léger-la-Montagne, dans les Monts d’Ambazac, dans un centre de vacances du comité d’entreprise de la SNCF. L’arrivée de ces réfugiés fait grincer des dents : des réfugiés à la télé, oui, mais pas devant sa porte… Un collectif local de solidarité avec les migrants commence à se constituer pour répondre à ces inquiétudes. Quelques semaines plus tard, une quarantaine de personnes arrive sur Limoges dans des locaux de l’Afpa, rue de Babylone, servant également de CAO.
Début novembre 2016, une cinquantaine de personnes, représentant des associations, des syndicats, ou des partis politiques, et quelques électrons libres, décide de mettre en place un collectif de soutien aux migrants. Son nom, Chabatz d’entrar, “finissez d’entrer“, reprend la traditionnelle formule d’accueil occitane. Le collectif tente de prendre contact avec les responsables du CAO de la rue de Babylone, mais il est perçu avec une connotation trop politique et se voit refuser l’entrée du centre. Des réfugiés viennent néanmoins à quelques réunions et manifestent leur besoin de suivre des cours de français, même s’ils bénéficient déjà de cours au CAO. Ce n'est pas assez à leur goût car ils ont soif d’apprendre rapidement la langue pour se débrouiller dans leur quotidien et s’intégrer comme on leur demande si bien… Un groupe se forme pour animer des cours de français et du soutien scolaire, pour jeunes mineurs scolarisés, à la bibliothèque municipale de Limoges. Très vite les membres “réguliers“ du collectif se retrouvent confrontés au problème de l’hébergement. Une première tentative de réponse, avec plus ou moins de succès, se concrétise par des hébergements chez des tiers, des nuits d’hôtels payées grâce au soutien financier de l’association des sans-papiers et de l’argent récolté lors de manifestations organisées par le collectif.
Novembre 2017, l’assemblée générale de Chabatz d’entrar réunit une soixantaine de personnes. Sont dégagées des perspectives, dont la plus urgente est de se faire entendre sur la place publique sur la question de l’hébergement d’urgence. La décision est prise, si rien ne se passe après la trêve hivernale (fin mars), d’ouvrir un lieu pour dénoncer les carences de l’État. Pour préparer cette manifestation et étayer ses demandes, des membres du collectif maraudent dans les rues de Limoges. Il suffira d’une seconde maraude pour rencontrer trois familles avec des enfants dans la rue. Le 115 est contacté : “Désolé, il n’y a pas de place, nous vous mettons sur la liste d’attente“. Les membres du collectif ne peuvent repartir chez eux en laissant ces familles dehors. La raison humaine l'emporte sur la raison politique. Une solution temporaire est trouvée, puis des nuits d’hôtels sont payées, mais le bas de laine s’épuise très vite. Le problème de l’hébergement devient de plus en plus crucial et fragilise le groupe. Si le collectif n’a pas vocation à se substituer aux défaillances des pouvoirs publics, nombre de ses membres sont pris au dépourvu face à la détresse de ces personnes qui dorment à la rue. Diverses possibilités d’ouverture d’un squat sont alors étudiées et un lieu retient particulièrement l’attention : les locaux inoccupés depuis huit ans de l’ancien Centre régional de documentation pédagogique (CRDP), installés sur le campus de la faculté de Lettres. Les locaux sont suffisamment spacieux pour accueillir un nombre important de personnes et pas trop dégradés pour permettre une vie quotidienne presque normale.
Le 11 mai 2018, au nez et à la barbe de voisins bienveillants qui appelleront aussitôt la police, les militants aident les premières familles à s’installer dans ce squat, ce qui leur permet de ne pas dormir dans la rue, à la gare ou dans un jardin public. Tant bien que mal, le lieu a été aménagé pour que les occupants y trouvent un minimum de “confort“ et de repos. Le lieu a été investi progressivement et au bout de quelques temps l’occupation est complète sur trois étages jusqu'à accueillir plus de 70 personnes exilées dont un tiers d’enfants de tous âges.
Le collectif ne se satisfait pas pour autant de cette solution précaire qui n’est pas si simple à vivre pour les habitants. Alors, il continue ses actions : rencontre avec le secrétaire général du préfet qui, droit dans ses bottes, déclare que la préfecture n’a pas pour vocation de reloger des personnes qui sont en situation irrégulière ; conférence de presse ; courrier au doyen de la faculté de Lettres ; rencontre de la région Nouvelle-Aquitaine (propriétaire des locaux). Celle-ci se dit fort embêtée car elle a le projet de réaliser dans ces bâtiments un pôle de formation sanitaire et social et, évidemment, prévoit de commencer les travaux très rapidement. Néanmoins, elle souhaite rassurer le collectif : “Nous ne vous expulserons pas… Nous souhaitons une solution d’hébergement pour tous afin que vous puissiez libérer les lieux. Aussi, il nous est nécessaire de connaître le nombre de familles vivant au squat, etc.“ Le collectif laisse venir et ne fait aucune réponse très précise. De leur côté, les représentants de la région, dont Monsieur Vincent, conseiller régional, tente de rassurer – “La région souhaite une solution humaine à une situation inhumaine.“ – tout en évitant de prendre tout engagement écrit quant à la revendication du collectif : la création d'au moins 200 places d’hébergement en Haute-Vienne.
Le 14 août 2018, la Région dépose finalement une requête en référé auprès du tribunal administratif de Limoges demandant l’expulsion en urgence des occupants (y compris durant la trêve hivernale !) arguant que “l’urgence est constituée par le projet de réhabilitation du bâtiment“, que “le bâtiment est occupé […] dans des conditions particulièrement précaires“ et que “l’occupation est illégale en raison de l’absence de tout titre et droit de ses occupants“. Le 29 août, le tribunal administratif décide que la demande en référé, donc en urgence, ne se justifie pas. Il estime que le projet de pôle de formation sanitaire et social que la région veut implanter dans le bâtiment n’est pas suffisamment avancé pour que l’expulsion des migrants soit ordonnée.
Depuis ce premier procès, le collectif n’a cessé de se mobiliser, invitant le préfet de la Haute-Vienne et ses services, le président de Nouvelle-Aquitaine, le président du conseil départemental, le président de l’agglomération de Limoges, le maire de Limoges et le directeur du SIAO (Service intégré de l'accueil et de l'orientation) à une table ronde “pour discuter de la possibilité qu’un ou des lieux d’hébergement pérennes soient installés, permettant de répondre tout à la fois à la nécessité de l’hébergement inconditionnel, en proposant également l’accompagnement social indispensable“. La seule réponse de ces autorités a été de faire passer une commission de sécurité le 12 octobre 2019...
Ce squat en plus d’être un lieu de vie, a permis de développer de nombreux ateliers et activités. L’association PAN! (Phénomènes Artistiques Non !dentifiés) y organise un café-géo permettant de raconter les trajectoires de vies des migrant.e.s. Des étudiants proposent une cantine collective à prix libre pour les étudiants et militants et gratuite pour les résidents du CRDP. Yamina, une algérienne de 40 ans, témoigne : “C'est trop bien parce que malgré la différence d'âge, on est à l'aise ici. Il y a tout, comme pour les autres. On a des cours de français, des activités sportives et même du théâtre pour les enfants. S'il y a un autre endroit mieux que ça, on ira, mais sinon, on reste ici !“ Un Camerounais complète : “On a trouvé une enceinte familiale. Et un partage pour tous. Nous qui vivons ici depuis un certain temps, c'est comme si on était coupé du monde. C'est comme si la société nous repoussait. Mais des hommes de bonne volonté, de bonne moralité, sont venus ici pour nous aider. Ça nous réconforte.“
Évidemment la région Nouvelle-Aquitaine a de nouveau demandé au tribunal administratif de se prononcer sur l’expulsion des résidents du CRDP. Le procès a eu lieu le 5 avril 2019. Alors que lors du premier procès l’avocat de la Région n’avait pu démontrer l’urgence des travaux projetés, il produit cette fois un dossier de 416 pages pour prouver l’urgence de la rénovation des lieux dans le cadre de “l’université du futur“ pour installer 950 étudiants en septembre 2020. Le tribunal décide le 10 avril que les lieux doivent être libérés sous quinze jours, bien qu'il n'y ait aucune solution de relogement pour les occupants du CRDP. Le collectif tout comme les occupants ont l'impression de s'être faits “balader“ par la région et déplorent l'absence des collectivités locales et de l’État sur le dossier : “Il n'est pas possible de mettre 30 enfants, 60 adultes à la rue tout simplement parce que les collectivités locales et l’État n'assument pas leurs responsabilités. Il y a une mission d'hébergement , et quand on appelle le 115, le 115 est plein !“
La menace d'expulsion n'est pas facile à vivre pour les résidents comme Amelia. Persécutée en Angola, elle est arrivée en France il y a 3 ans et vit au CRDP depuis septembre 2018 avec ses 4 enfants : “On a créé une intimité avec les gens ici, avec cet endroit, avec les étudiants. On sait qu'un jour on va partir d'ici, mais c'est une tristesse, c’est une angoisse qui reste dans nos cœurs. On ne sait pas où on peut aller. Cela fait 9 mois que j’appelle le 115 et qu'ils disent qu'ils n'ont pas de place. La région veut récupérer cet endroit. Où est-ce qu'on va aller ?“ Un sursis d'un mois est généreusement accordé par la Région, ce qui repousse l'expulsion au 25 mai. 75 personnes (dont 25 enfants) allaient se retrouver à la rue. C'était sans compter avec la détermination du collectif Chabatz d'entrar qui vient donc d'installer tout ce monde rue du Pont-Saint-Martial. Mais pour combien de temps ? La question de l'hébergement d'urgence reste toujours posée.
Sylvie et Alain du collectif Chabatz d'Entrar